I LES TROIS PRÉSENTS DE M D ARTAGNAN PÈRE Le premier lundi du mois d avril 1625 le bourg de Meung où naquit l auteur du Roman de la Rose semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle Plusieurs bourgeois voyant s enfuir les femmes du côté de la Grande Rue entendant les enfants crier sur le seuil des portes se hâtaient d endosser la cuirasse et appuyant leur contenance quelque peu incertaine d un mousquet ou d une pertuisane se dirigeaient vers l hôtellerie du Franc Meunier devant laquelle s empressait en grossissant de minute en minute un groupe compact bruyant et plein de curiosité En ce temps là les paniques étaient fréquentes et peu de jours se passaient sans qu une ville ou l autre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal il y avait l Espagnol qui faisait la guerre au roi Puis outre ces guerres sourdes ou publiques secrètes ou patentes il y avait encore les voleurs les mendiants les huguenots les loups et les laquais qui faisaient la guerre à tout le monde Les bourgeois s armaient toujours contre les voleurs contre les loups contre les laquais souvent contre les seigneurs et les huguenots quelquefois contre le roi mais jamais contre le cardinal et l Espagnol Il résulta donc de cette habitude prise que ce susdit premier lundi du mois d avril 1625 les bourgeois entendant du bruit et ne voyant ni le guidon jaune et rouge ni la livrée du cardinal de Richelieu se précipitèrent du côté de l hôtel du Franc Meunier Arrivé là chacun put voir et reconnaître la cause de cette rumeur Un jeune homme traçons son portrait d un seul trait de plume figurez vous don Quichotte à dix huit ans don Quichotte décorselé sans haubert et sans cuissards don Quichotte revêtu d un pourpoint de laine dont la couleur bleue s était transformée en une nuance insaisissable de lie de vin et d azur céleste Visage long et brun la pommette des joues saillante signe d astuce les muscles maxillaires énormément développés indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon même sans béret et notre jeune homme portait un béret orné d une espèce de plume l œil ouvert et intelligent le nez crochu mais finement dessiné trop grand pour un adolescent trop petit pour un homme fait et qu un œil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage sans la longue épée qui pendue à un baudrier de peau battait les mollets de son propriétaire quand il était à pied et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval Car notre jeune homme avait une monture et cette monture était même si remarquable qu elle fut remarquée c était un bidet du Béarn âgé de douze ou quatorze ans jaune de robe sans crins à la queue mais non pas sans javarts aux jambes et qui tout en marchant la tête plus bas que les genoux ce qui rendait inutile l application de la martingale faisait encore également ses huit lieues par jour Malheureusement les qualités de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrange et son allure incongrue que dans un temps où tout le monde se connaissait en chevaux l apparition du susdit bidet à Meung où il était entré il y avait un quart d heure à peu près par la porte de Beaugency produisit une sensation dont la défaveur rejaillit jusqu à son cavalier Et cette sensation avait été d autant plus pénible au jeune d Artagnan (ainsi s appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante) qu il ne se cachait pas le côté ridicule que lui donnait si bon cavalier qu il fût une pareille monture aussi avait il fort soupiré en acceptant le don que lui en avait fait M d Artagnan père Il n ignorait pas qu une pareille bête valait au moins vingt livres il est vrai que les paroles dont le présent avait été accompagné n avaient pas de prix Mon fils avait dit le gentilhomme gascon dans ce pur patois de Béarn dont Henri IV n avait jamais pu parvenir à se défaire mon fils ce cheval est né dans la maison de votre père il y a tantôt treize ans et y est resté depuis ce temps là ce qui doit vous porter à l aimer Ne le vendez jamais laissez le mourir tranquillement et honorablement de vieillesse et si vous faites campagne avec lui ménagez le comme vous ménageriez un vieux serviteur A la cour continua M d Artagnan père si toutefois vous avez l honneur d y aller honneur auquel du reste votre vieille noblesse vous donne des droits soutenez dignement votre nom de gentilhomme qui a été porté dignement par vos ancêtres depuis plus de cinq cents ans et pour vous et pour les vôtres Par les vôtres j entends vos parents et vos amis Ne supportez jamais rien que de M le cardinal et du roi C est par son courage entendez vous bien par son courage seul qu un gentilhomme fait son chemin aujourd hui Quiconque tremble une seconde laisse peut être échapper l appât que pendant cette seconde justement la fortune lui tendait Vous êtes jeune vous devez être brave par deux raisons la première c est que vous êtes Gascon et la seconde c est que vous êtes mon fils Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures Je vous ai fait apprendre à manier l épée vous avez un jarret de fer un poignet d acier battez vous à tout propos battez vous d autant plus que les duels sont défendus et que par conséquent il y a deux fois du courage à se battre Je n ai mon fils à vous donner que quinze écus mon cheval et les conseils que vous venez d entendre Votre mère y ajoutera la recette d un certain baume qu elle tient d une Bohémienne et qui a une vertu miraculeuse pour guérir toute blessure qui n atteint pas le cœur Faites votre profit du tout et vivez heureusement et longtemps Je n ai plus qu un mot à ajouter et c est un exemple que je vous propose non pas le mien car je n ai moi jamais paru à la cour et n ai fait que les guerres de religion en volontaire je veux parler de M de Tréville qui était mon voisin autrefois et qui a eu l honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis XIIIe que Dieu conserve Quelquefois leurs jeux dégénéraient en batailles et dans ces batailles le roi n était pas toujours le plus fort Les coups qu il en reçut lui donnèrent beaucoup d estime et d amitié pour M de Tréville Plus tard M de Tréville se battit contre d autres dans son premier voyage à Paris cinq fois depuis la mort du feu roi jusqu à la majorité du jeune sans compter les guerres et les sièges sept fois et depuis cette majorité jusqu aujourd hui cent fois peut être Aussi malgré les édits les ordonnances et les arrêts le voilà capitaine des mousquetaires c est à dire chef d une légion de Césars dont le roi fait un très grand cas et que M le cardinal redoute lui qui ne redoute pas grand chose comme chacun sait De plus M de Tréville gagne dix mille écus par an c est donc un fort grand seigneur Il a commencé comme vous allez le voir avec cette lettre et réglez vous sur lui afin de faire comme lui Illustration M d Artagnan père ceignit à son fils sa propre épée Sur quoi M d Artagnan père ceignit à son fils sa propre épée l embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bénédiction En sortant de la chambre paternelle le jeune homme trouva sa mère qui l attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de rapporter devaient nécessiter un assez fréquent emploi Les adieux furent de ce côté plus longs et plus tendres qu ils ne l avaient été de l autre non pas que M d Artagnan n aimât son fils qui était sa seule progéniture mais M d Artagnan était un homme et il eût regardé comme indigne d un homme de se laisser aller à son émotion tandis que madame d Artagnan était femme et de plus était mère Elle pleura abondamment et disons le à la louange de M d Artagnan fils quelques efforts qu il tentât pour rester ferme comme le devait être un futur mousquetaire la nature l emporta et il versa force larmes dont il parvint à grand peine à cacher la moitié Le même jour le jeune homme se mit en route muni des trois présents paternels et qui se composaient comme nous l avons dit de quinze écus du cheval et de la lettre pour M de Tréville Comme on le pense bien les conseils avaient été donnés par dessus le marché Illustration D Artagnan prit chaque sourire pour une insulte Avec un pareil vade mecum d Artagnan se trouva au moral comme au physique une copie exacte du héros de Cervantes auquel nous l avons si heureusement comparé lorsque nos devoirs d historien nous ont fait une nécessité de tracer son portrait Don Quichotte prenait des moulins à vent pour des géants et les moutons pour des armées d Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation Il en résulta qu il eut toujours le poing fermé depuis Tarbes jusqu à Meung et que l un dans l autre il porta la main au pommeau de son épée dix fois par jour toutefois le poing ne descendit sur aucune mâchoire et l épée ne sortit point de son fourreau Ce n est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n épanouît bien des sourires sur les visages des passants mais comme au dessus du bidet sonnait une épée de taille respectable et qu au dessus de cette épée brillait un œil plutôt féroce que fier les passants réprimaient leur hilarité ou si l hilarité l emportait sur la prudence ils tâchaient au moins de ne rire que d un seul côté comme les masques antiques D Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilité jusqu à cette malheureuse ville de Meung Mais là comme il descendait de cheval à la porte du Franc Meunier sans que personne hôte garçon ou palefrenier fût venu prendre l étrier au montoir d Artagnan avisa à une fenêtre entr ouverte du rez de chaussée un gentilhomme de belle taille et de haute mine quoique au visage légèrement renfrogné lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l écouter avec déférence D Artagnan crut tout naturellement selon son habitude être l objet de la conversation et écouta Cette fois d Artagnan ne s était trompé qu à moitié ce n était pas de lui qu il était question mais de son cheval Le gentilhomme paraissait énumérer à ses auditeurs toutes ses qualités et comme ainsi que je l ai dit les auditeurs paraissaient avoir une grande déférence pour le narrateur ils éclataient de rire à tout moment Or comme un demi sourire suffisait pour éveiller l irascibilité du jeune homme on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilarité Cependant d Artagnan voulut d abord se rendre compte de la physionomie de l impertinent qui se moquait de lui Il fixa son regard fier sur l étranger et reconnut un homme de quarante à quarante cinq ans aux yeux noirs et perçants au teint pâle au nez fortement accentué à la moustache noire et parfaitement taillée il était vêtu d un pourpoint et d un haut de chausses violet avec des aiguillettes de même couleur sans aucun ornement que les crevés habituels par lesquels passait la chemise Ce haut de chausses et ce pourpoint quoique neufs paraissaient froissés comme des habits de voyage longtemps renfermés dans un portemanteau D Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapidité de l observateur le plus minutieux et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie à venir Or comme au moment où d Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme au pourpoint violet le gentilhomme faisait à l endroit du bidet béarnais une de ses plus savantes et de ses plus profondes démonstrations ses deux auditeurs éclatèrent de rire et lui même laissa visiblement contre son habitude errer si l on peut parler ainsi un pâle sourire sur son visage Cette fois il n y avait plus de doute d Artagnan était réellement insulté Aussi plein de cette conviction enfonça t il son béret sur ses yeux et tâchant de copier quelques uns des airs de cour qu il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage il s avança une main sur la garde de son épée et l autre appuyée sur la hanche Malheureusement au fur et à mesure qu il avançait la colère l aveuglant de plus en plus au lieu du discours digne et hautain qu il avait préparé pour formuler sa provocation il ne trouva plus au bout de sa langue qu une personnalité grossière qu il accompagna d un geste furieux Eh monsieur s écria t il monsieur qui vous cachez derrière ce volet oui vous dites moi donc un peu de quoi vous riez et nous rirons ensemble Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier comme s il lui eût fallu un certain temps pour comprendre que c était à lui que s adressaient de si étranges reproches puis lorsqu il ne put plus conserver aucun doute ses sourcils se froncèrent légèrement et après une assez longue pause avec un accent d ironie et d insolence impossible à décrire il répondit à d Artagnan Je ne vous parle pas monsieur Mais je vous parle moi s écria le jeune homme exaspéré de ce mélange d insolence et de bonnes manières de convenances et de dédains L inconnu le regarda encore un instant avec son léger sourire et se retirant de la fenêtre sortit lentement de l hôtellerie pour venir à deux pas de d Artagnan se planter en face du cheval Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublé l hilarité de ceux avec lesquels il causait et qui eux étaient restés à la fenêtre D Artagnan le voyant arriver tira son épée d un pied hors du fourreau Ce cheval est décidément ou plutôt a été dans sa jeunesse bouton d or reprit l inconnu continuant les investigations commencées et s adressant à ses auditeurs de la fenêtre sans paraître aucunement remarquer l exaspération de d Artagnan qui cependant se redressait entre lui et eux C est une couleur fort connue en botanique mais jusqu à présent fort rare chez les chevaux Tel rit du cheval qui n oserait pas rire du maître s écria l émule de Tréville furieux Je ne ris pas souvent monsieur reprit l inconnu ainsi que vous pouvez le voir vous même à l air de mon visage mais je tiens cependant à conserver le privilège de rire quand il me plaît Et moi s écria d Artagnan je ne veux pas qu on rie quand il me déplaît En vérité monsieur continua l inconnu plus calme que jamais eh bien c est parfaitement juste Et tournant sur ses talons il s apprêta à rentrer dans l hôtellerie par la grande porte sous laquelle d Artagnan en arrivant avait remarqué un cheval tout sellé Mais d Artagnan n était pas de caractère à lâcher ainsi un homme qui avait eu l insolence de se moquer de lui Il tira son épée entièrement du fourreau et se mit à sa poursuite en criant Tournez tournez donc monsieur le railleur que je ne vous frappe point par derrière Me frapper moi dit l autre en pivotant sur ses talons et en regardant le jeune homme avec autant d étonnement que de mépris Allons allons donc mon cher vous êtes fou Puis à demi voix et comme s il se fût parlé à lui même C est fâcheux continua t il quelle trouvaille pour Sa Majesté qui cherche des braves de tous côtés pour recruter ses mousquetaires Il achevait à peine que d Artagnan lui allongea un si furieux coup de pointe que s il n eût fait vivement un bond en arrière il est probable qu il eût plaisanté pour la dernière fois L inconnu vit alors que la chose passait la raillerie tira son épée salua son adversaire et se mit gravement en garde Mais au même moment ses deux auditeurs accompagnés de l hôte tombèrent sur d Artagnan à grands coups de bâton de pelles et de pincettes Cela fit une diversion si rapide et si complète à l attaque que l adversaire de d Artagnan pendant que celui ci se retournait pour faire face à cette grêle de coups rengainait avec la même précision et d acteur qu il avait manqué d être redevenait spectateur du combat rôle dont il s acquitta avec son impassibilité ordinaire tout en marmottant néanmoins La peste soit des Gascons Remettez le sur son cheval orange et qu il s en aille Pas avant de t avoir tué lâche criait d Artagnan tout en faisant face du mieux qu il pouvait et sans reculer d un pas à ses trois ennemis qui le moulaient de coups Encore une gasconnade murmura le gentilhomme Sur mon honneur ces Gascons sont incorrigibles Continuez donc la danse puisqu il le veut absolument Quand il sera las il dira qu il en a assez Mais l inconnu ne savait pas encore à quel genre d entêté il avait affaire d Artagnan n était pas homme à jamais demander merci Le combat continua donc quelques secondes encore enfin d Artagnan épuisé laissa échapper son épée qu un coup de bâton brisa en deux morceaux Un autre coup qui lui entama le front le renversa presque en même temps tout sanglant et presque évanoui C est à ce moment que de tous côtés on accourut sur le lieu de la scène L hôte craignant du scandale emporta avec l aide de ses garçons le blessé dans la cuisine où quelques soins lui furent accordés Quant au gentilhomme il était revenu prendre sa place à la fenêtre et regardait avec une certaine impatience toute cette foule qui semblait en demeurant là lui causer une vive contrariété Eh bien comment va cet enragé reprit il en se retournant au bruit de la porte qui s ouvrit et en s adressant à l hôte qui venait s informer de sa santé Votre Excellence est saine et sauve demanda l hôte Oui parfaitement saine et sauve mon cher hôtelier et c est moi qui vous demande ce qu est devenu notre jeune homme Il va mieux dit l hôte il s est évanoui tout à fait Vraiment fit le gentilhomme Mais avant de s évanouir il a rassemblé toutes ses forces pour vous appeler et vous défier en vous appelant Mais c est donc le diable en personne que ce gaillard là s écria l inconnu Oh non Votre Excellence ce n est pas le diable reprit l hôte avec une grimace de mépris car pendant son évanouissement nous l avons fouillé et il n a dans son paquet qu une chemise et dans sa bourse que douze écus ce qui ne l a pas empêché de dire en s évanouissant que si pareille chose était arrivée à Paris vous vous en repentiriez tout de suite tandis qu ici vous ne vous en repentirez que plus tard Alors dit froidement l inconnu c est quelque prince du sang déguisé Je vous dis cela mon gentilhomme reprit l hôte afin que vous vous teniez sur vos gardes Et il n a nommé personne dans sa colère Si fait il frappait sur sa poche et il disait Nous verrons ce que M de Tréville pensera de cette insulte faite à son protégé M de Tréville dit l inconnu en devenant attentif il frappait sur sa poche en prononçant le nom de M de Tréville Voyons mon cher hôte pendant que votre jeune homme était évanoui vous n avez pas été j en suis bien sûr sans regarder aussi cette poche là Qu y avait il Une lettre adressée à M de Tréville capitaine des mousquetaires En vérité C est comme j ai l honneur de vous le dire Excellence L hôte qui n était pas doué d une grande perspicacité ne remarqua point l expression que ses paroles avaient donnée à la physionomie de l inconnu Celui ci quitta le rebord de la croisée sur lequel il était toujours resté appuyé du bout du coude et fronça le sourcil en homme inquiet Diable murmura t il entre ses dents Tréville m aurait il envoyé ce Gascon il est bien jeune Mais un coup d épée est un coup d épée quel que soit l âge de celui qui le donne et l on se défie moins d un enfant que de tout autre il suffit parfois d un faible obstacle pour contrarier un grand dessein Et l inconnu tomba dans une réflexion qui dura quelques minutes Voyons l hôte dit il est ce que vous ne me débarrasserez pas de ce frénétique En conscience je ne puis le tuer et cependant ajouta t il avec une expression froidement menaçante cependant il me gêne Où est il Dans la chambre de ma femme où on le panse au premier étage Ses hardes et son sac sont avec lui Il n a pas quitté son pourpoint Tout cela au contraire est en bas dans la cuisine Mais puisqu il vous gêne ce jeune fou Sans doute Il cause dans votre hôtellerie un scandale auquel d honnêtes gens ne sauraient résister Montez chez vous faites mon compte et avertissez mon laquais Quoi Monsieur nous quitte déjà Vous le savez bien puisque je vous avais donné l ordre de seller mon cheval Ne m a t on point obéi Si fait et comme Votre Excellence a pu le voir son cheval est sous la grande porte tout appareillé pour partir C est bien faites ce que je vous ai dit alors Ouais se dit l hôte aurait il peur du petit garçon Mais un coup d œil impératif de l inconnu vint l arrêter court Il salua humblement et sortit Il ne faut pas que milady1 soit aperçue de ce drôle continua l étranger elle ne doit pas tarder à passer déjà même elle est en retard Décidément mieux vaut que je monte à cheval et que j aille au devant d elle Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressée à Tréville 1 Nous savons bien que cette locution de milady n est usitée qu autant qu elle est suivie du nom de famille Mais nous la trouvons ainsi dans le manuscrit et nous ne voulons pas prendre sur nous de la changer Et l inconnu tout en marmottant se dirigea vers la cuisine Pendant ce temps l hôte qui ne doutait pas que ce fût la présence du jeune garçon qui chassât l inconnu de son hôtellerie était remonté chez sa femme et avait trouvé d Artagnan maître enfin de ses esprits Alors tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur car à l avis de l hôte l inconnu ne pouvait être qu un grand seigneur il le détermina malgré sa faiblesse à se lever et à continuer son chemin D Artagnan à moitié abasourdi sans pourpoint et la tête tout emmaillotée de linges se leva donc et poussé par l hôte commença de descendre mais en arrivant à la cuisine la première chose qu il aperçut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d un lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands Son interlocutrice dont la tête apparaissait encadrée par la portière était une femme de vingt à vingt deux ans Nous avons déjà dit avec quelle rapidité d investigation d Artagnan embrassait toute une physionomie il vit donc du premier coup d œil que la femme était jeune et belle Or cette beauté le frappa d autant plus qu elle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque là d Artagnan avait habités C était une pâle et blonde personne aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules aux grands yeux bleus languissants aux lèvres rosées et aux mains d albâtre Elle causait très vivement avec l inconnu Ainsi Son Éminence m ordonne disait la dame De retourner à l instant même en Angleterre et de la prévenir directement si le duc quittait Londres Et quant à mes autres instructions demanda la belle voyageuse Elles sont renfermées dans cette boîte que vous n ouvrirez que de l autre côté de la Manche Très bien et vous que faites vous Moi je retourne à Paris Sans châtier cet insolent petit garçon demanda la dame L inconnu allait répondre mais au moment où il ouvrait la bouche d Artagnan qui avait tout entendu s élança sur le seuil de la porte Illustration Devant une femme tous n oseriez pas fuir C est cet insolent petit garçon qui châtie les autres s écria t il et j espère bien que cette fois ci celui qu il doit châtier ne lui échappera pas comme la première Ne lui échappera pas reprit l inconnu en fronçant le sourcil Non devant une femme vous n oseriez pas fuir je présume Songez s écria milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée songez que le moindre retard peut tout perdre Vous avez raison s écria le gentilhomme partez donc de votre côté moi je pars du mien Et saluant la dame d un signe de tête il s élança sur son cheval tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage Les deux interlocuteurs partirent donc au galop s éloignant chacun par un côté opposé de la rue Eh votre dépense vociféra l hôte dont l affection pour son voyageur se changeait en un profond dédain en voyant qu il s éloignait sans solder ses comptes Paye maroufle s écria le voyageur toujours galopant à son laquais lequel jeta aux pieds de l hôte deux ou trois pièces d argent et se mit à galoper après son maître Ah lâche ah misérable ah faux gentilhomme cria d Artagnan s élançant à son tour après le laquais Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pareille secousse A peine eut il fait dix pas que ses oreilles tintèrent qu un éblouissement le prit qu un nuage de sang passa sur ses yeux et qu il tomba au milieu de la rue en criant encore Lâche lâche lâche Il est en effet bien lâche murmura l hôte en s approchant de d Artagnan et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garçon comme le héron de la fable avec son limaçon du soir Oui bien lâche murmura d Artagnan mais elle bien belle Qui elle demanda l hôte Milady balbutia d Artagnan Et il s évanouit une seconde fois C est égal dit l hôte j en perds deux mais il me reste celui là que je suis sûr de conserver au moins quelques jours C est toujours onze écus de gagnés On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d Artagnan L hôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour mais il avait compté sans son voyageur Le lendemain dès cinq heures du matin d Artagnan se leva descendit lui même à la cuisine demanda outre quelques autres ingrédients dont la liste n est pas parvenue jusqu à nous du vin de l huile du romarin et la recette de sa mère à la main se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures renouvelant ses compresses lui même et ne voulant admettre l adjonction d aucun médecin Grâce sans doute à l efficacité du baume de Bohême et peut être aussi grâce à l absence de tout docteur d Artagnan se trouva sur pied dès le soir même et à peu près guéri le lendemain Mais au moment de payer ce romarin cette huile et ce vin seule dépense du maître qui avait gardé une diète absolue tandis qu au contraire le cheval jaune au dire de l hôtelier du moins avait mangé trois fois plus qu on n eût raisonnablement pu le supposer pour sa taille d Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze écus qu elle contenait mais quant à la lettre adressée à M de Tréville elle avait disparu Le jeune homme commença par chercher cette lettre avec une grande patience tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets fouillant et refouillant dans son sac ouvrant et refermant sa bourse mais lorsqu il eut acquis la conviction que la lettre était introuvable il entra dans un troisième accès de rage qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d huile aromatisés car en voyant cette jeune mauvaise tête s échauffer et menacer de tout casser dans l établissement si l on ne retrouvait pas sa lettre l hôte s était déjà saisi d un épieu sa femme d un manche à balai et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi la surveille Ma lettre de recommandation s écriait d Artagnan ma lettre de recommandation ou sangdieu je vous embroche tous comme des ortolans Malheureusement une circonstance s opposait à ce que le jeune homme accomplît sa menace c est que comme nous l avons dit son épée avait été dans sa première lutte brisée en deux morceaux ce qu il avait parfaitement oublié Il en résulta que lorsque d Artagnan voulut en effet dégainer il se trouva purement et simplement armé d un tronçon d épée de huit ou dix pouces à peu près que l hôte avait soigneusement renfoncé dans le fourreau Quant au reste de la lame le chef l avait adroitement détourné pour s en faire une lardoire Cependant cette déception n eût probablement pas arrêté notre fougueux jeune homme si l hôte n avait réfléchi que la réclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement juste Mais au fait dit il en abaissant son épieu où est cette lettre Oui où est cette lettre cria d Artagnan D abord je vous en préviens cette lettre est pour M de Tréville et il faut qu elle se retrouve ou si elle ne se retrouve pas il saura bien la faire retrouver lui Cette menace acheva d intimider l hôte Après le roi et M le cardinal M de Tréville était l homme dont le nom peut être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois Il y avait bien le Père Joseph c est vrai mais son nom à lui n était jamais prononcé que tout bas tant était grande la terreur qu inspirait l Éminence grise comme on appelait le familier du cardinal Aussi jetant son épieu loin de lui et ordonnant à sa femme d en faire autant de son manche à balai et à ses valets de leurs bâtons il donna le premier l exemple en se mettant lui même à la recherche de la lettre perdue Est ce que cette lettre renfermait quelque chose de précieux demanda l hôte au bout d un instant d investigations inutiles Sandis je le crois bien s écria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin à la cour elle contenait ma fortune Des bons sur l Espagne demanda l hôte inquiet Des bons sur la trésorerie particulière de Sa Majesté répondit d Artagnan qui comptant entrer au service du roi grâce à cette recommandation croyait pouvoir faire sans mentir cette réponse quelque peu hasardée Diable fit l hôte tout à fait désespéré Mais il n importe continua d Artagnan avec l aplomb national il n importe et l argent n est rien cette lettre était tout J eusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille mais une certaine pudeur juvénile le retint Un trait de lumière frappa tout à coup l esprit de l hôte qui se donnait au diable en ne trouvant rien Cette lettre n est point perdue s écria t il Ah fit d Artagnan Non elle vous a été prise Prise et par qui Par le gentilhomme d hier Il est descendu à la cuisine où était votre pourpoint Il y est resté seul Je gagerais que c est lui qui l a volée Vous croyez répondit d Artagnan peu convaincu car il savait mieux que personne l importance toute personnelle de cette lettre et n y voyait rien qui pût tenter la cupidité Le fait est qu aucun des valets aucun des voyageurs présents n eût rien gagné à posséder ce papier Vous dites donc reprit d Artagnan que vous soupçonnez cet impertinent gentilhomme Je vous dis que j en suis sûr continua l hôte lorsque je lui ai annoncé que votre seigneurie était le protégé de M de Tréville et que vous aviez même une lettre pour cet illustre gentilhomme il a paru fort inquiet m a demandé où était cette lettre et est descendu immédiatement à la cuisine où il savait qu était votre pourpoint Alors c est mon voleur répondit d Artagnan je m en plaindrai à M de Tréville et M de Tréville s en plaindra au roi Illustration Il le vendit trois écus Puis il tira majestueusement deux écus de sa poche les donna à l hôte qui l accompagna le chapeau à la main jusqu à la porte remonta sur son cheval jaune qui le conduisit sans autre accident jusqu à la porte Saint Antoine à Paris où son propriétaire le vendit trois écus ce qui était fort bien payé attendu que d Artagnan l avait fort surmené pendant la dernière étape Aussi le maquignon auquel d Artagnan le céda moyennant les neuf livres susdites ne cacha t il point au jeune homme qu il n en donnait cette somme exorbitante qu à cause de l originalité de sa couleur D Artagnan entra donc dans Paris à pied portant son petit paquet sous son bras et marcha tant qu il trouvât à louer une chambre qui convînt à l exiguïté de ses ressources Cette chambre fut une espèce de mansarde sise rue des Fossoyeurs près du Luxembourg Aussitôt le denier à Dieu donné d Artagnan prit possession de son logement passa le reste de la journée à coudre à son pourpoint et à ses chausses des passementeries que sa mère avait détachées d un pourpoint presque neuf de M d Artagnan père et qu elle lui avait données en cachette puis il alla quai de la Ferraille faire remettre une lame à son épée puis il revint au Louvre s informer au premier mousquetaire qu il rencontra de la situation de l hôtel de M de Tréville lequel était situé rue du Vieux Colombier c est à dire justement dans le voisinage de la chambre arrêtée par d Artagnan circonstance qui lui parut d un heureux augure pour le succès de son voyage Après quoi content de la façon dont il s était conduit à Meung sans remords dans le passé confiant dans le présent et plein d espérance dans l avenir il se coucha et s endormit du sommeil du brave Ce sommeil tout provincial encore le conduisit jusqu à neuf heures du matin heure à laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M de Tréville le troisième personnage du royaume d après l estimation paternelle II L ANTICHAMBRE DE M DE TRÉVILLE M de Troisville comme s appelait encore sa famille en Gascogne ou M de Tréville comme il avait fini par s appeler lui même à Paris avait réellement commencé comme d Artagnan c est à dire sans un sou vaillant mais avec ce fonds d audace d esprit et d entendement qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l héritage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité Sa bravoure insolente son bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle l avaient hissé au sommet de cette échelle difficile qu on appelle la faveur de cour et dont il avait escaladé quatre à quatre les échelons Il était l ami du roi lequel honorait fort comme chacun sait la mémoire de son père Henri IV Le père de M de Tréville l avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue qu à défaut d argent comptant chose qui toute la vie manqua au Béarnais lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu il n eût jamais besoin d emprunter c est à dire avec de l esprit qu à défaut d argent comptant disons nous il l avait autorisé après la reddition de Paris à prendre pour armes un lion d or passant sur gueules avec cette devise fidelis et fortis C était beaucoup pour l honneur mais c était médiocre pour le bien être Aussi quand l illustre compagnon du grand Henri mourut il laissa pour seul héritage à M son fils son épée et sa devise Grâce à ce double don et au nom sans tache qui l accompagnait M de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince où il servit si bien de son épée et fut si fidèle à sa devise que Louis XIII une des bonnes lames du royaume avait l habitude de dire que s il avait un ami qui se battît il lui donnerait le conseil de prendre pour second lui d abord et Tréville après et peut être même avant lui Aussi Louis XIII avait il un attachement réel pour Tréville attachement royal attachement égoïste c est vrai mais qui n en était pas moins un attachement C est que dans ces temps malheureux on cherchait fort à s entourer d hommes de la trempe de Tréville Beaucoup pouvaient prendre pour devise l épithète de fort qui faisait la seconde partie de son exergue mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l épithète de fidèle qui en formait la première Tréville était un de ces derniers c était une de ces rares organisations à l intelligence obéissante comme celle du dogue à la valeur aveugle à l œil rapide à la main prompte à qui l œil n avait été donné que pour voir si le roi était mécontent de quelqu un et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu un un Besme un Maurevers un Poltrot de Méré un Vitry Enfin à Tréville il n avait manqué jusque là que l occasion mais il la guettait et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la portée de sa main Aussi Louis XIII fit il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires lesquels étaient à Louis XIII pour le dévouement ou plutôt pour le fanatisme ce que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI De son côté et sous ce rapport le cardinal n était pas en reste avec le roi Quand il avait vu la formidable élite dont Louis XIII s entourait ce second ou plutôt ce premier roi de France avait voulu lui aussi avoir sa garde Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens et l on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service dans toutes les provinces de France et même dans tous les États étrangers les hommes célèbres pour les grands coups d épée Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent en faisant leur partie d échecs le soir au sujet du mérite de leurs serviteurs Chacun vantait la tenue et le courage des siens et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes ils les excitaient tout bas à en venir aux mains et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs Ainsi du moins le disent les Mémoires d un homme qui fut dans quelques unes de ces défaites et dans beaucoup de ces victoires Tréville avait pris le côté faible de son maître et c est à cette adresse qu il devait la longue et constante faveur d un roi qui n a pas laissé la réputation d avoir été très fidèle à ses amitiés Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air narquois qui hérissait de colère la moustache grise de Son Éminence Tréville entendait admirablement bien la guerre de cette époque où quand on ne vivait pas aux dépens de l ennemi on vivait aux dépens de ses compatriotes ses soldats formaient une légion de diables à quatre indisciplinée pour tout autre que pour lui Débraillés avinés écorchés les mousquetaires du roi ou plutôt ceux de M de Tréville s épandaient dans les cabarets dans les promenades dans les lieux publics criant fort et retroussant leurs moustaches faisant sonner leurs épées heurtant avec volupté les gardes de M le Cardinal quand ils les rencontraient puis dégainant en pleine rue avec mille plaisanteries tués quelquefois mais sûrs en ce cas d être pleurés et vengés tuant souvent et sûrs alors de ne pas moisir en prison M de Tréville étant là pour les réclamer Aussi M de Tréville était il loué sur toutes les gammes par ces hommes qui l adoraient et qui tous gens de sac et de corde qu ils étaient tremblaient devant lui comme des écoliers devant leur maître obéissant au moindre mot et prêts à se faire tuer pour laver le moindre reproche M de Tréville avait usé de ce levier puissant pour le roi d abord et les amis du roi puis pour lui même et pour ses amis Au reste dans aucun des Mémoires de ce temps qui a laissé tant de Mémoires on ne voit que ce digne gentilhomme ait été accusé même par ses ennemis et il en avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d épée nulle part on ne voit disons nous que ce digne gentilhomme ait été accusé de se faire payer la coopération de ses séides Avec un rare génie d intrigue qui le rendait l égal des plus forts intrigants il était resté honnête homme Bien plus en dépit des grandes estocades qui déhanchent et des exercices pénibles qui fatiguent il était devenu un des plus galants coureurs de ruelles un des plus fins damerets un des plus alambiqués diseurs de phœbus de son époque on parlait des bonnes fortunes de Tréville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles de Bassompierre et ce n était pas peu dire Le capitaine des mousquetaires était donc admiré craint et aimé ce qui constitue l apogée des fortunes humaines Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement mais son père soleil pluribus impar laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris sa valeur individuelle à chacun de ses courtisans Outre le lever du roi et celui du cardinal on comptait alors à Paris plus de deux cents petits levers un peu recherchés Parmi les deux cents petits levers celui de Tréville était un des plus courus La cour de son hôtel situé rue du Vieux Colombier ressemblait à un camp et cela dès six heures du matin en été et dès huit heures en hiver Cinquante à soixante mousquetaires qui semblaient s y relayer pour présenter un nombre toujours imposant s y promenaient sans cesse armés en guerre et prêts à tout Le long d un de ces grands escaliers sur l emplacement desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient après une faveur quelconque les gentilshommes de province avides d être enrôlés et les laquais chamarrés de toutes couleurs qui venaient apporter à M de Tréville les messages de leurs maîtres Dans l antichambre sur de longues banquettes circulaires reposaient les élus c est à dire ceux qui étaient convoqués Un bourdonnement durait là depuis le matin jusqu au soir tandis que M de Tréville dans son cabinet contigu à cette antichambre recevait les visites écoutait les plaintes donnait ses ordres et comme le roi à son balcon au Louvre n avait qu à se mettre à sa fenêtre pour passer la revue des hommes et des armes Le jour où d Artagnan se présenta l assemblée était imposante surtout pour un provincial arrivant de sa province il est vrai que ce provincial était Gascon et que surtout à cette époque les compatriotes de d Artagnan avaient la réputation de ne point facilement se laisser intimider En effet une fois qu on avait franchi la porte massive chevillée de longs clous à tête quadrangulaire on tombait au milieu d une troupe de gens d épée qui se croisaient dans la cour s interpellant se querellant et jouant entre eux Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes il eût fallu être officier grand seigneur ou jolie femme Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que notre jeune homme avança le cœur palpitant rangeant sa longue rapière le long de ses jambes maigres et tenant une main au rebord de son feutre avec ce demi sourire du provincial embarrassé qui veut faire bonne contenance Avait il dépassé un groupe alors il respirait plus librement mais il comprenait qu on se retournait pour le regarder et pour la première fois de sa vie d Artagnan qui jusqu à ce jour avait une assez bonne opinion de lui même se trouva ridicule Arrivé à l escalier ce fut pis encore il y avait sur les premières marches quatre mousquetaires qui se divertissaient à l exercice suivant tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que leur tour vînt de prendre place à la partie Un d eux placé sur le degré supérieur l épée nue à la main empêchait ou du moins s efforçait d empêcher les trois autres de monter Illustration Les trois autres s escrimaient contre lui de leurs épées fort agiles Ces trois autres s escrimaient contre lui de leurs épées fort agiles D Artagnan prit d abord ces fers pour des fleurets d escrime il les crut boutonnés mais il reconnut bientôt à certaines égratignures que chaque arme au contraire était affilée et aiguisée à souhait et à chacune de ces égratignures non seulement les spectateurs mais encore les acteurs riaient comme des fous Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleusement ses adversaires en respect On faisait cercle autour d eux la condition portait qu à chaque coup le touché quitterait la partie en perdant son tour d audience au profit du toucheur En cinq minutes trois furent effleurés l un au poignet l autre au menton l autre à l oreille par le défenseur du degré qui lui même ne fut pas atteint adresse qui lui valut selon les conventions arrêtées trois tours de faveur Si difficile non pas qu il fût mais qu il voulût être à étonner ce passe temps étonna notre jeune voyageur il avait vu dans sa province cette terre où s échauffent cependant si promptement les têtes un peu plus de préliminaires aux duels et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu il avait ouïes jusqu alors même en Gascogne Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où Gulliver alla depuis et eut si grand peur et cependant il n était pas au bout restaient le palier et l antichambre Sur le palier on ne se battait plus on racontait des histoires de femmes et dans l antichambre des histoires de cour Sur le palier d Artagnan rougit dans l antichambre il frissonna Son imagination éveillée et vagabonde qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et même quelquefois aux jeunes maîtresses n avait jamais rêvé même dans ses moments de délire la moitié de ces merveilles amoureuses et le quart de ces prouesses galantes rehaussées des noms les plus connus et des détails les moins voilés Mais si son amour pour les bonnes mœurs fut choqué sur le palier son respect pour le cardinal fut scandalisé dans l antichambre Là à son grand étonnement d Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l Europe et la vie privée du cardinal que tant de hauts et puissants seigneurs avaient été punis d avoir tenté d approfondir ce grand homme révéré par M d Artagnan père servait de risée aux mousquetaires de M de Tréville qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté quelques uns chantaient des noëls sur madame d Aiguillon sa maîtresse et madame de Combalet sa nièce tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal duc toutes choses qui paraissaient à d Artagnan de monstrueuses impossibilités Cependant quand le nom du roi intervenait parfois tout à coup et à l improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques une espèce de bâillon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses on regardait avec hésitation autour de soi et l on semblait craindre l indiscrétion de la cloison du cabinet de M de Tréville mais bientôt une allusion ramenait la conversation sur Son Éminence et alors les éclats reprenaient de plus belle et la lumière n était ménagée sur aucune de ses actions Certes voilà des gens qui vont tous être embastillés et pendus pensa d Artagnan avec terreur et moi sans aucun doute avec eux car du moment où je les ai écoutés et entendus je serai tenu pour leur complice Que dirait monsieur mon père qui m a si fort recommandé le respect du cardinal s il me savait dans la société de pareils païens Aussi comme on s en doute sans que je le dise d Artagnan n osait se livrer à la conversation seulement il regardait de tous ses yeux écoutant de toutes ses oreilles tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre et malgré sa confiance dans les recommandations paternelles il se sentait porté par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu à blâmer les choses inouïes qui se passaient là Cependant comme il était absolument étranger à la foule des courtisans de M de Tréville et que c était la première fois qu on l apercevait en ce lieu on vint lui demander ce qu il désirait A cette demande d Artagnan se nomma fort humblement s appuya du titre de compatriote et pria le valet de chambre qui était venu lui faire cette question de demander pour lui à M de Tréville un moment d audience demande que celui ci promit d un ton protecteur de transmettre en temps et lieu D Artagnan un peu revenu de sa surprise première eut donc le loisir d étudier un peu les costumes et les physionomies Le centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de grande taille d une figure hautaine et d une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l attention générale Il ne portait pas pour le moment la casaque d uniforme qui au reste n était pas absolument obligatoire en cette époque de liberté moindre mais d indépendance plus grande mais un justaucorps bleu de ciel tant soit peu fané et râpé et sur cet habit un baudrier magnifique en broderies d or et qui reluisait comme les écailles dont l eau se couvre au grand soleil Un manteau long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules découvrant par devant seulement le splendide baudrier auquel pendait une gigantesque rapière Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l instant même se plaignait d être enrhumé et toussait de temps en temps avec affectation Aussi avait il pris le manteau à ce qu il disait autour de lui et tandis qu il parlait du haut de sa tête en frisant dédaigneusement sa moustache on admirait avec enthousiasme le baudrier brodé et d Artagnan plus que tout autre Que voulez vous disait le mousquetaire la mode en vient c est une folie je le sais bien mais c est la mode D ailleurs il faut bien employer à quelque chose l argent de sa légitime Ah Porthos s écria un des assistants n essaye pas de nous faire croire que ce baudrier te vient de la générosité paternelle il t aura été donné par la dame voilée avec laquelle je t ai rencontré l autre dimanche vers la porte Saint Honoré Illustration On admirait avec enthousiasme le baudrier brodé Non sur mon honneur et foi de gentilhomme je l ai acheté moi même et de mes propres deniers répondit celui qu on venait de désigner sous le nom de Porthos Oui comme j ai acheté moi dit un autre mousquetaire cette bourse neuve avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille Vrai dit Porthos et la preuve c est que je l ai payé douze pistoles L admiration redoubla quoique le doute continuât d exister N est ce pas Aramis fit Porthos se tournant vers un autre mousquetaire Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui l interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom d Aramis c était un jeune homme de vingt deux à vingt trois ans à peine à la figure naïve et doucereuse à l œil noir et doux et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne sa moustache fine dessinait sur sa lèvre supérieure une ligne d une rectitude parfaite ses mains semblaient craindre de s abaisser de peur que leurs veines ne se gonflassent et de temps en temps il se pinçait le bout des oreilles pour les maintenir d un incarnat tendre et transparent D habitude il parlait peu et lentement saluait beaucoup riait sans bruit en montrant ses dents qu il avait belles et dont comme du reste de sa personne il semblait prendre le plus grand soin Il répondit par un signe de tête affirmatif à l interpellation de son ami Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l endroit du baudrier on continua donc de l admirer mais on n en parla plus et par un de ces revirements rapides de la pensée la conversation passa tout à coup à un autre sujet Que pensez vous de ce que raconte l écuyer de Chalais demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne mais s adressant au contraire à tout le monde Et que raconte t il demanda Porthos d un ton suffisant Il raconte qu il a trouvé à Bruxelles Rochefort l âme damnée du cardinal déguisé en capucin ce Rochefort maudit grâce à ce déguisement avait joué M de Laigues comme un niais qu il est Comme un vrai niais dit Porthos mais la chose est elle sûre Je la tiens d Aramis répondit le mousquetaire Vraiment Eh vous le savez bien Porthos dit Aramis je vous l ai racontée à vous même hier n en parlons donc plus N en parlons plus voilà votre opinion à vous reprit Porthos N en parlons plus peste comme vous concluez vite Comment le cardinal fait espionner un gentilhomme fait voler sa correspondance par un traître un brigand un pendard fait avec l aide de cet espion et grâce à cette correspondance couper le cou à Chalais sous le stupide prétexte qu il a voulu tuer le roi et marier Monsieur avec la reine Personne ne savait un mot de cette énigme vous nous l apprenez hier à la grande satisfaction de tous et quand nous sommes encore tout ébahis de cette nouvelle vous venez nous dire aujourd hui N en parlons plus Parlons en donc voyons puisque vous le désirez reprit Aramis avec patience Ce Rochefort s écria Porthos si j étais l écuyer du pauvre Chalais passerait avec moi un vilain moment Et vous vous passeriez un triste quart d heure avec le duc Rouge reprit Aramis Ah le duc Rouge bravo bravo le duc Rouge répondit Porthos en battant des mains et en approuvant de la tête Le duc Rouge est charmant Je répandrai le mot mon cher soyez tranquille A t il de l esprit cet Aramis Quel malheur que vous n ayez pu suivre votre vocation mon cher quel délicieux abbé vous eussiez fait Oh ce n est qu un retard momentané reprit Aramis un jour je le serai vous savez bien Porthos que je continue d étudier la théologie pour cela Il le fera comme il le dit reprit Porthos il le fera tôt ou tard Tôt dit Aramis Il n attend qu une chose pour le décider tout à fait et pour reprendre sa soutane qui est pendue derrière son uniforme reprit un mousquetaire Et quelle chose attend il demanda un autre Il attend que la reine ait donné un héritier à la couronne de France Ne plaisantons pas là dessus messieurs dit Porthos grâce à Dieu la reine est encore d âge à le donner On dit que M de Buckingham est en France reprit Aramis avec un rire narquois qui donnait à cette phrase si simple en apparence une signification passablement scandaleuse Aramis mon ami pour cette fois vous avez tort interrompit Porthos et votre manie d esprit vous entraîne toujours au delà des bornes si M de Tréville vous entendait vous seriez mal venu de parler ainsi Allez vous me faire la leçon Porthos s écria Aramis dans l œil doux duquel on vit passer comme un éclair Mon cher soyez mousquetaire ou abbé Soyez l un ou l autre mais pas l un et l autre reprit Porthos Tenez Athos vous l a dit encore l autre jour vous mangez à tous les râteliers Ah ne nous fâchons pas je vous prie ce serait inutile vous savez bien ce qui est convenu entre vous Athos et moi Vous allez bien chez madame d Aiguillon et vous lui faites la cour vous allez chez madame de Bois Tracy la cousine de madame de Chevreuse et vous passez pour être fort avant dans les bonnes grâces de la dame Oh mon Dieu n avouez pas votre bonheur on ne vous demande pas votre secret on connaît votre discrétion Mais puisque vous possédez cette vertu que diable faites en usage à l endroit de Sa Majesté S occupe qui voudra et comme on voudra du roi et du cardinal mais la reine est sacrée et si l on en parle que ce soit en bien Porthos vous êtes prétentieux comme Narcisse je vous en préviens répondit Aramis vous savez que je hais la morale excepté quand elle est faite par Athos Quant à vous mon cher vous avez un trop magnifique baudrier pour être bien fort là dessus Je serai abbé s il me convient en attendant je suis mousquetaire en cette qualité je dis ce qu il me plaît et en ce moment il me plaît de vous dire que vous m impatientez Illustration Il me plaît de vous dire que vous m impatientez Aramis Porthos Eh messieurs messieurs s écria t on autour d eux M de Tréville attend monsieur d Artagnan interrompit le laquais en ouvrant la porte du cabinet A cette annonce pendant laquelle la porte demeurait ouverte chacun se tut et au milieu du silence général le jeune Gascon traversa l antichambre dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires se félicitant de tout son cœur d échapper aussi à point à la fin de cette bizarre querelle III L AUDIENCE M de Tréville était pour le moment de fort méchante humeur néanmoins il salua poliment le jeune homme qui s inclina jusqu à terre et il sourit en recevant son compliment dont l accent béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son pays double souvenir qui fait sourire l homme à tous les âges Mais se rapprochant presque aussitôt de l antichambre et faisant à d Artagnan un signe de la main comme pour lui demander la permission d en finir avec les autres avant de commencer avec lui il appela trois fois en grossissant la voix à chaque fois de sorte qu il parcourut tous les tons intervallaires entre l accent impératif et l accent irrité Athos Porthos Aramis Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait connaissance et qui répondaient aux deux derniers de ces trois noms quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaient partie et s avancèrent vers le cabinet dont la porte se referma derrière eux dès qu ils en eurent franchi le seuil Leur contenance bien qu elle ne fût pas tout à fait tranquille excita cependant par son laisser aller à la fois plein de dignité et de soumission l admiration de d Artagnan qui voyait dans ces hommes des demi dieux et dans leur chef un Jupiter olympien armé de toutes ses foudres Quand les deux mousquetaires furent entrés quand la porte fut refermée derrière eux quand le murmure bourdonnant de l antichambre auquel l appel qui venait d être fait avait sans doute donné un nouvel aliment eut recommencé quand enfin M de Tréville eut trois ou quatre fois arpenté silencieux et le sourcil froncé toute la longueur de son cabinet passant chaque fois devant Porthos et Aramis raides et muets comme à la parade il s arrêta tout à coup en face d eux et les couvrant des pieds à la tête d un regard irrité Savez vous ce que m a dit le roi s écria t il et cela pas plus tard qu hier au soir le savez vous messieurs Non répondirent après un instant de silence les deux mousquetaires non monsieur nous l ignorons Mais j espère que vous nous ferez l honneur de nous le dire ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse révérence Il m a dit qu il recruterait désormais ses mousquetaires parmi les gardes de M le Cardinal Parmi les gardes de M le Cardinal et pourquoi cela demanda vivement Porthos Parce qu il voyait bien que sa piquette avait besoin d être ragaillardie par un mélange de bon vin Les deux mousquetaires rougirent jusqu au blanc des yeux D Artagnan ne savait où il en était et eût voulu être à cent pieds sous terre Oui oui continua M de Tréville en s animant et Sa Majesté avait raison car sur mon honneur il est vrai que les mousquetaires font triste figure à la cour M le cardinal racontait hier au jeu du roi avec un air de condoléance qui me déplut fort qu avant hier ces damnés mousquetaires ces diables à quatre il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me déplut encore davantage ces pourfendeurs ajoutait il en me regardant de son œil de chat tigre s étaient attardés rue Férou dans un cabaret et qu une ronde de ses gardes j ai cru qu il allait me rire au nez avait été forcée d arrêter les perturbateurs Morbleu vous devez en savoir quelque chose Arrêter des mousquetaires Vous en étiez vous autres ne vous en défendez pas on vous a reconnus et le cardinal vous a nommés Voilà bien ma faute oui ma faute puisque c est moi qui choisis mes hommes Voyons vous Aramis pourquoi diable m avez vous demandé la casaque quand vous alliez être si bien sous la soutane Voyons vous Porthos n avez vous un si beau baudrier d or que pour y suspendre une épée de paille Et Athos je ne vois pas Athos Où est il Monsieur répondit tristement Aramis il est malade fort malade Malade fort malade dites vous et de quelle maladie On craint que ce ne soit de la petite vérole monsieur répondit Porthos voulant mêler à son tour un mot à la conversation et ce qui serait très fâcheux en ce que très certainement cela gâterait son visage De la petite vérole Voilà encore une glorieuse histoire que vous me contez là Porthos Malade de la petite vérole à son âge Non pas mais blessé sans doute tué peut être Ah si je le savais Sangdieu messieurs les mousquetaires je n entends pas que l on hante ainsi les mauvais lieux qu on se prenne de querelle dans la rue et qu on joue de l épée dans les carrefours Je ne veux pas enfin qu on prête à rire aux gardes de M le cardinal qui sont de braves gens tranquilles adroits qui ne se mettent jamais dans le cas d être arrêtés et qui d ailleurs ne se laisseraient pas arrêter eux j en suis sûr Ils aimeraient mieux mourir sur place que de faire un pas en arrière Se sauver détaler fuir c est bon pour les mousquetaires du roi cela Porthos et Aramis frémissaient de rage Ils auraient volontiers étranglé M de Tréville si au fond de tout cela ils n avaient pas senti que c était le grand amour qu il leur portait qui le faisait leur parler ainsi Ils frappaient le tapis du pied se mordaient les lèvres jusqu au sang et serraient de toute leur force la garde de leur épée Au dehors on avait entendu appeler comme nous l avons dit Athos Porthos et Aramis et l on avait deviné à l accent de la voix de M de Tréville qu il était en colère Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et pâlissaient de fureur car leurs oreilles collées à la porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait tandis que leurs bouches répétaient au fur et à mesure les paroles insultantes du capitaine à toute la population de l antichambre En un instant depuis la porte du cabinet jusqu à la porte de la rue tout l hôtel fut en ébullition Illustration N avez vous un si beau baudrier d or que pour y suspendre une épée de paille Ah les mousquetaires du roi se font arrêter par les gardes de M le cardinal continua M de Tréville aussi furieux à l intérieur que ses soldats mais saccadant ses paroles et les plongeant une à une pour ainsi dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs Ah six gardes de Son Éminence arrêtent six mousquetaires de Sa Majesté Morbleu j ai pris mon parti Je vais de ce pas au Louvre je donne ma démission de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal et s il me refuse morbleu je me fais abbé A ces paroles le murmure de l extérieur devint une explosion partout on n entendait que jurons et blasphèmes Les morbleu les sangdieu les morts de tous les diables se croisaient dans l air D Artagnan cherchait une tapisserie derrière laquelle se cacher et se sentait une envie démesurée de se fourrer sous la table Eh bien mon capitaine dit Porthos hors de lui la vérité est que nous étions six contre six mais nous avons été pris en traître et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos épées deux d entre nous étaient tombés morts et Athos blessé grièvement ne valait guère mieux Car vous le connaissez Athos eh bien capitaine il a essayé de se relever deux fois et il est retombé deux fois Cependant nous ne nous sommes pas rendus non on nous a entraînés de force En chemin nous nous sommes sauvés Quant à Athos on l avait cru mort et on l a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille ne pensant pas qu il valût la peine d être emporté Voilà l histoire Que diable capitaine on ne gagne pas toutes les batailles Le grand Pompée a perdu celle de Pharsale et le roi François Ier qui à ce que j ai entendu dire en valait bien un autre a perdu cependant celle de Pavie Et j ai l honneur de vous assurer que j en ai tué un avec sa propre épée dit Aramis car la mienne s est brisée à la première parade Tué ou poignardé monsieur comme il vous sera agréable Je ne savais pas cela reprit M de Tréville d un ton un peu radouci M le cardinal avait exagéré à ce que je vois Mais de grâce monsieur continua Aramis qui voyant son capitaine s apaiser osait hasarder une prière de grâce monsieur ne dites pas qu Athos lui même est blessé il serait au désespoir que cela parvînt aux oreilles du roi et comme la blessure est des plus graves attendu qu après avoir traversé l épaule elle pénètre dans la poitrine il serait à craindre Au même instant la portière se souleva et une tête noble et belle mais affreusement pâle parut sous la frange Athos s écrièrent les deux mousquetaires Athos répéta M de Tréville lui même Vous m avez mandé monsieur dit Athos à M de Tréville d une voix affaiblie mais parfaitement calme vous m avez demandé à ce que m ont dit nos camarades et je m empresse de me rendre à vos ordres voilà monsieur que me voulez vous Et à ces mots le mousquetaire en tenue irréprochable sanglé comme de coutume entra d un pas ferme dans le cabinet M de Tréville ému jusqu au fond du cœur de cette preuve de courage se précipita vers lui J étais en train de dire à ces messieurs ajouta t il que je défends à mes mousquetaires d exposer leurs jours sans nécessité car les braves gens sont bien chers au roi et le roi sait que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre Votre main Athos Et sans attendre que le nouveau venu répondît de lui même à cette preuve d affection M de Tréville saisissait sa main droite et la lui serrait de toutes ses forces sans s apercevoir qu Athos quel que fût son empire sur lui même laissait échapper un mouvement de douleur et pâlissait encore ce que l on aurait pu croire impossible La porte était restée entr ouverte tant l arrivée d Athos dont malgré le secret gardé la blessure était connue de tous avait produit de sensation Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du capitaine et deux ou trois têtes entraînées par l enthousiasme apparurent par les ouvertures de la tapisserie Sans doute M de Tréville allait réprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l étiquette lorsqu il sentit tout à coup la main d Athos se crisper dans la sienne et qu en portant les yeux sur lui il s aperçut qu il allait s évanouir Au même instant Athos qui avait rassemblé toutes ses forces pour lutter contre la douleur vaincu enfin par elle tomba sur le parquet comme s il fût mort Un chirurgien cria M de Tréville Le mien celui du roi le meilleur Un chirurgien ou sangdieu mon brave Athos va trépasser Aux cris de M de Tréville tout le monde se précipita dans son cabinet sans qu il songeât à en fermer la porte à personne chacun s empressant autour du blessé Mais tout cet empressement eût été inutile si le docteur demandé ne se fût trouvé dans l hôtel même il fendit la foule s approcha d Athos toujours évanoui et comme tout ce bruit et tout ce mouvement le gênaient fort il demanda comme première chose et comme la plus urgente que le mousquetaire fût emporté dans une chambre voisine Aussitôt M de Tréville ouvrit une porte et montra le chemin à Porthos et à Aramis qui emportèrent leur camarade dans leurs bras Derrière ce groupe marchait le chirurgien et derrière le chirurgien la porte se referma Alors le cabinet de M de Tréville ce lieu ordinairement si respecté devint momentanément une succursale de l antichambre Chacun discourait pérorait parlait haut jurant sacrant donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables Un instant après Porthos et Aramis rentrèrent le chirurgien et M de Tréville seuls étaient restés près du blessé Illustration Un chirurgien Sang Dieu mon brave Athos va trépasser Enfin M de Tréville rentra à son tour Le blessé avait repris connaissance le chirurgien déclarait que l état du mousquetaire n avait rien qui pût inquiéter ses amis sa faiblesse ayant été purement et simplement occasionnée par la perte de son sang Puis M de Tréville fit un signe de la main et chacun se retira excepté d Artagnan qui n oubliait point qu il avait audience et qui avec sa ténacité de Gascon était demeuré à la même place Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée M de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme L événement qui venait d arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idées Il s informa de ce que lui voulait l obstiné solliciteur D Artagnan alors se nomma et M de Tréville se rappelant d un seul coup tous ses souvenirs du présent et du passé se trouva au courant de sa situation Pardon lui dit il en souriant pardon mon cher compatriote mais je vous avais parfaitement oublié Que voulez vous un capitaine n est rien qu un père de famille chargé d une plus grande responsabilité qu un père de famille ordinaire Les soldats sont de grands enfants mais comme je tiens à ce que les ordres du roi et surtout ceux de M le cardinal soient exécutés D Artagnan ne put dissimuler un sourire A ce sourire M de Tréville jugea qu il n avait point affaire à un sot et venant droit au fait tout en changeant de conversation J ai beaucoup aimé M votre père dit il Que puis je faire pour son fils Hâtez vous mon temps n est pas à moi Monsieur dit d Artagnan en quittant Tarbes et en venant ici je me proposais de vous demander en souvenir de cette amitié dont vous n avez pas perdu mémoire une casaque de mousquetaire mais après tout ce que je vois depuis deux heures je comprends qu une telle faveur serait énorme et je tremble de ne point la mériter C est une faveur en effet jeune homme répondit M de Tréville mais elle ne peut pas être si fort au dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l air de le croire Toutefois une décision de Sa Majesté a prévu ce cas et je vous annonce avec regret qu on ne reçoit personne mousquetaire avant l épreuve préalable de quelques campagnes de certaines actions d éclat ou d un service de deux ans dans quelque autre régiment moins favorisé que le nôtre D Artagnan s inclina sans répondre Il se sentait encore plus avide d endosser l uniforme de mousquetaire depuis qu il y avait de si grandes difficultés à l obtenir Mais continua Tréville en fixant sur son compatriote un regard si perçant qu on eût dit qu il voulait lire jusqu au fond de son cœur mais en faveur de votre père mon ancien compagnon comme je vous l ai dit je veux faire quelque chose pour vous jeune homme Nos cadets de Béarn ne sont ordinairement pas riches et je doute que les choses aient fort changé de face depuis mon départ de la province Vous ne devez donc pas avoir de trop pour vivre de l argent que vous avez apporté avec vous D Artagnan se redressa d un air fier qui voulait dire qu il ne demandait l aumône à personne C est bien jeune homme c est bien continua Tréville je connais ces airs là je suis venu à Paris avec quatre écus dans ma poche et je me serais battu avec quiconque m aurait dit que je n étais pas en état d acheter le Louvre D Artagnan se redressa de plus en plus grâce à la vente de son cheval il commençait sa carrière avec quatre écus de plus que M de Tréville n avait commencé la sienne Vous devez donc disais je avoir besoin de conserver ce que vous avez si forte que soit cette somme mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent à un gentilhomme J écrirai dès aujourd hui une lettre au directeur de l Académie royale et dès demain il vous recevra sans rétribution aucune Ne refusez pas cette petite douceur Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la sollicitent quelquefois sans pouvoir l obtenir Vous apprendrez le manège du cheval l escrime et la danse vous y ferez de bonnes connaissances et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelque chose pour vous D Artagnan tout étranger qu il fût encore aux façons de cour s aperçut de la froideur de cet accueil Hélas monsieur dit il je vois combien la lettre de recommandation que mon père m avait remise pour vous me fait défaut aujourd hui En effet répondit M de Tréville je m étonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé notre seule ressource à nous autres Béarnais Je l avais monsieur et Dieu merci en bonne forme s écria d Artagnan mais on me l a perfidement dérobé Et il raconta toute la scène de Meung dépeignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres détails le tout avec une chaleur une vérité qui charmèrent M de Tréville Voilà qui est étrange dit ce dernier en méditant vous aviez donc parlé de moi tout haut Oui monsieur sans doute j avais commis cette imprudence que voulez vous un nom comme le vôtre devait me servir de bouclier en route jugez si je me suis mis souvent à couvert La flatterie était fort de mise alors et M de Tréville aimait l encens comme un roi ou comme un cardinal Il ne put donc s empêcher de sourire avec une visible satisfaction mais ce sourire s effaça bientôt et revenant de lui même à l aventure de Meung Dites moi continua t il ce gentilhomme n avait il pas une légère cicatrice à la joue Oui comme le ferait l éraflure d une balle N était ce pas un homme de belle mine Oui De haute taille Oui Pâle de teint et brun de poil Oui oui c est cela Comment se fait il monsieur que vous connaissiez cet homme Ah si jamais je le retrouve et je le retrouverai je vous le jure fût ce en enfer Il attendait une femme continua Tréville Il est du moins parti après avoir causé un instant avec celle qu il attendait Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation Il lui remettait une boîte lui disait que cette boîte contenait ses instructions et lui recommandait de ne l ouvrir qu à Londres Cette femme était Anglaise Il l appelait milady C est lui murmura Tréville c est lui je le croyais encore à Bruxelles Oh monsieur si vous savez quel est cet homme s écria d Artagnan indiquez moi qui il est et d où il est puis je vous tiens quitte de tout même de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires car avant toute chose je veux me venger Gardez vous en bien jeune homme s écria Tréville si vous le voyez venir au contraire d un côté de la rue passez de l autre Ne vous heurtez pas à pareil rocher il vous briserait comme un verre Cela n empêche pas dit d Artagnan que si jamais je le retrouve En attendant reprit Tréville ne le cherchez pas si j ai un conseil à vous donner Tout à coup Tréville s arrêta frappé d un soupçon subit Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme qui chose assez peu vraisemblable lui avait dérobé la lettre de son père cette haine ne cachait elle pas quelque perfidie ce jeune homme n était il pas envoyé par Son Éminence ne venait il pas pour lui tendre quelque piège Ce prétendu d Artagnan n était il pas un émissaire du cardinal qu on cherchait à introduire dans sa maison et qu on avait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard comme cela s était mille fois pratiqué Il regarda d Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la première Il fut médiocrement rassuré par l aspect de cette physionomie pétillante d esprit astucieux et d humilité affectée Je sais bien qu il est Gascon pensa t il mais il peut l être aussi bien pour le cardinal que pour moi Voyons éprouvons le Mon ami lui dit il lentement je veux comme au fils de mon ancien ami car je tiens pour vraie l histoire de cette lettre perdue je veux dis je pour réparer la froideur que vous avez d abord remarquée dans mon accueil vous découvrir les secrets de notre politique Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper les sots Je ne prétends pas qu un compatriote un joli cavalier un brave garçon fait pour avancer soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau à la suite de tant d autres qui s y sont perdus Songez bien que je suis dévoué à ces deux maîtres tout puissants et que jamais mes démarches sérieuses n auront d autre but que le service du roi et celui de M le cardinal un des plus illustres génies que la France ait produits Maintenant jeune homme réglez vous là dessus et si vous avez soit de famille soit par relations soit d instinct même quelqu une de ces inimitiés contre le cardinal telles que nous les voyons éclater chez les gentilshommes dites moi adieu et quittons nous Je vous aiderai en mille circonstances mais sans vous attacher à ma personne J espère que ma franchise en tout cas vous fera mon ami car vous êtes jusqu à présent le seul jeune homme à qui j aie parlé comme je le fais Tréville se disait à part lui Si le cardinal m a dépêché ce jeune renard il n aura certes pas manqué lui qui sait à quel point je l exècre de dire à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui aussi malgré mes protestations le rusé compère va t il me répondre bien certainement qu il a l Éminence en horreur Il en fut tout autrement que s y attendait Tréville d Artagnan répondit avec la plus grande simplicité Monsieur j arrive à Paris avec des intentions toutes semblables Mon père m a recommandé de ne souffrir rien que du roi de M le cardinal et de vous qu il tient pour les trois premiers de France D Artagnan ajoutait M de Tréville aux deux autres comme on peut s en apercevoir mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gâter J ai donc la plus grande vénération pour M le cardinal continua t il et le plus profond respect pour ses actes Tant mieux pour moi monsieur si vous me parlez comme vous le dites avec franchise car alors vous me ferez l honneur d estimer cette ressemblance de goût mais si vous avez eu quelque défiance bien naturelle d ailleurs je sens que je me perds en disant la vérité mais tant pis vous ne laisserez pas que de m estimer et c est à quoi je tiens plus qu à toute chose au monde M de Tréville fut surpris au dernier point Tant de pénétration tant de franchise enfin causait de l admiration mais ne levait pas entièrement ses doutes plus ce jeune homme était supérieur aux autres jeunes gens plus il était à redouter s il se trompait Néanmoins il serra la main à d Artagnan et lui dit Vous êtes un honnête garçon mais en ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout à l heure Mon hôtel vous sera toujours ouvert Plus tard pouvant me demander à toute heure et par conséquent saisir toutes les occasions vous obtiendrez probablement ce que vous désirez obtenir C est à dire monsieur reprit d Artagnan que vous attendez que je m en sois rendu digne Eh bien soyez tranquille ajouta t il avec la familiarité du Gascon vous n attendrez pas longtemps Et il salua pour se retirer comme si désormais le reste le regardait Mais attendez donc dit M de Tréville en l arrêtant je vous ai promis une lettre pour le directeur de l Académie Êtes vous trop fier pour l accepter mon jeune gentilhomme Non monsieur dit d Artagnan je vous réponds qu il n en sera pas de celle ci comme de l autre Je la garderai si bien qu elle arrivera je vous le jure à son adresse et malheur à celui qui tenterait de me l enlever M de Tréville sourit à cette fanfaronnade et laissant son jeune compatriote dans l embrasure de la fenêtre où ils se trouvaient et où ils avaient causé ensemble il alla s asseoir à une table et se mit à écrire la lettre de recommandation promise Pendant ce temps d Artagnan qui n avait rien de mieux à faire se mit à battre une marche contre les carreaux regardant les mousquetaires qui s en allaient les uns après les autres et les suivant du regard jusqu à ce qu ils eussent disparu au tournant de la rue M de Tréville après avoir écrit la lettre la cacheta et se levant s approcha du jeune homme pour la lui donner mais au moment même où d Artagnan étendait la main pour la recevoir M de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire un soubresaut rougir de colère et s élancer hors du cabinet en criant Ah sangdieu il ne m échappera pas cette fois Illustration Diable de fou murmura M de Tréville Et qui cela demanda M de Tréville Lui mon voleur répondit d Artagnan Ah traître Et il disparut Diable de fou murmura M de Tréville A moins toutefois ajouta t il que ce ne soit une manière adroite de s esquiver en voyant qu il a manqué son coup IV L ÉPAULE D ATHOS LE BAUDRIER DE PORTHOS LE MOUCHOIR D ARAMIS D Artagnan furieux avait traversé l antichambre en trois bonds et s élançait sur l escalier dont il comptait descendre les degrés quatre à quatre lorsque emporté dans sa course il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait de chez M de Tréville par une porte de dégagement et le heurtant du front à l épaule lui fit pousser un cri ou plutôt un hurlement Illustration Lâchez moi donc je vous prie Excusez moi dit d Artagnan essayant de reprendre sa course excusez moi mais je suis pressé A peine avait il descendu le premier escalier qu un poignet de fer le saisit par son écharpe et l arrêta Vous êtes pressé s écria le mousquetaire pâle comme un linceul sous ce prétexte vous me heurtez vous dites Excusez moi et vous croyez que cela suffit Pas tout à fait mon jeune homme Croyez vous parce que vous avez entendu M de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd hui que l on peut nous traiter comme il nous parle Détrompez vous compagnon vous n êtes pas M de Tréville vous Ma foi répliqua d Artagnan qui reconnut Athos lequel après le pansement opéré par le docteur regagnait son appartement ma foi je ne l ai pas fait exprès et ne l ayant pas fait exprès j ai dit Excusez moi Il me semble donc que c est assez Je vous répète cependant et cette fois c est trop peut être parole d honneur je suis pressé très pressé Lâchez moi donc je vous prie et laissez moi aller où j ai affaire Monsieur dit Athos en le lâchant vous n êtes pas poli On voit que vous venez de loin D Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés mais à la remarque d Athos il s arrêta court Morbleu monsieur dit il de si loin que je vienne ce n est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières je vous préviens Peut être dit Athos Ah si je n étais pas si pressé s écria d Artagnan et si je ne courais pas après quelqu un Monsieur l homme pressé vous me trouverez sans courir moi entendez vous Et où cela s il vous plaît Près des Carmes Deschaux A quelle heure Vers midi Vers midi c est bien j y serai Tâchez de ne pas me faire attendre car à midi un quart je vous couperai les oreilles à la course Bon lui cria d Artagnan on y sera à midi moins dix minutes Et il se mit à courir comme si le diable l emportait espérant retrouver encore son inconnu que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin Mais à la porte de la rue causait Porthos avec un soldat aux gardes Entre les deux causeurs il y avait juste l espace d un homme D Artagnan crut que cet espace lui suffirait et il s élança pour passer comme une flèche entre eux deux Mais d Artagnan avait compté sans le vent Comme il allait passer le vent s engouffra dans le long manteau de Porthos et d Artagnan vint donner droit dans le manteau Sans doute Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vêtement car au lieu de laisser aller le pan qu il tenait il tira à lui de sorte que d Artagnan s enroula dans ce velours par un mouvement de rotation qu explique la résistance de l obstiné Porthos D Artagnan entendant jurer le mousquetaire voulut sortir de dessous le manteau qui l aveuglait et chercha son chemin dans le pli Il redoutait surtout d avoir porté atteinte à la fraîcheur du magnifique baudrier que nous connaissons mais en ouvrant timidement les yeux il se trouva le nez collé entre les deux épaules de Porthos c est à dire précisément sur le baudrier Hélas comme la plupart des choses de ce monde qui n ont pour elles que l apparence le baudrier était d or par devant et de simple buffle par derrière Porthos en vrai glorieux qu il était ne pouvant avoir un baudrier d or tout entier en avait au moins la moitié on comprenait dès lors la nécessité du rhume et l urgence du manteau Vertubleu cria Porthos faisant tous ses efforts pour se débarrasser de d Artagnan qui lui grouillait dans le dos vous êtes donc enragé de vous jeter comme cela sur les gens Excusez moi dit d Artagnan reparaissant sous l épaule du géant mais je suis très pressé je cours après quelqu un et Est ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez par hasard demanda Porthos Non répondit d Artagnan piqué non et grâce à mes yeux je vois même ce que ne voient pas les autres Illustration Ventrebleu vous êtes donc enragé Porthos comprit ou ne comprit pas toujours est il que se laissant aller à sa colère Monsieur dit il vous vous ferez étriller je vous en préviens si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires Étriller monsieur dit d Artagnan le mot est dur C est celui qui convient à un homme habitué à regarder en face ses ennemis Ah pardieu je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vôtres vous Et le jeune homme enchanté de son espièglerie s éloigna en riant à gorge déployée Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter sur d Artagnan Plus tard plus tard lui cria celui ci quand vous n aurez plus votre manteau A une heure donc derrière le Luxembourg Très bien à une heure répondit d Artagnan en tournant l angle de la rue Mais ni dans la rue qu il venait de parcourir ni dans celle qu il embrassait maintenant du regard il ne vit personne Si doucement qu eût marché l inconnu il avait gagné du chemin peut être aussi était il entré dans quelque maison D Artagnan s informa de lui à tous ceux qu il rencontra descendit jusqu au bac remonta par la rue de Seine et la Croix Rouge mais rien absolument rien Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu à mesure que la sueur inondait son front son cœur se refroidissait Il se mit alors à réfléchir sur les événements qui venaient de se passer ils étaient nombreux et néfastes il était onze heures du matin à peine et déjà la matinée lui avait rapporté la disgrâce de M de Tréville qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavalière la façon dont d Artagnan l avait quitté En outre il avait ramassé deux bons duels avec deux hommes capables de tuer chacun trois d Artagnan avec deux mousquetaires enfin c est à dire avec deux de ces êtres qu il estimait si fort qu il les mettait dans sa pensée et dans son cœur au dessus de tous les autres hommes La conjoncture était triste Sûr d être tué par Athos on comprend que le jeune homme ne s inquiétait pas beaucoup de Porthos Pourtant comme l espérance est la dernière chose qui s éteint dans le cœur de l homme il en arriva à espérer qu il pourrait survivre avec des blessures terribles bien entendu à ces deux duels et en cas de survivance il se fit pour l avenir les réprimandes suivantes Quel écervelé je fais et quel butor je suis Ce brave et malheureux Athos était blessé juste à l épaule contre laquelle je m en vais moi donner de la tête comme un bélier La seule chose qui m étonne c est qu il ne m ait pas tué raide il en avait le droit et la douleur que je lui ai causée a dû être atroce Quant à Porthos oh quant à Porthos ma foi c est plus drôle Et malgré lui le jeune homme se mit à rire tout en regardant néanmoins si ce rire isolé et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire n allait pas blesser quelque passant Quant à Porthos c est plus drôle mais je n en suis pas moins un misérable étourdi Se jette t on ainsi sur les gens sans dire gare non et va t on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n y est pas Il m eût pardonné bien certainement il m eût pardonné si je n eusse pas été lui parler de ce maudit baudrier à mots couverts c est vrai oui couverts joliment Ah maudit Gascon que je suis je ferais de l esprit dans la poêle à frire Allons d Artagnan mon ami continua t il se parlant à lui même avec toute l aménité qu il croyait se devoir si tu en réchappes ce qui n est pas probable il s agit d être à l avenir d une politesse parfaite Désormais il faut qu on t admire qu on te cite comme modèle Être prévenant et poli ce n est pas être lâche Regardez plutôt Aramis Aramis c est la douceur c est la grâce en personne Eh bien personne s est il jamais avisé de dire qu Aramis était un lâche Non bien certainement et désormais je veux en tout point me modeler sur lui Ah justement le voici D Artagnan tout en marchant et en monologuant était arrivé à quelques pas de l hôtel d Aiguillon et devant cet hôtel il avait aperçu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi De son côté Aramis aperçut d Artagnan mais comme il n oubliait point que c était devant ce jeune homme que M de Tréville s était si fort emporté le matin et qu un témoin des reproches que les mousquetaires avaient reçus ne lui était d aucune façon agréable il fit semblant de ne pas le voir D Artagnan tout entier au contraire à ses plans de conciliation et de courtoisie s approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus gracieux sourire Aramis inclina légèrement la tête mais ne sourit point Tous quatre au reste interrompirent à l instant même leur conversation D Artagnan n était pas assez niais pour ne point s apercevoir qu il était de trop mais il n était pas encore assez rompu aux façons du beau monde pour se tirer galamment d une situation fausse comme l est en général celle d un homme qui est venu se mêler à des gens qu il connaît à peine et à une conversation qui ne le regarde pas Il cherchait donc en lui même un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible lorsqu il remarqua qu Aramis avait laissé tomber son mouchoir et par mégarde sans doute avait mis le pied dessus le moment lui parut arrivé de réparer son inconvenance il se baissa et de l air le plus gracieux qu il put trouver il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire quelques efforts que celui ci fît pour le retenir et lui dit en le lui remettant Je crois monsieur que voici un mouchoir que vous seriez fâché de perdre Le mouchoir était en effet richement brodé et portait une couronne et des armes à l un de ses coins Aramis rougit excessivement et arracha plutôt qu il ne prit le mouchoir des mains du Gascon Ah ah s écria un des gardes diras tu encore discret Aramis que tu es mal avec madame de Bois Tracy quand cette gracieuse dame a l obligeance de te prêter ses mouchoirs Aramis lança à d Artagnan un de ces regards qui font comprendre à un homme qu il vient de s acquérir un ennemi mortel puis reprenant son air doucereux Vous vous trompez messieurs dit il ce mouchoir n est pas à moi et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutôt qu à l un de vous et la preuve de ce que j ai dit c est que voici le mien dans ma poche Illustration Il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire A ces mots il tira son propre mouchoir mouchoir fort élégant aussi et de fine batiste quoique la batiste fût fort chère à cette époque mais mouchoir sans broderie sans armes et orné d un seul chiffre celui de son propriétaire Cette fois d Artagnan ne souffla pas mot il avait reconnu sa bévue mais les amis d Aramis ne se laissèrent pas convaincre par ses dénégations et l un d eux s adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté Si cela était dit il ainsi que tu le prétends je serais forcé mon cher Aramis de te le redemander car comme tu le sais Bois Tracy est de mes intimes et je ne veux pas qu on fasse trophée des effets de sa femme Tu demandes cela mal répondit Aramis et tout en reconnaissant la justesse de ta réclamation quant au fond je refuserais à cause de la forme Le fait est hasarda timidement d Artagnan que je n ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M Aramis Il avait le pied dessus voilà tout et j ai pensé que puisqu il avait le pied dessus le mouchoir était à lui Et vous vous êtes trompé mon cher monsieur répondit froidement Aramis peu sensible à la réparation Puis se retournant vers celui des gardes qui s était déclaré l ami de Bois Tracy D ailleurs continua t il je réfléchis mon cher intime de Bois Tracy que je suis son ami non moins tendre que tu peux l être toi même de sorte qu à la rigueur ce mouchoir peut aussi bien être sorti de ta poche que de la mienne Non sur mon honneur s écria le garde de Sa Majesté Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole et alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira Tiens faisons mieux Montaran prenons en chacun la moitié Du mouchoir Oui Parfaitement s écrièrent les deux autres gardes le jugement du roi Salomon Décidément Aramis tu es plein de sagesse Les jeunes gens éclatèrent de rire et comme on le pense bien l affaire n eut pas d autre suite Au bout d un instant la conversation cessa et les trois gardes et le mousquetaire après s être cordialement serré la main tirèrent les trois gardes de leur côté et Aramis du sien Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme se dit à part lui d Artagnan qui s était tenu un peu à l écart pendant toute la dernière partie de cette conversation Et sur ce bon sentiment se rapprochant d Aramis qui s éloignait sans faire autrement attention à lui Monsieur lui dit il vous m excuserez je l espère Ah monsieur interrompit Aramis permettez moi de vous faire observer que vous n avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire Quoi monsieur s écria d Artagnan vous supposez Je suppose monsieur que vous n êtes pas un sot et que vous savez bien quoique arrivant de Gascogne qu on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche Que diable Paris n est point pavé de batiste Monsieur vous avez tort de chercher à m humilier dit d Artagnan chez qui le naturel querelleur commençait à parler plus haut que les résolutions pacifiques Je suis de Gascogne c est vrai et puisque vous le savez je n aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants de sorte que lorsqu ils se sont excusés une fois fût ce d une sottise ils sont convaincus qu ils ont déjà fait moitié plus qu ils ne devaient faire Monsieur ce que je vous en dis répondit Aramis n est point pour vous chercher une querelle Dieu merci je ne suis pas un spadassin et n étant mousquetaire que par intérim je ne me bats que lorsque j y suis forcé et toujours avec une grande répugnance mais cette fois l affaire est grave car voici une dame compromise par vous Par nous c est à dire s écria d Artagnan Pourquoi avez vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir Pourquoi avez vous eu celle de le laisser tomber J ai dit et je répète monsieur que ce mouchoir n est point sorti de ma poche Eh bien vous en avez menti deux fois monsieur car je l en ai vu sortir moi Ah vous le prenez sur ce ton monsieur le Gascon eh bien je vous apprendrai à vivre Et moi je vous renverrai à votre messe monsieur l abbé Dégainez s il vous plaît à l instant même Non pas s il vous plaît mon bel ami non pas ici du moins Ne voyez vous pas que nous sommes en face de l hôtel d Aiguillon lequel est plein de créatures du cardinal Qui me dit que ce n est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête Or j y tiens ridiculement à ma tête attendu qu elle me semble aller assez correctement à mes épaules Je veux donc vous tuer soyez tranquille mais vous tuer tout doucement dans un endroit clos et couvert là où vous ne puissiez vous vanter de votre mort à personne Je le veux bien mais ne vous y fiez pas et emportez votre mouchoir qu il vous appartienne ou non peut être aurez vous l occasion de vous en servir Monsieur est Gascon demanda Aramis Oui Monsieur ne remet pas un rendez vous par prudence La prudence monsieur est une vertu assez inutile aux mousquetaires je le sais mais indispensable aux gens d Église et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement je tiens à rester prudent A deux heures j aurai l honneur de vous attendre à l hôtel de M de Tréville Là je vous indiquerai les bons endroits Les deux jeunes gens se saluèrent puis Aramis s éloigna en remontant la rue qui menait au Luxembourg tandis que d Artagnan voyant que l heure s avançait prenait le chemin des Carmes Deschaux tout en disant à part Décidément je n en puis pas revenir mais au moins si je suis tué je serai tué par un mousquetaire V LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M LE CARDINAL D Artagnan ne connaissait personne à Paris Il alla donc au rendez vous d Athos sans amener de second résolu de se contenter de ceux qu aurait choisis son adversaire D ailleurs son intention était formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses convenables mais sans faiblesse craignant qu il ne résultât de ce duel ce qui résulte toujours de fâcheux dans une affaire de ce genre quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire blessé et affaibli vaincu il double le triomphe de son antagoniste vainqueur il est accusé de forfaiture et de facile audace Au reste ou nous avons mal exposé le caractère de notre chercheur d aventures ou notre lecteur a déjà dû remarquer que d Artagnan n était point un homme ordinaire Aussi tout en se répétant à lui même que sa mort était inévitable il ne se résigna point à mourir tout doucettement comme un autre moins courageux et moins modéré que lui eût fait à sa place Il réfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il allait se battre et commença à voir plus clair dans sa situation Il espérait grâce aux excuses loyales qu il lui réservait se faire un ami d Athos dont l air grand seigneur et la mine austère lui agréaient fort Il se flattait de faire peur à Porthos avec l aventure du baudrier qu il pouvait s il n était pas tué sur le coup raconter à tout le monde récit qui poussé adroitement à l effet devait couvrir Porthos de ridicule enfin quant au sournois Aramis il n en avait pas très grand peur et en supposant qu il arrivât jusqu à lui il se chargeait de l expédier bel et bien ou du moins en frappant au visage comme César avait recommandé de faire aux soldats de Pompée d endommager à tout jamais cette beauté dont il était si fier Ensuite il y avait chez d Artagnan ce fonds inébranlable de résolution qu avaient déposé dans son cœur les conseils de son père conseils dont la substance était Ne rien souffrir de personne que du roi du cardinal et de M de Tréville Il vola donc plutôt qu il ne marcha vers le couvent des Carmes déchaussés ou plutôt Deschaux comme on disait à cette époque sorte de bâtiment sans fenêtres bordé de prés arides succursale du Pré aux Clercs et qui servait d ordinaire aux rencontres des gens qui n avaient pas de temps à perdre Lorsque d Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s étendait au pied de ce monastère Athos attendait depuis cinq minutes seulement et midi sonnait Il était donc ponctuel comme la Samaritaine et le plus rigoureux casuiste à l égard des duels n avait rien à dire Athos qui souffrait toujours cruellement de sa blessure quoiqu elle eut été pansée à neuf par le chirurgien de M de Tréville s était assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l abandonnaient jamais A l aspect de d Artagnan il se leva et fit poliment quelques pas au devant de lui Celui ci de son côté n aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plume traînant jusqu à terre Monsieur dit Athos j ai fait prévenir deux de mes amis qui me serviront de seconds mais ces deux amis ne sont point encore arrivés Je m étonne qu ils tardent ce n est pas leur habitude Je n ai pas de seconds moi monsieur dit d Artagnan car arrivé d hier seulement à Paris je n y connais encore personne que M de Tréville auquel j ai été recommandé par mon père qui a l honneur d être quelque peu de ses amis Athos réfléchit un instant Vous ne connaissez que M de Tréville demanda t il Oui monsieur je ne connais que lui Ah çà mais continua Athos parlant moitié à lui même et moitié à d Artagnan ah çà mais si je vous tue j aurai l air d un mangeur d enfants moi Illustration D Artagnan n aborda son adversaire que le chapeau à la main Pas trop monsieur répondit d Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignité pas trop puisque vous me faites l honneur de tirer l épée contre moi avec une blessure dont vous devez être fort incommodé Très incommodé sur ma parole et vous m avez fait un mal du diable je dois le dire mais je prendrai la main gauche c est mon habitude en pareille circonstance Ne croyez donc pas que je vous fasse une grâce je tire proprement des deux mains et il y aura même désavantage pour vous un gaucher est très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance Vous êtes vraiment monsieur dit d Artagnan en s inclinant de nouveau d une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant Vous me rendez confus répondit Athos avec son air de gentilhomme causons donc d autre chose je vous prie à moins que cela ne vous soit désagréable Ah sangbleu que vous m avez fait mal l épaule me brûle Si vous vouliez permettre dit d Artagnan avec timidité Quoi monsieur J ai un baume miraculeux pour les blessures un baume qui me vient de ma mère et dont j ai fait l épreuve sur moi même Eh bien Eh bien je suis sûr qu en moins de trois jours ce baume vous guérirait et au bout de trois jours quand vous seriez guéri eh bien monsieur ce me serait toujours un grand honneur d être votre homme D Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait honneur à sa courtoisie sans porter aucunement atteinte à son courage Pardieu monsieur dit Athos voici une proposition qui me plaît non pas que je l accepte mais elle sent son gentilhomme d une lieue C est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne sur lesquels tout cavalier doit chercher à se modeler Malheureusement nous ne sommes plus au temps du grand empereur Nous sommes au temps de M le cardinal et d ici à trois jours on saurait si bien gardé que soit le secret on saurait dis je que nous devons nous battre et l on s opposerait à notre combat Ah çà mais ces flâneurs ne viendront donc pas Si vous êtes pressé monsieur dit d Artagnan à Athos avec la même simplicité qu un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel à trois jours si vous êtes pressé et qu il vous plaise de m expédier tout de suite ne vous gênez pas je vous en prie Voilà encore un mot qui me plaît dit Athos en faisant un gracieux signe de tête à d Artagnan il n est point d un homme sans cervelle et il est à coup sûr d un homme de cœur Monsieur j aime les hommes de votre trempe et je vois que si nous ne nous tuons pas l un l autre j aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation Attendons ces messieurs je vous prie j ai tout le temps et cela sera plus correct Ah en voici un je crois En effet au bout de la rue de Vaugirard commençait à apparaître le gigantesque Porthos Quoi s écria d Artagnan votre premier témoin est M Porthos Oui cela vous contrarie t il Non aucunement Et voici le second D Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos et reconnut Aramis Quoi s écria t il d un accent plus étonné que la première fois votre second témoin est M Aramis Sans doute ne savez vous pas qu on ne nous voit jamais l un sans l autre et qu on nous appelle dans les mousquetaires et dans les gardes à la cour et à la ville Athos Porthos et Aramis ou les trois inséparables Après cela comme vous arrivez de Dax ou de Pau De Tarbes dit d Artagnan Il vous est permis d ignorer ce détail dit Athos Ma foi dit d Artagnan vous êtes bien nommés messieurs et mon aventure si elle fait quelque bruit prouvera du moins que votre union n est point fondée sur les contrastes Pendant ce temps Porthos s était rapproché avait salué de la main Athos puis se retournant vers d Artagnan il était resté tout étonné Disons en passant qu il avait changé de baudrier et quitté son manteau Ah ah fit il qu est ce que cela C est avec monsieur que je me bats dit Athos en montrant de la main d Artagnan et en le saluant du même geste C est avec lui que je me bats aussi dit Porthos Mais à une heure seulement répondit d Artagnan Et moi aussi c est avec monsieur que je me bats dit Aramis en arrivant à son tour sur le terrain Mais à deux heures seulement fit d Artagnan avec le même calme Mais à propos de quoi te bats tu toi Athos demanda Aramis Ma foi je ne sais pas trop il m a fait mal à l épaule et toi Porthos Ma foi je me bats parce que je me bats répondit Porthos en rougissant Athos qui ne perdait rien vit passer un fin sourire sur les lèvres du Gascon Nous avons eu une discussion sur la toilette dit le jeune homme Et toi Aramis demanda Athos Moi je me bats pour cause de théologie répondit Aramis tout en faisant signe à d Artagnan qu il le priait de tenir secrète la cause de son duel Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d Artagnan Vraiment dit Athos Oui un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d accord dit le Gascon Décidément c est un homme d esprit murmura Athos Et maintenant que vous êtes rassemblés messieurs dit d Artagnan permettez moi de vous faire mes excuses A ce mot d excuses un nuage passa sur le front d Athos un sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos et un signe négatif fut la réponse d Aramis Vous ne me comprenez pas messieurs dit d Artagnan en relevant sa tête sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies je vous demande excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous trois car M Athos a le droit de me tuer le premier ce qui ôte beaucoup de sa valeur à votre créance monsieur Porthos et ce qui rend la vôtre à peu près nulle monsieur Aramis Et maintenant messieurs je vous le répète excusez moi mais de cela seulement et en garde A ces mots du geste le plus cavalier qui se puisse voir d Artagnan tira son épée Le sang lui était monté à la tête et dans ce moment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du royaume comme il venait de faire contre Athos Porthos et Aramis Il était midi et un quart Le soleil était à son zénith et l emplacement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé à toute son ardeur Il fait très chaud dit Athos en tirant son épée à son tour et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint car tout à l heure encore j ai senti que ma blessure saignait et je craindrais de gêner monsieur en lui montrant du sang qu il ne m aurait pas tiré lui même C est vrai monsieur dit d Artagnan et tiré par un autre ou par moi je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d un aussi brave gentilhomme je me battrai donc en pourpoint comme vous Voyons voyons dit Porthos assez de compliments comme cela et songez que nous attendons notre tour Parlez pour vous seul Porthos quand vous aurez à dire de pareilles incongruités interrompit Aramis Quant à moi je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes Quand vous voudrez monsieur dit Athos en se mettant en garde J attendais vos ordres dit d Artagnan en croisant le fer Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se touchant qu une escouade des gardes de Son Éminence commandée par M de Jussac se montra à l angle du couvent Les gardes du cardinal s écrièrent à la fois Porthos et Aramis L épée au fourreau messieurs l épée au fourreau Mais il était trop tard Les deux combattants avaient été vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions Holà cria Jussac en s avançant vers eux et en faisant signe à ses hommes d en faire autant holà mousquetaires on se bat donc ici Et les édits qu en faisons nous Vous êtes bien généreux messieurs les gardes dit Athos plein de rancune car Jussac était l un des agresseurs de l avant veille Si nous vous voyions battre je vous réponds moi que nous nous garderions bien de vous en empêcher Laissez nous donc faire et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine Messieurs dit Jussac c est avec grand regret que je vous déclare que la chose est impossible Notre devoir avant tout Rengainez donc s il vous plaît et nous suivez Monsieur dit Aramis parodiant Jussac ce serait avec un grand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation si cela dépendait de nous mais malheureusement la chose est impossible M de Tréville nous l a défendu Passez donc votre chemin c est ce que vous avez de mieux à faire Cette raillerie exaspéra Jussac Nous vous chargerons donc dit il si vous désobéissez Ils sont cinq dit Athos à demi voix et nous ne sommes que trois nous serons encore battus et il nous faudra mourir ici car je le déclare je ne reparais pas vaincu devant le capitaine Athos Porthos et Aramis se rapprochèrent à l instant les uns des autres pendant que Jussac alignait ses soldats Ce seul moment suffit à d Artagnan pour prendre son parti c était là un de ces événements qui décident de la vie d un homme c était un choix à faire entre le roi et le cardinal ce choix fait il fallait y persévérer Se battre c est à dire désobéir à la loi c est à dire risquer sa tête c est à dire se faire d un seul coup l ennemi d un ministre plus puissant que le roi lui même voilà ce qu entrevit le jeune homme et disons le à sa louange il n hésita point une seconde Se tournant donc vers Athos et ses amis Messieurs dit il je reprendrai s il vous plaît quelque chose à vos paroles Vous avez dit que vous n étiez que trois mais il me semble à moi que nous sommes quatre Mais vous n êtes pas des nôtres dit Porthos C est vrai répondit d Artagnan je n ai pas l habit mais j ai l âme Mon cœur est mousquetaire je le sens bien monsieur et cela m entraîne Écartez vous jeune homme cria Jussac qui sans doute à ses gestes et à l expression de son visage avait deviné le dessein de d Artagnan Vous pouvez vous retirer nous y consentons Sauvez votre peau allez vite D Artagnan ne bougea point Décidément vous êtes un joli garçon dit Athos en serrant la main du jeune homme Allons allons prenons un parti reprit Jussac Voyons dirent Porthos et Aramis faisons quelque chose Monsieur est plein de générosité dit Athos Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d Artagnan et redoutaient son inexpérience Nous ne serions que trois dont un blessé plus un enfant reprit Athos et l on n en dira pas moins que nous étions quatre hommes Oui mais reculer dit Porthos C est difficile reprit Athos D Artagnan comprit leur irrésolution Messieurs essayez moi toujours dit il et je vous jure sur l honneur que je ne veux pas m en aller d ici si nous sommes vaincus Comment vous appelle t on mon brave dit Athos D Artagnan monsieur Eh bien Athos Porthos Aramis et d Artagnan en avant cria Athos Eh bien voyons messieurs vous décidez vous à vous décider cria pour la troisième fois Jussac C est fait messieurs dit Athos Et quel parti prenez vous demanda Jussac Nous allons avoir l honneur de vous charger répondit Aramis en levant son chapeau d une main et tirant son épée de l autre Ah vous résistez s écria Jussac Sangdieu cela vous étonne Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les autres avec une furie qui n excluait pas une certaine méthode Athos prit un certain Cahusac favori du cardinal Porthos eut Bicarat et Aramis se vit en face de deux adversaires Quant à d Artagnan il se trouva lancé contre Jussac lui même Illustration Nous allons avoir l honneur de vous charger Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine non pas de peur Dieu merci il n en avait pas l ombre mais d émulation il se battait comme un tigre en fureur tournant dix fois autour de son adversaire changeant vingt fois ses gardes et son terrain Jussac était comme on le disait alors friand de la lame et avait fort pratiqué cependant il avait toutes les peines du monde à se défendre contre un adversaire qui agile et bondissant s écartait à tout moment des règles reçues attaquant de tous côtés à la fois et tout cela en parant en homme qui a le plus grand respect pour son épiderme Illustration A moi monsieur le garde je vous tue Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac Furieux d être tenu en échec par celui qu il avait regardé comme un enfant il s échauffa et commença à faire des fautes D Artagnan qui à défaut de la pratique avait une profonde théorie redoubla d agilité Jussac voulant en finir porta un coup terrible à son adversaire en se fendant à fond mais celui ci para prime et tandis que Jussac se relevait se glissant comme un serpent sous son fer il lui passa son épée au travers du corps Jussac tomba comme une masse D Artagnan jeta alors un coup d œil inquiet et rapide sur le champ de bataille Aramis avait déjà tué un de ses adversaires mais l autre le pressait vivement Cependant Aramis était en bonne condition et pouvait encore se défendre Bicarat et Porthos venaient de faire coup fourré Porthos avait reçu un coup d épée au travers du bras et Bicarat au travers de la cuisse Mais comme ni l une ni l autre des deux blessures n était grave ils ne s en escrimaient qu avec plus d acharnement Athos blessé de nouveau par Cahusac pâlissait à vue d œil mais il ne reculait pas d une semelle il avait seulement changé son épée de main et se battait de la main gauche D Artagnan selon les lois du duel de cette époque pouvait secourir quelqu un pendant qu il cherchait du regard celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide il surprit un coup d œil d Athos Ce coup d œil était d une éloquence sublime Athos serait mort plutôt que d appeler au secours mais il pouvait regarder et du regard demander un appui D Artagnan le devina fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en criant A moi monsieur le garde je vous tue Cahusac se retourna il était temps Athos que son extrême courage soutenait seul tomba sur un genou Sangdieu criait il à d Artagnan ne le tuez pas jeune homme je vous en prie j ai une vieille affaire à terminer avec lui quand je serai guéri et bien portant Désarmez le seulement liez lui l épée C est cela Bien très bien Cette exclamation était arrachée à Athos par l épée de Cahusac qui sautait à vingt pas de lui D Artagnan et Cahusac s élancèrent ensemble l un pour la ressaisir l autre pour s en emparer mais d Artagnan plus leste arriva le premier et mit le pied dessus Cahusac courut à celui des gardes qu avait tué Aramis s empara de sa rapière et voulut revenir à d Artagnan mais sur son chemin il rencontra Athos qui pendant cette halte d un instant que lui avait procurée d Artagnan avait repris haleine et qui de crainte que d Artagnan ne lui tuât son ennemi voulait recommencer le combat D Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de ne pas le laisser faire En effet quelques secondes après Cahusac tomba la gorge traversée d un coup d épée Au même instant Aramis appuyait son épée contre la poitrine de son adversaire renversé et le forçait à demander merci Restaient Porthos et Bicarat Porthos faisait mille fanfaronnades demandant à Bicarat quelle heure il pouvait bien être et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d obtenir son frère dans le régiment de Navarre mais tout en raillant il ne gagnait rien Bicarat était un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts Cependant il fallait en finir Le guet pouvait arriver et prendre tous les combattants blessés ou non royalistes ou cardinalistes Athos Aramis et d Artagnan entourèrent Bicarat et le sommèrent de se rendre Quoique seul contre tous et avec un coup d épée qui lui traversait la cuisse Bicarat voulait tenir mais Jussac qui s était relevé sur son coude lui cria de se rendre Bicarat était un Gascon comme d Artagnan il fit la sourde oreille et se contenta de rire et entre deux parades trouvant le temps de désigner du bout de son épée une place à terre Ici dit il parodiant un verset de la Bible ici mourra Bicarat seul de ceux qui sont avec lui Mais ils sont quatre contre toi finis en je te l ordonne Illustration Il porta Jussac sous le porche du couvent Ah si tu l ordonnes c est autre chose dit Bicarat comme tu es mon brigadier je dois obéir Et en faisant un bond en arrière il cassa son épée sur son genou pour ne pas la rendre en jeta les morceaux par dessus le mur du couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardinaliste La bravoure est toujours respectée même chez un ennemi Les mousquetaires saluèrent Bicarat de leurs épées et les remirent au fourreau D Artagnan en fit autant puis aidé de Bicarat le seul qui fût resté debout il porta sous le porche du couvent Jussac Cahusac et celui des adversaires d Aramis qui n était que blessé Le quatrième comme nous l avons dit était mort Puis ils sonnèrent la cloche et emportant quatre épées sur cinq ils s acheminèrent ivres de joie vers l hôtel de M de Tréville On les voyait entrelacés tenant toute la largeur de la rue et accostant chaque mousquetaire qu ils rencontraient si bien qu à la fin ce fut une marche triomphale Le cœur de d Artagnan nageait dans l ivresse il marchait entre Athos et Porthos en les étreignant tendrement Illustration On les voyait entrelacés tenant toute la largeur de la rue Si je ne suis pas encore mousquetaire dit il à ses nouveaux amis en franchissant la porte de l hôtel de M de Tréville au moins me voilà reçu apprenti n est ce pas VI SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS TREIZIÈME L affaire fit grand bruit M de Tréville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires et les félicita tout bas mais comme il n y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi M de Tréville s empressa de se rendre au Louvre Il était déjà trop tard le roi était enfermé avec le cardinal et l on dit à M de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment Le soir M de Tréville revint au jeu du roi Le roi gagnait et comme Sa Majesté était fort avare elle était d excellente humeur aussi du plus loin que le roi aperçut Tréville Venez ici monsieur le capitaine dit il venez que je vous gronde savez vous que Son Éminence est venue me faire des plaintes sur vos mousquetaires et cela avec une telle émotion que ce soir Son Éminence en est malade Ah çà mais ce sont des gens à pendre que vos mousquetaires Non sire répondit Tréville qui vit du premier coup d œil comment la chose allait tourner non tout au contraire ce sont de bonnes créatures douces comme des agneaux et qui n ont qu un désir je m en ferai garant c est que leur épée ne sorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté Mais que voulez vous les gardes de M le cardinal sont sans cesse à leur chercher querelle et pour l honneur même du corps les pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre Écoutez monsieur de Tréville dit le roi écoutez ne dirait on pas qu il parle d une communauté religieuse En vérité mon cher capitaine j ai envie de vous ôter votre brevet et de le donner à mademoiselle de Chemerault à laquelle j ai promis une abbaye Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole On m appelle Louis le Juste monsieur de Tréville et tout à l heure tout à l heure nous verrons Ah c est parce que je me fie à cette justice sire que j attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre Majesté Attendez donc monsieur attendez donc dit le roi je ne vous ferai pas longtemps attendre En effet la chance tournait et comme le roi commençait à perdre ce qu il avait gagné il n était pas fâché de trouver un prétexte pour faire qu on nous passe cette expression de joueur dont nous l avouons nous ne connaissons pas l origine pour faire charlemagne Le roi se leva donc au bout d un instant et mettant dans sa poche l argent qui était devant lui et dont la majeure partie venait de son gain La Vieuville dit il prenez ma place il faut que je parle à M de Tréville pour affaire d importance Ah j avais quatre vingts louis devant moi mettez la même somme afin que ceux qui ont perdu n aient point à se plaindre La justice avant tout Puis se retournant vers M de Tréville et marchant avec lui vers l embrasure d une fenêtre Eh bien monsieur continua t il vous dites que ce sont les gardes de l Éminentissime qui ont été chercher querelle à vos mousquetaires Oui sire comme toujours Et comment la chose est elle venue voyons car vous le savez mon cher capitaine il faut qu un juge écoute les deux parties Ah mon Dieu de la façon la plus simple et la plus naturelle Trois de mes meilleurs soldats que Votre Majesté connaît de nom et dont elle a plus d une fois apprécié le dévouement et qui ont je puis l affirmer au roi son service fort à cœur trois de mes meilleurs soldats dis je MM Athos Porthos et Aramis avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandé le matin même La partie allait avoir lieu à Saint Germain je crois et ils s étaient donné rendez vous aux Carmes Deschaux lorsqu elle fut troublée par M de Jussac et MM Cahusac Bicarat et deux autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre les édits Ah ah vous m y faites penser dit le roi sans doute ils venaient pour se battre eux mêmes Je ne les accuse pas sire mais je laisse Votre Majesté apprécier ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans un lieu aussi désert que le sont les environs du couvent des Carmes Oui vous avez raison Tréville vous avez raison Alors quand ils ont vu mes mousquetaires ils ont changé d idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine de corps car Votre Majesté n ignore pas que les mousquetaires qui sont au roi et rien qu au roi sont les ennemis naturels des gardes qui sont à M le Cardinal Oui Tréville oui dit le roi mélancoliquement et c est bien triste croyez moi de voir ainsi deux partis en France deux têtes à la royauté mais tout cela finira Tréville tout cela finira Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle aux mousquetaires Je dis qu il est probable que les choses se sont passées ainsi mais je n en jure pas sire Vous savez combien la vérité est difficile à connaître et à moins d être doué de cet instinct admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste Et vous avez raison Tréville mais ils n étaient pas seuls vos mousquetaires il y avait avec eux un enfant Oui sire et un homme blessé de sorte que trois mousquetaires du roi dont un blessé et un enfant non seulement ont tenu tête à cinq des plus terribles gardes de M le cardinal mais encore en ont porté quatre à terre Mais c est une victoire cela s écria le roi tout rayonnant une victoire complète Illustration Brave jeune homme murmura le roi Oui sire aussi complète que celle du Pont de Cé Quatre hommes dont un blessé et un enfant dites vous Un jeune homme à peine lequel s est même si parfaitement conduit en cette occasion que je prendrai la liberté de le recommander à Votre Majesté Comment s appelle t il D Artagnan sire C est le fils d un de mes plus anciens amis le fils d un homme qui a fait avec le roi votre père de glorieuse mémoire la guerre de partisan Et vous dites qu il s est bien conduit ce jeune homme Racontez moi cela Tréville vous savez que j aime les récits de guerre et de combat Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se posant sur la hanche Sire reprit Tréville comme je vous l ai dit M d Artagnan est presque un enfant et comme il n a pas l honneur d être mousquetaire il était en habit bourgeois les gardes de M le cardinal reconnaissant sa grande jeunesse et de plus qu il était étranger au corps l invitèrent donc à se retirer avant qu ils attaquassent Alors vous voyez bien Tréville interrompit le roi que ce sont eux qui ont attaqué C est juste sire ainsi plus de doute ils le sommèrent donc de se retirer mais il répondit qu il était mousquetaire de cœur et tout à Sa Majesté qu ainsi donc il resterait avec messieurs les mousquetaires Brave jeune homme murmura le roi En effet il demeura avec eux et Votre Majesté a là un si ferme champion que ce fut lui qui donna à Jussac ce terrible coup d épée qui met si fort en colère M le cardinal C est lui qui a blessé Jussac s écria le roi lui un enfant Ceci Tréville c est impossible C est comme j ai l honneur de le dire à Votre Majesté Jussac une des premières lames du royaume Eh bien sire il a trouvé son maître Je veux voir ce jeune homme Tréville je veux le voir et si l on peut faire quelque chose eh bien nous nous en occuperons Quand Votre Majesté daignera t elle le recevoir Demain à midi Tréville L amènerai je seul Non amenez les moi tous les quatre ensemble Je veux les remercier tous à la fois les hommes dévoués sont rares Tréville et il faut récompenser le dévouement A midi sire nous serons au Louvre Ah par le petit escalier Tréville par le petit escalier Il est inutile que le cardinal sache Oui sire Vous comprenez Tréville un édit est toujours un édit il est défendu de se battre au bout du compte Mais cette rencontre sire sort tout à fait des conditions ordinaires d un duel c est une rixe et la preuve c est qu ils étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M d Artagnan C est juste dit le roi mais n importe Tréville venez toujours par le petit escalier Tréville sourit Mais comme c était déjà beaucoup pour lui d avoir obtenu de cet enfant qu il se révoltât contre son maître il salua respectueusement le roi et avec son agrément prit congé de lui Dès le soir même les trois mousquetaires furent prévenus de l honneur qui leur était accordé Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi ils n en furent pas trop échauffés mais d Artagnan avec son imagination gasconne y vit sa fortune à venir et passa la nuit à faire des rêves d or Aussi dès huit heures du matin était il chez Athos D Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et prêt à sortir Comme on n avait rendez vous chez le roi qu à midi il avait formé le projet avec Porthos et Aramis d aller faire une partie de paume dans un tripot situé tout près des écuries du Luxembourg Athos invita d Artagnan à les suivre et malgré son ignorance de ce jeu auquel il n avait jamais joué celui ci accepta ne sachant que faire de son temps depuis neuf heures du matin jusqu à midi Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient ensemble Athos qui était très fort à tous les exercices du corps passa avec d Artagnan du côté opposé et leur fit défi Mais au premier mouvement qu il essaya quoiqu il jouât de la main gauche il comprit que sa blessure était encore trop récente pour lui permettre un pareil exercice D Artagnan resta donc seul et comme il déclara qu il était encore trop maladroit pour soutenir une partie en règle on continua seulement de s envoyer des balles sans compter le jeu Mais une de ces balles lancée par le poignet herculéen de Porthos passa si près du visage de d Artagnan qu il pensa que si au lieu de passer à côté elle eût donné dedans son audience était probablement perdue attendu qu il lui eût été de toute impossibilité de se présenter chez le roi Or comme de cette audience dans son imagination gasconne dépendait tout son avenir il salua poliment Porthos et Aramis déclarant qu il ne reprendrait la partie que lorsqu il serait en état de leur tenir tête et il s en revint prendre place près de la corde et dans la galerie Malheureusement pour d Artagnan parmi les spectateurs se trouvait un garde de Son Éminence lequel tout échauffé encore de la défaite de ses compagnons arrivée la veille seulement s était promis de saisir la première occasion de la venger Il crut donc que cette occasion était venue et s adressant à son voisin Il n est pas étonnant dit il que ce jeune homme ait eu peur d une balle c est sans doute un apprenti mousquetaire D Artagnan se retourna comme si un serpent l eût mordu et regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos Pardieu reprit celui ci en frisant insolemment sa moustache regardez moi tant que vous voudrez mon petit monsieur j ai dit ce que j ai dit Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles aient besoin d explication répondit d Artagnan à voix basse je vous prierai de me suivre Et quand cela demanda le garde avec le même air railleur Tout de suite s il vous plaît Et vous savez qui je suis sans doute Moi je l ignore complètement et je ne m en inquiète guère Illustration Une de ces balles passa près du visage de d Artagnan Et vous avez tort car si vous saviez mon nom peut être seriez vous moins pressé Comment vous appelez vous Bernajoux pour vous servir Eh bien monsieur Bernajoux dit tranquillement d Artagnan je vais vous attendre sur la porte Allez monsieur je vous suis Ne vous pressez pas trop monsieur qu on ne s aperçoive pas que nous sortons ensemble vous comprenez que pour ce que nous allons faire trop de monde nous gênerait C est bien répondit le garde étonné que son nom n eût pas produit plus d effet sur le jeune homme En effet le nom de Bernajoux était connu de tout le monde de d Artagnan seul excepté peut être car c était un de ceux qui figuraient le plus souvent dans les rixes journalières que tous les édits du roi et du cardinal n avaient pu réprimer Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie et Athos les regardait avec tant d attention qu ils ne virent pas même sortir leur jeune compagnon lequel ainsi qu il l avait dit au garde de Son Éminence s arrêta sur la porte un instant après celui ci descendit à son tour Comme d Artagnan n avait pas de temps à perdre vu l audience du roi qui était fixée à midi il jeta les yeux autour de lui et voyant que la rue était déserte Ma foi dit il à son adversaire il est bien heureux pour vous quoique vous vous appeliez Bernajoux de n avoir affaire qu à un apprenti mousquetaire cependant soyez tranquille je ferai de mon mieux En garde Mais dit celui que d Artagnan provoquait ainsi il me semble que le lieu est assez mal choisi et que nous serions mieux derrière l abbaye de Saint Germain ou dans le Pré aux Clercs Ce que vous dites est plein de sens répondit d Artagnan malheureusement j ai peu de temps à moi ayant un rendez vous à midi juste En garde donc monsieur en garde Bernajoux n était pas homme à se faire répéter deux fois un pareil compliment Au même instant son épée brilla à sa main et il fondit sur son adversaire que grâce à sa grande jeunesse il espérait intimider Mais d Artagnan avait fait la veille son apprentissage et tout frais émoulu de sa victoire tout gonflé de sa future faveur il était résolu à ne pas reculer d un pas aussi les deux fers se trouvèrent ils engagés jusqu à la garde et comme d Artagnan tenait ferme à sa place ce fut son adversaire qui fit un pas de retraite Mais d Artagnan saisit le moment où dans ce mouvement le fer de Bernajoux déviait de la ligne il dégagea se fendit et toucha son adversaire à l épaule Aussitôt d Artagnan à son tour fit un pas de retraite et releva son épée mais Bernajoux lui cria que ce n était rien et se fendant aveuglément sur lui il s enferra de lui même Cependant comme il ne tombait pas comme il ne se déclarait pas vaincu mais que seulement il rompait du côté de l hôtel de M de La Trémouille au service duquel il avait un parent d Artagnan ignorant lui même la gravité de la dernière blessure que son adversaire avait reçue le pressait vivement et sans doute allait l achever d un troisième coup lorsque la rumeur qui s élevait de la rue s étant étendue jusqu au jeu de paume deux des amis du garde qui l avaient entendu échanger quelques paroles avec d Artagnan et qui l avaient vu sortir à la suite de ces paroles se précipitèrent l épée à la main hors du tripot et tombèrent sur le vainqueur Mais aussitôt Athos Porthos et Aramis parurent à leur tour et au moment où les deux gardes attaquaient leur jeune camarade les forcèrent à se retourner En ce moment Bernajoux tomba et comme les gardes étaient seulement deux contre quatre ils se mirent à crier A nous l hôtel de La Trémouille A ces cris tout ce qui était dans l hôtel sortit se ruant sur les quatre compagnons qui de leur côté se mirent à crier A nous mousquetaires Ce cri était ordinairement entendu car on savait les mousquetaires ennemis de Son Éminence et on les aimait pour la haine qu ils portaient au cardinal Aussi les gardes des autres compagnies que celles appartenant au duc Rouge comme l avait appelé Aramis prenaient ils en général parti dans ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi De trois gardes de la compagnie de M des Essarts qui passaient deux vinrent donc en aide aux quatre compagnons tandis que l autre courait à l hôtel de M de Tréville criant A nous mousquetaires à nous Comme d habitude l hôtel de M de Tréville était plein de soldats de cette arme qui accoururent au secours de leurs camarades la mêlée devint générale mais la force était aux mousquetaires les gardes du cardinal et les gens de M de La Trémouille se retirèrent dans l hôtel dont ils fermèrent les portes assez à temps pour empêcher que leurs ennemis n y fissent irruption en même temps qu eux Quant au blessé il y avait été tout d abord transporté et comme nous l avons dit en fort mauvais état Illustration A nous mousquetaires L agitation était à son comble parmi les mousquetaires et leurs alliés et l on délibérait déjà si pour punir l insolence qu avaient eue les domestiques de M de La Trémouille de faire une sortie sur les mousquetaires du roi on ne mettrait pas le feu à son hôtel La proposition en avait été faite et accueillie avec enthousiasme lorsque heureusement onze heures sonnèrent d Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience et comme ils eussent regretté que l on fît un si beau coup sans eux ils parvinrent à calmer les têtes On se contenta donc de jeter quelques pavés dans les portes mais les portes résistèrent alors on se lassa d ailleurs ceux qui devaient être regardés comme les chefs de l entreprise avaient depuis un instant quitté le groupe et s acheminaient vers l hôtel de M de Tréville qui les attendait déjà au courant de cette algarade Vite au Louvre dit il au Louvre sans perdre un instant et tâchons de voir le roi avant qu il soit prévenu par le cardinal nous lui raconterons la chose comme une suite de l affaire d hier et les deux passeront ensemble M de Tréville accompagné des quatre jeunes gens s achemina donc vers le Louvre mais au grand étonnement du capitaine des mousquetaires on lui annonça que le roi était allé courre le cerf dans la forêt de Saint Germain M de Tréville se fit répéter deux fois cette nouvelle et à chaque fois ses compagnons virent son visage rembrunir Est ce que Sa Majesté demanda t il avait dès hier le projet de faire cette chasse Non Votre Excellence répondit le valet de chambre c est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu on avait détourné cette nuit un cerf à son intention Il a d abord répondu qu il n irait pas puis il n a pas su résister au plaisir que lui promettait cette chasse et après le dîner il est parti Et le roi a t il vu le cardinal demanda M de Tréville Selon toute probabilité répondit le valet de chambre car j ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Éminence j ai demandé où elle allait et l on m a répondu A Saint Germain Nous sommes prévenus dit M de Tréville Messieurs je verrai le roi ce soir mais quant à vous je ne vous conseille pas de vous y hasarder L avis était trop raisonnable et surtout venait d un homme qui connaissait trop bien le roi pour que les quatre jeunes gens essayassent de le combattre M de Tréville les invita donc à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles En entrant à son hôtel M de Tréville songea qu il fallait prendre date en portant plainte le premier Il envoya un de ses domestiques chez M de La Trémouille avec une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M le cardinal et de réprimander ses gens de l audace qu ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires Mais M de La Trémouille déjà prévenu par son écuyer dont comme on le sait Bernajoux était le parent lui fit répondre que ce n était ni à M de Tréville ni à ses mousquetaires de se plaindre mais bien au contraire à lui dont les mousquetaires avaient chargé les gens et avaient voulu brûler l hôtel Or comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu durer longtemps chacun devant naturellement s entêter dans son opinion M de Tréville avisa un expédient qui avait pour but de tout terminer c était d aller trouver lui même M de La Trémouille Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer Les deux seigneurs se saluèrent poliment car s il n y avait pas amitié entre eux il y avait du moins estime Tous deux étaient gens de cœur et d honneur et comme M de La Trémouille protestant et voyant rarement le roi n était d aucun parti il n apportait en général dans ses relations sociales aucune prévention Cette fois néanmoins son accueil quoique poli fut plus froid que d habitude Monsieur dit M de Tréville nous croyons avoir à nous plaindre chacun l un de l autre et je suis venu moi même pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair Volontiers répondit M de La Trémouille mais je vous préviens que je suis bien renseigné et tout le tort est à vos mousquetaires Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable monsieur dit M de Tréville pour ne pas accepter la proposition que je vais vous faire Faites monsieur j écoute Comment se trouve M Bernajoux le parent de votre écuyer Mais monsieur fort mal Outre le coup d épée qu il a reçu dans le bras et qui n est pas autrement dangereux il en a encore ramassé un autre qui lui a traversé le poumon de sorte que le médecin en dit de pauvres choses Mais le blessé a t il conservé sa connaissance Parfaitement Parle t il Avec difficulté mais il parle Eh bien monsieur rendons nous près de lui adjurons le au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut être de dire la vérité Je le prends pour juge dans sa propre cause monsieur et ce qu il dira je le croirai M de La Trémouille réfléchit un instant puis comme il était difficile de faire une proposition plus raisonnable il accepta Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé Celui ci en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite essaya de se relever sur son lit mais il était trop faible et épuisé par l effort qu il avait fait il retomba presque sans connaissance Illustration Bernajoux raconta les choses exactement M de La Trémouille s approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie Alors M de Tréville ne voulant pas qu on pût l accuser d avoir influencé le malade invita M de La Trémouille à l interroger lui même Ce qu avait prévu M de Tréville arriva Placé entre la vie et la mort comme l était Bernajoux il n eut pas même l idée de taire un instant la vérité et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement telles qu elles s étaient passées C était tout ce que voulait M de Tréville il souhaita à Bernajoux une prompte convalescence prit congé de M de La Trémouille rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu il les attendait à dîner M de Tréville recevait fort bonne compagnie tout anti cardinaliste d ailleurs On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient d éprouver les gardes de Son Éminence Or comme d Artagnan avait été le héros de ces deux journées ce fut sur lui que tombèrent toutes les félicitations qu Athos Porthos et Aramis lui abandonnèrent non seulement en bons camarades mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour lui laisser le sien Vers six heures M de Tréville annonça qu il était tenu d aller au Louvre mais comme l heure de l audience accordée par Sa Majesté était passée au lieu de réclamer l entrée par le petit escalier il se plaça avec les quatre jeunes gens dans l antichambre Le roi n était pas encore revenu de la chasse Nos jeunes gens attendaient depuis une demi heure à peine mêlés à la foule des courtisans lorsque toutes les portes s ouvrirent et qu on annonça Sa Majesté A cette annonce d Artagnan se sentit frémir jusqu à la moelle des os L instant qui allait suivre devait selon toute probabilité décider du reste de sa vie Aussi ses yeux se fixèrent ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi Louis XIII parut marchant le premier il était en costume de chasse encore tout poudreux ayant de grandes bottes et tenant un fouet à la main Au premier coup d œil d Artagnan jugea que l esprit du roi était à l orage Cette disposition toute visible qu elle était chez Sa Majesté n empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage dans les antichambres royales mieux vaut encore être vu d un œil irrité que de ne pas être vu du tout Les trois mousquetaires n hésitèrent donc pas et firent un pas en avant tandis que d Artagnan au contraire restait caché derrière eux mais quoique le roi connût personnellement Athos Porthos et Aramis il passa devant eux sans les regarder sans leur parler et comme s il ne les avait jamais vus Quant à M de Tréville lorsque les yeux du roi s arrêtèrent un instant sur lui il soutint ce regard avec tant de fermeté que ce fut le roi qui détourna la vue après quoi tout en grommelant Sa Majesté rentra dans son appartement Les affaires vont mal dit Athos en souriant et nous ne serons pas encore faits chevaliers de l ordre cette fois ci Attendez ici dix minutes dit M de Tréville et si au bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir retournez à mon hôtel car il sera inutile que vous m attendiez plus longtemps Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes un quart d heure vingt minutes et voyant que M de Tréville ne reparaissait point ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver M de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet ce qui ne l avait pas empêché de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé Mauvaise monsieur mauvaise répondit le roi je m ennuie C était en effet la pire maladie de Louis XIII qui souvent prenait un de ses courtisans l attirait à une fenêtre et lui disait Monsieur un tel ennuyons nous ensemble Comment Votre Majesté s ennuie dit M de Tréville N a t elle donc pas pris aujourd hui le plaisir de la chasse Beau plaisir monsieur Tout dégénère sur mon âme et je ne sais si c est le gibier qui n a plus de voie ou les chiens qui n ont plus de nez Nous lançons un cerf dix cors nous le courons six heures et quand il est prêt à tenir quand Saint Simon met déjà le cor à sa bouche pour sonner l hallali toute la meute prend le change et s emporte sur un daguet Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre comme j ai renoncé à la chasse au vol Ah je suis un roi bien malheureux monsieur de Tréville Je n avais plus qu un gerfaut il est mort avant hier En effet sire je comprends votre désespoir et le malheur est grand mais il vous reste encore ce me semble bon nombre de faucons d éperviers et de tiercelets Et pas un homme pour les instruire les fauconniers s en vont il n y a plus que moi qui connaisse l art de la vénerie Après moi tout sera dit et l on chassera avec des traquenards des pièges des trappes Si j avais le temps encore de former des élèves mais oui M le cardinal est là qui ne me laisse pas un instant de repos qui me parle de l Espagne qui me parle de l Autriche qui me parle de l Angleterre Ah à propos de M le cardinal monsieur de Tréville je ne suis pas content de vous M de Tréville attendait le roi à cette chute Il connaissait le roi de longue main il avait compris que toutes ses plaintes n étaient qu une préface une espèce d excitation pour s encourager lui même et que c était où il était arrivé enfin qu il en voulait venir Et en quoi ai je été assez malheureux pour déplaire à Votre Majesté demanda M de Tréville en feignant le plus profond étonnement Est ce ainsi que vous faites votre charge monsieur continua le roi sans répondre directement à la question de M de Tréville est ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de mes mousquetaires que ceux ci assassinent un homme émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en disiez un mot Mais au reste continua le roi sans doute que je me hâte de vous accuser sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m annoncer que justice est faite Sire répondit tranquillement M de Tréville je viens vous la demander au contraire Et contre qui s écria le roi Contre les calomniateurs dit M de Tréville Ah voilà qui est nouveau reprit le roi N allez vous pas me dire que vos trois mousquetaires damnés Athos Porthos et Aramis et votre cadet de Béarn ne se sont pas jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux et ne l ont pas maltraité de telle façon qu il est probable qu il est en train de trépasser à cette heure N allez vous pas dire qu ensuite ils n ont pas fait le siège de l hôtel du duc de La Trémouille et qu ils n ont point voulu le brûler Ce qui n aurait peut être pas été un très grand malheur en temps de guerre vu que c est un nid de huguenots mais ce qui en temps de paix est un fâcheux exemple Dites n allez vous pas nier tout cela Et qui vous a fait ce beau récit sire demanda tranquillement M de Tréville Qui m a fait ce beau récit monsieur et qui voulez vous que ce soit si ce n est celui qui veille quand je dors qui travaille quand je m amuse qui mène tout au dedans et au dehors du royaume en France comme en Europe Sa Majesté veut parler de Dieu sans doute dit M de Tréville car je ne connais que Dieu qui soit si fort au dessus de Sa Majesté Non monsieur je veux parler du soutien de l État de mon seul serviteur de mon ami de M le cardinal Son Éminence n est pas Sa Sainteté sire Qu entendez vous par là monsieur Qu il n y a que le pape qui soit infaillible et que cette infaillibilité ne s étend pas aux cardinaux Vous voulez dire qu il me trompe vous voulez dire qu il me trahit Vous l accusez alors Voyons dites avouez franchement que vous l accusez Non sire mais je dis qu il se trompe lui même je dis qu il a été mal renseigné je dis qu il a eu hâte d accuser les mousquetaires de Votre Majesté pour lesquels il est injuste et qu il n a pas été puiser ses renseignements aux bonnes sources L accusation vient de M de La Trémouille du duc lui même Que répondez vous à cela Je pourrais répondre sire qu il est trop intéressé dans la question pour être un témoin impartial mais loin de là sire je connais le duc pour un loyal gentilhomme et je m en rapporterai à lui mais à une condition sire Laquelle C est que Votre Majesté le fera venir l interrogera mais elle même en tête à tête sans témoins et que je reverrai Votre Majesté aussitôt qu elle aura reçu le duc Oui da fit le roi et vous vous en rapporterez à ce que dira M de La Trémouille Oui sire Vous accepterez son jugement Sans doute Et vous vous soumettrez aux réparations qu il exigera Parfaitement La Chesnaye fit le roi La Chesnaye Le valet de chambre de confiance de Louis XIII qui se tenait toujours à la porte entra La Chesnaye dit le roi qu on aille à l instant même me querir M de La Trémouille je veux lui parler ce soir Votre Majesté veut elle bien me donner sa parole qu elle ne verra personne entre M de La Trémouille et moi Personne foi de gentilhomme A demain sire alors A demain monsieur A quelle heure s il plaît à Votre Majesté A l heure que vous voudrez Mais en venant par trop matin je crains de réveiller Votre Majesté Me réveiller Est ce que je dors Je ne dors plus monsieur je rêve quelquefois voilà tout Venez donc d aussi bon matin que vous voudrez à sept heures mais gare à vous si vos mousquetaires sont coupables Si mes mousquetaires sont coupables sire les coupables seront remis aux mains de Votre Majesté qui ordonnera d eux selon son bon plaisir Votre Majesté exige t elle quelque chose de plus qu elle parle je suis prêt à lui obéir Non monsieur non A demain donc monsieur à demain Dieu garde jusque là Votre Majesté Si peu que dormit le roi M de Tréville dormit plus mal encore il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et demie du matin Il les emmena avec lui sans leur rien affirmer sans leur rien promettre et ne leur cachant pas que leur faveur et même la sienne tenaient à un coup de dés Arrivé au bas du petit escalier il les fit attendre Si le roi était toujours irrité contre eux ils s éloigneraient sans être vus si le roi consentait à les recevoir on n aurait qu à les faire appeler En arrivant dans l antichambre particulière du roi M de Tréville trouva La Chesnaye qui lui apprit qu on n avait pas rencontré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel qu il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre qu il venait seulement d arriver et qu il était à cette heure chez le roi Cette circonstance plut beaucoup à M de Tréville qui de cette façon fut certain qu aucune suggestion étrangère ne se glisserait entre la déposition de M de La Trémouille et lui En effet dix minutes s étaient à peine écoulées que la porte du cabinet du roi s ouvrit et que M de Tréville en vit sortir le duc de La Trémouille lequel vint à lui et dit Monsieur de Tréville Sa Majesté vient de m envoyer querir pour savoir comment les choses se sont passées hier matin à mon hôtel Je lui ai dit la vérité c est à dire que la faute est à mes gens et que je suis prêt à vous en faire mes excuses Puisque je vous rencontre veuillez les recevoir et me tenir toujours pour un de vos amis Monsieur le duc dit M de Tréville j étais si plein de confiance dans votre loyauté que je n avais pas voulu près de Sa Majesté d autre défenseur que vous même Je vois que je ne m étais pas abusé et je vous remercie de ce qu il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j ai dit de vous C est bien c est bien dit le roi qui avait écouté tous ces compliments entre les deux portes seulement dites lui Tréville puisqu il se prétend un de vos amis que moi aussi je voudrais être des siens mais qu il me néglige qu il y a tantôt trois ans que je ne l ai vu et que je ne le vois que quand je l envoie chercher Dites lui tout cela de ma part car ce sont de ces choses qu un roi ne peut dire lui même Merci sire merci dit le duc mais que Votre Majesté croie bien que ce ne sont pas ceux je ne dis point cela pour M de Tréville que ce ne sont point ceux qu elle voit à toute heure du jour qui lui sont le plus dévoués Ah vous avez entendu ce que j ai dit tant mieux duc tant mieux dit le roi en s avançant jusque sur la porte Ah c est vous Tréville où sont vos mousquetaires Je vous avais dit avant hier de me les amener pourquoi ne l avez vous pas fait Ils sont en bas sire et avec votre congé La Chesnaye va leur dire de monter Oui oui qu ils viennent tout de suite il va être huit heures et à neuf heures j attends une visite Allez monsieur le duc et revenez surtout Entrez Tréville Le duc salua et sortit Au moment où il ouvrait la porte les trois mousquetaires et d Artagnan conduits par La Chesnaye apparaissaient au haut de l escalier Venez mes braves dit le roi venez j ai à vous gronder Les mousquetaires s approchèrent en s inclinant d Artagnan les suivait par derrière Comment diable continua le roi à vous quatre sept gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours C est trop messieurs c est trop A ce compte là Son Éminence serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur Un par hasard je ne dis pas mais sept en deux jours je le répète c est trop c est beaucoup trop Aussi dit M de Tréville Votre Majesté voit qu ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses Tout contrits et tout repentants Hum fit le roi je ne me fie point à leurs faces hypocrites il y a surtout là bas une figure de Gascon Venez ici monsieur D Artagnan qui comprit que c était à lui que le compliment s adressait s approcha en prenant son air le plus désespéré Eh bien que me disiez vous donc que c était un jeune homme c est un enfant monsieur de Tréville un véritable enfant Et c est celui là qui a donné ce rude coup d épée à Jussac Et ces deux beaux coups d épée à Bernajoux Véritablement Sans compter dit Athos que s il ne m avait pas tiré des mains de Bicarat je n aurais très certainement pas l honneur de faire en ce moment ma très humble révérence à Votre Majesté Mais c est donc un véritable démon que ce Béarnais ventre saint gris monsieur de Tréville comme eût dit le roi mon père A ce métier là on doit trouer force pourpoints et briser force épées Or les Gascons sont toujours pauvres n est ce pas Sire je dois dire qu on n a pas encore trouvé des mines d or dans leurs montagnes quoique le Seigneur leur dût bien ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu les prétentions du roi votre père Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m ont fait roi moi même n est ce pas Tréville puisque je suis le fils de mon père Eh bien à la bonne heure je ne dis pas non La Chesnaye allez voir si en fouillant dans toutes mes poches vous trouverez quarante pistoles et si vous les trouvez apportez les moi Et maintenant voyons jeune homme la main sur la conscience comment cela s est il passé D Artagnan raconta l aventure de la veille dans tous ses détails comment n ayant pas pu dormir de la joie qu il éprouvait à voir Sa Majesté il était arrivé chez ses amis trois heures avant l heure de l audience comment ils étaient allés ensemble au tripot et comment sur la crainte qu il avait manifestée de recevoir une balle au visage il avait été raillé par Bernajoux lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie et M de La Trémouille qui n y était pour rien de la perte de son hôtel Illustration Voici dit le roi une preuve de ma satisfaction C est bien cela murmurait le roi oui c est ainsi que le duc m a raconté la chose Pauvre cardinal sept hommes en deux jours et de ses plus chers mais c est assez comme cela messieurs entendez vous c est assez vous avez pris votre revanche de la rue Férou et au delà vous devez être satisfaits Si Votre Majesté l est dit Tréville nous le sommes Oui je le suis ajouta le roi en prenant une poignée d or de la main de La Chesnaye et la mettant dans celle de d Artagnan Voici dit il une preuve de ma satisfaction A cette époque les idées de fierté qui sont de mise de nos jours n étaient point encore de mode Un gentilhomme recevait de la main à la main de l argent du roi et n en était pas le moins du monde humilié D Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune façon et en remerciant tout au contraire grandement Sa Majesté Là dit le roi en regardant sa pendule là et maintenant qu il est huit heures et demie retirez vous car je vous l ai dit j attends quelqu un à neuf heures Merci de votre dévouement messieurs J y puis compter n est ce pas Oh sire s écrièrent d une même voix les quatre compagnons nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majesté Bien bien mais restez entiers cela vaut mieux et vous me serez plus utiles Tréville ajouta le roi à demi voix pendant que les autres se retiraient comme vous n avez pas de place dans les mousquetaires et que d ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons décidé qu il fallait faire un noviciat placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M des Essarts votre beau frère Ah pardieu Tréville je me réjouis de la grimace que va faire le cardinal il sera furieux mais cela m est égal je suis dans mon droit Et le roi salua de la main Tréville qui sortit et s en vint rejoindre ses mousquetaires qu il trouva partageant avec d Artagnan les quarante pistoles Et le cardinal comme l avait dit Sa Majesté fut effectivement furieux si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi ce qui n empêchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde et toutes les fois qu il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante Eh bien monsieur le cardinal comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac qui sont à vous VII L INTÉRIEUR DES MOUSQUETAIRES Lorsque d Artagnan fut hors du Louvre et qu il consulta ses amis sur l emploi qu il devait faire de sa part des quarante pistoles Athos lui conseilla de commander un bon repas à la Pomme de Pin Porthos de prendre un laquais et Aramis de se faire une maîtresse convenable Illustration Il faisait des ronds en crachant dans l eau Le repas fut exécuté le jour même et le laquais y servit à table Le repas avait été commandé par Athos et le laquais fourni par Porthos C était un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauché le jour même et à cette occasion sur le pont de la Tournelle pendant qu il faisait des ronds en crachant dans l eau Porthos avait prétendu que cette occupation était la preuve d une organisation réfléchie et contemplative et il l avait emmené sans autre recommandation La grande mine de ce gentilhomme pour le compte duquel il se crut engagé avait séduit Planchet c était le nom du Picard il y eut chez lui un léger désappointement lorsqu il vit que la place était déjà prise par un confrère nommé Mousqueton et lorsque Porthos lui eut signifié que son état de maison quoique grand ne comportait pas deux domestiques et qu il lui fallait entrer au service de d Artagnan Cependant lorsqu il assista au dîner que donnait son maître et qu il vit celui ci tirer en payant une poignée d or de sa poche il crut sa fortune faite et remercia le ciel d être tombé en la possession d un pareil Crésus il persévéra dans cette opinion jusqu après le festin des reliefs duquel il répara de longues abstinences Mais en faisant le soir le lit de son maître les chimères de Planchet s évanouirent Le lit était le seul de l appartement qui se composait d une antichambre et d une chambre à coucher Planchet coucha dans l antichambre sur une couverture tirée du lit de d Artagnan et dont d Artagnan se passa depuis Athos de son côté avait un valet qu il avait dressé à son service d une façon toute particulière et que l on appelait Grimaud Il était fort silencieux ce digne seigneur Nous parlons d Athos bien entendu Depuis cinq ou six ans qu il vivait dans la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et Aramis ceux ci se rappelaient l avoir vu sourire souvent mais jamais ils ne l avaient entendu rire Ses paroles étaient brèves et expressives disant toujours ce qu elles voulaient dire rien de plus pas d enjolivements pas de broderies pas d arabesques Sa conversation était un fait sans aucun épisode Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d une grande beauté de corps et d esprit personne ne lui connaissait de maîtresse Jamais il ne parlait de femmes Seulement il n empêchait pas qu on en parlât devant lui quoiqu il fût facile de voir que ce genre de conversation auquel il ne se mêlait que par des mots amers et des aperçus misanthropiques lui était parfaitement désagréable Sa réserve sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard il avait donc pour ne point déroger à ses habitudes habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes Illustration Athos rossait Grimaud Quelquefois Grimaud qui craignait son maître comme le feu tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son génie une grande vénération croyait avoir parfaitement compris ce qu il désirait s élançait pour exécuter l ordre reçu et faisait précisément le contraire Alors Athos haussait les épaules et sans se mettre en colère rossait Grimaud Ces jours là il parlait un peu Porthos comme on a pu le voir avait un caractère tout opposé à celui d Athos non seulement il parlait beaucoup mais il parlait haut peu lui importait au reste il faut lui rendre cette justice qu on l écoutât ou non il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s entendre il parlait de toutes choses excepté de sciences excipant à cet endroit de la haine invétérée que depuis son enfance il portait disait il aux savants Il avait moins grand air qu Athos et le sentiment de son infériorité à ce sujet l avait dans le commencement de leur liaison rendu souvent injuste pour ce gentilhomme qu il s était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes Mais avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied Athos prenait à l instant même la place qui lui était due et reléguait le fastueux Porthos au second rang Porthos s en consolait en remplissant l antichambre de M de Tréville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes tandis qu Athos ne parlait jamais des siennes et pour le moment après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d épée de la robine à la baronne il n était question de rien moins pour Porthos que d une princesse étrangère qui lui voulait un bien énorme Un vieux proverbe dit Tel maître tel valet Passons donc du valet d Athos à celui de Porthos de Grimaud à Mousqueton Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore de Mousqueton Il était entré au service de Porthos à la condition qu il serait habillé et logé seulement mais d une façon magnifique il ne réclamait que deux heures par jour pour les consacrer à une industrie qui devait pourvoir à tous ses autres besoins Porthos avait accepté le marché la chose lui allait à merveille Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange et grâce à un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf en les retournant et dont la femme était soupçonnée de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques Mousqueton faisait à la suite de son maître fort bonne figure Illustration Mousqueton faisait à la suite de son maître fort bonne figure Quant à Aramis dont nous croyons avoir suffisamment exposé le caractère caractère du reste que comme celui de ses compagnons nous pourrons suivre dans son développement son laquais s appelait Bazin Grâce à l espérance qu avait son maître d entrer un jour dans les ordres il était toujours vêtu de noir comme doit l être le serviteur d un homme d église C était un Berrichon de trente cinq à quarante ans doux paisible grassouillet occupant à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats mais excellents Au reste muet aveugle sourd et d une fidélité à toute épreuve Maintenant que nous connaissons superficiellement du moins les maîtres et les valets passons aux demeures occupées par chacun d eux Athos habitait rue Férou à deux pas du Luxembourg son appartement se composait de deux petites chambres fort proprement meublées dans une maison garnie dont l hôtesse encore jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux Quelques fragments d une grande splendeur passée éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement c était une épée par exemple richement damasquinée qui remontait pour la façon à l époque de François Ier et dont la poignée seule incrustée de pierres précieuses pouvait valoir deux cents pistoles et que cependant dans ses moments de plus grande détresse Athos n avait jamais consenti à engager ou à vendre Cette épée avait longtemps fait l ambition de Porthos Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette épée Un jour qu il avait rendez vous avec une duchesse il essaya même de l emprunter à Athos Athos sans rien dire vida ses poches ramassa tous ses bijoux bourses aiguillettes et chaînes d or il offrit tout à Porthos mais quant à l épée lui dit il elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque son maître quitterait lui même son logement Outre son épée il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps de Henri III vêtu avec la plus grande élégance et qui portait l ordre du Saint Esprit et ce portrait avait avec Athos certaines similitudes de famille qui indiquaient que ce grand seigneur chevalier des ordres du roi était son ancêtre Enfin un coffre de magnifique orfèvrerie aux mêmes armes que l épée et le portrait faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture Athos portait toujours la clé de ce coffre sur lui Mais un jour il l avait ouvert devant Porthos et Porthos avait pu s assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers des lettres d amour et des papiers de famille sans doute Porthos habitait un appartement très vaste et d une très somptueuse apparence rue du Vieux Colombier Chaque fois qu il passait avec quelque ami devant ses fenêtres à l une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée Porthos levait la tête et la main et disait Voilà ma demeure Mais jamais on ne le trouvait chez lui jamais il n invitait personne à y monter et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles Quant à Aramis il habitait un petit logement composé d un boudoir d une salle à manger et d une chambre à coucher laquelle chambre située comme le reste de l appartement au rez de chaussée donnait sur un petit jardin frais vert ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage Reste d Artagnan mais nous savons comment il était logé et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais maître Planchet D Artagnan qui était fort curieux de sa nature comme le sont du reste les gens qui ont le génie de l intrigue fit tous ses efforts pour savoir ce qu étaient au juste Athos Porthos et Aramis car sous ces noms de guerre chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme Athos surtout qui sentait son grand seigneur d une lieue Il s adressa donc à Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis et à Aramis pour connaître Porthos Malheureusement Porthos lui même ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré On disait qu il avait eu de grands malheurs dans ses histoires amoureuses et qu une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la vie de ce galant homme Quelle était cette trahison tout le monde l ignorait Porthos excepté son véritable nom que M de Tréville savait seul ainsi que celui de ses deux camarades avait une vie facile à connaître On voyait à travers sa personne vaniteuse et indiscrète comme à travers un cristal Seulement il fallait bien se garder de croire tout le bien qu il disait de lui Quant à Aramis tout en ayant l air de n avoir aucun secret c était un garçon tout confit de mystères répondant peu aux questions qu on lui faisait sur les autres et éludant celles que l on faisait sur lui même Un jour d Artagnan après l avoir longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse voulut savoir aussi à quoi s en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur Et vous mon cher compagnon lui dit il vous qui parlez des baronnes des comtesses et des princesses des autres Pardon interrompit Aramis j ai parlé parce que Porthos en parle lui même parce qu il a crié toutes ces belles choses devant moi Mais croyez bien mon cher monsieur d Artagnan que si je les tenais d une autre source ou qu il me les eût confiées il n y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi Je n en doute pas reprit d Artagnan mais enfin il me semble que vous même vous êtes assez familier avec les armoiries témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l honneur de votre connaissance Aramis cette fois ne se fâcha point mais il prit son air le plus modeste et répondit affectueusement Mon cher n oubliez pas que je veux être d Église et que je fuis toutes les occasions mondaines Ce mouchoir que vous avez vu ne m était point confié mais il avait été oublié chez moi par un de mes amis J ai dû le recueillir pour ne pas les compromettre lui et la dame qu il aime Pour moi je n ai point et ne veux point avoir de maîtresse suivant en cela l exemple très judicieux d Athos qui n en a pas plus que moi Mais que diable vous n êtes pas abbé puisque vous êtes mousquetaire Mousquetaire par intérim mon cher comme dit le cardinal mousquetaire contre mon gré mais homme d Église dans le cœur croyez moi Athos et Porthos m ont fourré là dedans pour m occuper j ai eu au moment d être ordonné une petite difficulté avec Mais cela ne vous inquiète guère et je vous prends un temps précieux Point du tout cela m intéresse fort s écria d Artagnan et je n ai pour le moment absolument rien à faire Oui mais moi j ai mon bréviaire à dire répondit Aramis puis quelques vers à composer que m a demandés madame d Aiguillon ensuite je dois passer rue Saint Honoré afin d acheter du rouge pour madame de Chevreuse vous voyez mon cher ami que si rien ne vous presse je suis très pressé moi Et Aramis tendit affectueusement la main à son jeune compagnon et prit congé de lui D Artagnan ne put quelque peine qu il se donnât en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis Il prit donc son parti de croire dans le présent tout ce qu on disait de leur passé espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l avenir En attendant il considéra Athos comme un Achille Porthos comme un Ajax et Aramis comme un Joseph Au reste la vie des quatre jeunes gens était joyeuse Athos jouait et toujours malheureusement Cependant il n empruntait jamais un sou à ses amis quoique sa bourse fût sans cesse à leur service et lorsqu il avait joué sur parole il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille Porthos avait des fougues ces jours là s il gagnait on le voyait insolent et splendide s il perdait il disparaissait complètement pendant quelques jours après lesquels il reparaissait le visage blême et la mine allongée mais avec de l argent dans ses poches Aramis ne jouait jamais C était bien le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir Il avait toujours besoin de travailler Quelquefois au milieu d un dîner quand chacun dans l entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation croyait que l on en avait encore pour deux ou trois heures à rester à table Aramis regardait sa montre se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de la société pour aller disait il consulter un casuiste avec lequel il avait rendez vous D autres fois il retournait à son logis pour écrire une thèse et priait ses amis de ne pas le distraire Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique si bienséant à sa noble figure et Porthos buvait en jurant qu Aramis ne serait jamais qu un curé de village Planchet le valet de d Artagnan supporta noblement la bonne fortune il recevait trente sous par jour et pendant un mois il revenait au logis gai comme un pinson et affable envers son maître Quand le vent de l adversité commença à souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs c est à dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu près il commença des plaintes qu Athos trouva nauséabondes Porthos indécentes et Aramis ridicules Athos conseilla donc à d Artagnan de congédier le drôle Porthos voulait qu on le bâtonnât auparavant et Aramis prétendit qu un maître ne devait entendre que les compliments qu on fait de lui Cela vous est bien aisé à dire reprit d Artagnan à vous Athos qui vivez muet avec Grimaud qui lui défendez de parler et qui par conséquent n avez jamais de mauvaises paroles avec lui à vous Porthos qui menez un train magnifique et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton à vous enfin Aramis qui toujours distrait par vos études théologiques inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin homme doux et religieux mais moi qui suis sans consistance et sans ressources moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde moi que ferais je pour inspirer de l affection de la terreur ou du respect à Planchet La chose est grave répondirent les trois amis c est une affaire d intérieur il en est des valets comme des femmes il faut les mettre tout de suite sur le pied où l on désire qu ils restent Réfléchissez donc D Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provision ce qui fut exécuté avec la conscience que d Artagnan mettait en toutes choses puis après l avoir bien rossé il lui défendit de quitter son service sans sa permission car ajouta t il l avenir ne peut me faire faute j attends inévitablement des temps meilleurs Ta fortune est donc faite si tu restes près de moi et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta fortune en t accordant le congé que tu me demandes Cette manière d agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d Artagnan Planchet fut également saisi d admiration et ne parla plus de s en aller La vie des quatre jeunes gens était devenue commune d Artagnan qui n avait aucune habitude puisqu il arrivait de sa province et tombait au milieu d un monde tout nouveau pour lui prit aussitôt les habitudes de ses amis On se levait vers huit heures en hiver vers six heures en été et l on allait prendre le mot d ordre et l air des affaires chez M de Tréville D Artagnan bien qu il ne fût pas mousquetaire en faisait le service avec une ponctualité touchante il était toujours de garde parce qu il tenait toujours compagnie à celui de ses trois amis qui montait la sienne On le connaissait à l hôtel des mousquetaires et chacun le tenait pour un bon camarade M de Tréville qui l avait apprécié du premier coup d œil et qui lui portait une véritable affection ne cessait de le recommander au roi Illustration Ce fut le tour d Athos de Porthos et d Aramis de monter la garde avec d Artagnan De leur côté les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade L amitié qui unissait ces quatre hommes et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour soit pour duel soit pour affaires soit pour plaisir les faisait sans cesse courir l un après l autre comme des ombres et l on rencontrait toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la place Saint Sulpice et de la rue du Vieux Colombier au Luxembourg En attendant les promesses de M de Tréville allaient leur train Un beau jour le roi commanda à M le chevalier des Essarts de prendre d Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes D Artagnan endossa en soupirant cet habit qu il eût voulu au prix de dix années de son existence troquer contre la casaque de mousquetaire Mais M de Tréville promit cette faveur après un noviciat de deux ans noviciat qui pouvait être abrégé au reste si l occasion se présentait pour d Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d éclat D Artagnan se retira sur cette promesse et dès le lendemain commença son service Alors ce fut le tour d Athos de Porthos et d Aramis de monter la garde avec d Artagnan quand il était de garde La compagnie de M le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d un le jour où elle prit d Artagnan VIII UNE INTRIGUE DE COUR Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII ainsi que toutes les choses de ce monde après avoir eu un commencement avaient eu une fin et depuis cette fin nos quatre compagnons étaient tombés dans la gêne D abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l association de ses propres deniers Porthos lui avait succédé et grâce à une de ces disparitions auxquelles on était habitué il avait pendant près de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde enfin était arrivé le tour d Aramis qui s était exécuté de bonne grâce et qui était parvenu disait il en vendant ses livres de théologie à se procurer quelques pistoles On eut alors comme d habitude recours à M de Tréville qui fit quelques avances sur la solde mais ces avances ne pouvaient pas conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient déjà force comptes arriérés et un garde qui n en avait pas encore Enfin quand on vit qu on allait manquer tout à fait on rassembla dans un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua Malheureusement il était dans une mauvaise veine il perdit tout plus vingt cinq pistoles sur parole Alors la gêne devint de la détresse on vit les affamés suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde ramassant chez leurs amis du dehors tous les dîners qu ils purent trouver car suivant l avis d Aramis on devait dans la prospérité semer des repas à droite et à gauche pour en récolter quelques uns dans la disgrâce Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais Porthos eut six occasions et en fit également jouir ses camarades Aramis en eut huit c était un homme comme on a déjà pu s en apercevoir qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne Quant à d Artagnan qui ne connaissait encore personne dans la capitale il ne trouva qu un déjeuner de chocolat chez un prêtre de son pays et un dîner chez un cornette des gardes Il mena son armée chez le prêtre auquel on dévora sa provision de deux mois et chez le cornette qui fit des merveilles mais comme le disait Planchet on ne mange toujours qu une fois même quand on mange beaucoup Illustration On dévora sa provision de deux mois D Artagnan se trouva donc assez humilié de n avoir eu qu un repas et demi car le déjeuner chez le prêtre ne pouvait compter que pour un demi repas à offrir à ses compagnons en échange des festins que s étaient procurés Athos Porthos et Aramis Il se croyait à charge à la société oubliant dans sa bonne foi toute juvénile qu il avait nourri cette société pendant un mois et son esprit préoccupé se mit à travailler activement Il réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes braves entreprenants et actifs devait avoir un autre but que des promenades déhanchées des leçons d escrime et des lazzis plus ou moins spirituels En effet quatre hommes comme eux quatre hommes dévoués les uns aux autres depuis la bourse jusqu à la vie quatre hommes se soutenant toujours ne reculant jamais exécutant isolément ou ensemble les résolutions prises en commun quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point devaient inévitablement soit dans l ombre soit au jour soit par la mine soit par la tranchée soit par la ruse soit par la force s ouvrir un chemin vers le but qu ils voulaient atteindre si bien défendu ou si éloigné qu il fût La seule chose qui étonna d Artagnan c est que ses compagnons n eussent point songé à cela Il y songeait lui et sérieusement même se creusant la cervelle pour trouver une direction à cette force unique quatre fois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que comme avec le levier que cherchait Archimède on ne parvînt à soulever le monde lorsque l on frappa doucement à la porte D Artagnan réveilla Planchet et lui ordonna d ouvrir Que de cette phrase d Artagnan réveilla Planchet le lecteur n aille pas augurer qu il faisait nuit ou que le jour n était point encore venu Non quatre heures venaient de sonner Planchet deux heures auparavant était venu demander à dîner à son maître lequel lui avait répondu par le proverbe Qui dort dîne Et Planchet dînait en dormant Un homme fut introduit de mine assez simple et qui avait l air d un bourgeois Planchet pour son dessert eût bien voulu entendre la conversation mais le bourgeois déclara à d Artagnan que ce qu il avait à lui dire étant important et confidentiel il désirait demeurer en tête à tête avec lui D Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se regardèrent comme pour faire une connaissance préalable après quoi d Artagnan s inclina en signe qu il écoutait J ai entendu parler de M d Artagnan comme d un jeune homme fort brave dit le bourgeois et cette réputation dont il jouit à juste titre m a décidé à lui confier un secret Parlez monsieur parlez dit d Artagnan qui d instinct flaira quelque chose d avantageux Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua J ai ma femme qui est lingère chez la reine monsieur et qui ne manque ni de sagesse ni de beauté On me l a fait épouser voilà bientôt trois ans quoiqu elle n eût qu un petit avoir parce que M de La Porte le portemanteau de la reine est son parrain et la protège Eh bien monsieur demanda d Artagnan Eh bien reprit le bourgeois eh bien monsieur ma femme a été enlevée hier au matin comme elle sortait de sa chambre de travail Et par qui votre femme a t elle été enlevée Je n en sais rien sûrement monsieur mais je soupçonne quelqu un Et quelle est cette personne que vous soupçonnez Un homme qui la poursuivait depuis longtemps Diable Mais voulez vous que je vous dise monsieur continua le bourgeois je suis convaincu qu il y a moins d amour que de politique dans tout cela Moins d amour que de politique reprit d Artagnan d un air fort réfléchi et que soupçonnez vous Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne Monsieur je vous ferai observer que je ne vous demande absolument rien moi C est vous qui êtes venu C est vous qui m avez dit que vous aviez un secret à me confier Faites donc à votre guise il est encore temps de vous retirer Non monsieur non vous m avez l air d un honnête jeune homme et j aurai confiance en vous Je crois donc que ce n est pas à cause de ses amours que ma femme a été arrêtée mais à cause de celles d une plus grande dame qu elle Ah ah serait ce à cause des amours de madame de Bois Tracy fit d Artagnan qui voulut avoir l air vis à vis de son bourgeois d être au courant des affairés de la cour Plus haut monsieur plus haut De madame d Aiguillon Plus haut encore De madame de Chevreuse Plus haut beaucoup plus haut De la d Artagnan s arrêta Oui monsieur répondit si bas qu à peine si on put l entendre le bourgeois épouvanté Et avec qui Avec qui cela peut il être si ce n est avec le duc de Le duc de Oui monsieur répondit le bourgeois en donnant à sa voix une intonation plus sourde encore Mais comment savez vous tout cela vous Ah comment je le sais Oui comment le savez vous Pas de demi confidence ou vous comprenez Je le sais par ma femme monsieur par ma femme elle même Qui le sait elle par qui Par M de La Porte Ne vous ai je pas dit qu elle était la filleule de M de La Porte l homme de confiance de la reine Eh bien M de La Porte l avait mise près de Sa Majesté pour que notre pauvre reine au moins eût quelqu un à qui se fier abandonnée comme elle l est par le roi espionnée comme elle l est par le cardinal trahie comme elle l est par tous Illustration Plus haut beaucoup plus haut dit Bonacieux Ah ah voilà qui se dessine dit d Artagnan Or ma femme est venue il y a quatre jours monsieur une de ses conditions était qu elle devait me venir voir deux fois la semaine car ainsi que j ai eu l honneur de vous le dire ma femme m aime beaucoup ma femme est donc venue et m a confié que la reine en ce moment ci avait de grandes craintes Vraiment Oui M le cardinal à ce qu il paraît la poursuit et la persécute plus que jamais il ne peut pas lui pardonner l histoire de la sarabande Vous savez l histoire de la sarabande Pardieu si je la sais répondit d Artagnan qui ne savait rien du tout mais qui voulait avoir l air d être au courant De sorte que maintenant ce n est plus de la haine c est de la vengeance Vraiment Et la reine croit Eh bien que croit la reine Elle croit que l on a écrit à M le duc de Buckingham en son nom Au nom de la reine Oui pour le faire venir à Paris et une fois venu à Paris pour l attirer dans quelque piège Diable mais votre femme mon cher monsieur qu a t elle à faire dans tout cela On connaît son dévouement pour la reine et l on veut ou l éloigner de sa maîtresse ou l intimider pour avoir les secrets de Sa Majesté ou la séduire pour se servir d elle comme d un espion C est probable dit d Artagnan mais l homme qui l a enlevée le connaissez vous Je vous ai dit que je croyais le connaître Son nom Je ne le sais pas ce que je sais seulement c est que c est une créature du cardinal son âme damnée Mais vous l avez vu Oui ma femme me l a montré un jour A t il un signalement auquel on puisse le reconnaître Oh certainement c est un seigneur de haute mine poil noir teint basané œil perçant dents blanches et une cicatrice à la tempe Une cicatrice à la tempe s écria d Artagnan et avec cela dents blanches œil perçant teint basané poil noir et haute mine c est mon homme de Meung C est votre homme dites vous Oui oui mais cela ne fait rien à la chose Non je me trompe cela la simplifie beaucoup au contraire si votre homme est le mien je ferai d un coup deux vengeances voilà tout mais où rejoindre cet homme Je n en sais rien Vous n avez aucun renseignement sur sa demeure Aucun un jour que je reconduisais ma femme au Louvre il en sortait comme elle allait y entrer et elle me l a fait voir Diable diable murmura d Artagnan tout ceci est bien vague par qui avez vous su l enlèvement de votre femme Par M de La Porte Vous a t il donné quelque détail Il n en avait aucun Et vous n avez rien appris d un autre côté Si fait j ai reçu Quoi Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence Vous revenez encore là dessus cependant je vous ferai observer que cette fois il est un peu tard pour reculer Aussi je ne recule pas mordieu s écria le bourgeois en jurant pour se monter la tête D ailleurs foi de Bonacieux Vous vous appelez Bonacieux interrompit d Artagnan Oui c est mon nom Vous disiez donc foi de Bonacieux pardon si je vous ai interrompu mais il me semblait que ce nom ne m était pas inconnu C est possible monsieur Je suis votre propriétaire Ah ah fit d Artagnan en se soulevant à demi et en saluant vous êtes mon propriétaire Oui monsieur oui Et comme depuis trois mois que vous êtes chez moi et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oublié de me payer mon loyer comme dis je je ne vous ai pas tourmenté un seul instant j ai pensé que vous auriez égard à ma délicatesse Comment donc mon cher monsieur Bonacieux reprit d Artagnan croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procédé et que comme je vous l ai dit si je puis vous être bon à quelque chose Je vous crois monsieur je vous crois et comme j allais vous le dire foi de Bonacieux j ai confiance en vous Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire Le bourgeois tira un papier de sa poche et le présenta à d Artagnan Une lettre fit le jeune homme Que j ai reçue ce matin D Artagnan l ouvrit et comme le jour commençait à baisser il s approcha de la fenêtre Le bourgeois le suivit Ne cherchez pas votre femme lut d Artagnan elle vous sera rendue quand on n aura plus besoin d elle Si vous faites une seule démarche pour la retrouver vous êtes perdu Voilà qui est positif continua d Artagnan mais après tout ce n est qu une menace Oui mais cette menace m épouvante moi monsieur je ne suis pas homme d épée du tout et j ai peur de la Bastille Hum fit d Artagnan mais c est que je ne me soucie pas plus de la Bastille que vous moi S il ne s agissait que d un coup d épée passe encore Cependant monsieur j avais bien compté sur vous dans cette occasion Oui Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l air fort superbe et reconnaissant que ces mousquetaires étaient ceux de M de Tréville et par conséquent des ennemis du cardinal j avais pensé que vous et vos amis tout en rendant justice à notre pauvre reine seriez enchantés de jouer un mauvais tour à Son Éminence Sans doute Et puis j avais pensé que me devant trois mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlé Oui oui vous m avez déjà donné cette raison et je la trouve excellente Comptant de plus tant que vous me ferez l honneur de rester chez moi ne jamais vous parler de votre loyer à venir Très bien Et ajoutez à cela si besoin est comptant vous offrir une cinquantaine de pistoles si contre toute probabilité vous vous trouviez gêné en ce moment A merveille mais vous êtes donc riche mon cher monsieur Bonacieux Je suis à mon aise monsieur c est le mot j ai amassé quelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans le commerce de la mercerie et surtout en plaçant quelques fonds sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet de sorte que vous comprenez monsieur Ah mais s écria le bourgeois Quoi demanda d Artagnan Que vois je là Où Illustration L homme de Meung Dans la rue en face de vos fenêtres dans l embrasure de cette porte un homme enveloppé dans un manteau C est lui s écrièrent à la fois d Artagnan et le bourgeois chacun d eux en même temps ayant reconnu son homme Ah cette fois ci s écria d Artagnan en sautant sur son épée cette fois ci il ne m échappera pas Et tirant son épée du fourreau il se précipita hors de l appartement Sur l escalier il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir Ils s écartèrent d Artagnan passa entre eux comme un trait Ah çà où cours tu ainsi lui crièrent à la fois les deux mousquetaires L homme de Meung répondit d Artagnan et il disparut D Artagnan avait plus d une fois raconté à ses amis son aventure avec l inconnu ainsi que l apparition de la belle voyageuse à laquelle cet homme avait pu confier une si importante missive L avis d Athos avait été que d Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre Un gentilhomme selon lui et au portrait que d Artagnan avait fait de l inconnu ce ne pouvait être qu un gentilhomme un gentilhomme devait être incapable de cette bassesse de voler une lettre Porthos n avait vu dans tout cela qu un rendez vous amoureux donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier à une dame et qu était venue troubler la présence de d Artagnan et de son cheval jaune Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses mieux valait ne point les approfondir Ils comprirent donc sur les quelques mots échappés à d Artagnan de quelle affaire il était question et comme ils pensèrent qu après avoir rejoint son homme ou l avoir perdu de vue d Artagnan finirait toujours par remonter chez lui ils continuèrent leur chemin Lorsqu ils entrèrent dans la chambre de d Artagnan la chambre était vide le propriétaire craignant les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et l inconnu avait par suite de l exposition qu il avait faite lui même de son caractère jugé qu il était prudent de décamper IX D ARTAGNAN SE DESSINE Comme l avaient prévu Athos et Porthos au bout d une demi heure d Artagnan rentra Cette fois encore il avait manqué son homme qui avait disparu comme par enchantement D Artagnan avait couru l épée à la main toutes les rues environnantes mais il n avait rien trouvé qui ressemblât à celui qu il cherchait puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle il aurait du commencer peut être et qui était de frapper à la porte contre laquelle l inconnu était appuyé mais c était inutilement qu il avait dix ou douze fois de suite fait résonner le marteau personne n avait répondu et des voisins qui attirés par le bruit étaient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez à leurs fenêtres lui avaient assuré que cette maison dont au reste toutes les ouvertures étaient closes était depuis six mois complètement inhabitée Pendant que d Artagnan courait les rues et frappait aux portes Aramis avait rejoint ses deux compagnons de sorte qu en revenant chez lui d Artagnan trouva la réunion au grand complet Eh bien dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d Artagnan la sueur sur le front et la figure bouleversée par la colère Eh bien s écria celui ci en jetant son épée sur le lit il faut que cet homme soit le diable en personne il a disparu comme un fantôme comme une ombre comme un spectre Croyez vous aux apparitions demanda Athos à Porthos Moi je ne crois qu à ce que j ai vu et comme je n ai jamais vu d apparitions je n y crois pas La Bible dit Aramis nous fait une loi d y croire l ombre de Samuel apparut à Saül et c est un article de foi que je serais fâché de voir mettre en doute Porthos Dans tous les cas homme ou diable corps ou ombre illusion ou réalité cet homme est né pour ma damnation car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe messieurs une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut être plus à gagner Comment cela dirent à la fois Porthos et Aramis Quant à Athos fidèle à son système de mutisme il se contenta d interroger d Artagnan du regard Planchet dit d Artagnan à son domestique qui passait en ce moment la tête par la porte entre bâillée pour tâcher de surprendre quelques bribes de la conversation descendez chez mon propriétaire M Bonacieux et dites lui de nous envoyer une demi douzaine de bouteilles de vin de Beaugency c est celui que je préfère Ah çà mais vous avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire demanda Porthos Oui répondit d Artagnan à compter d aujourd hui et soyez tranquilles si son vin est mauvais nous lui en enverrons querir d autre Il faut user et non abuser dit sentencieusement Aramis J ai toujours dit que d Artagnan était la forte tête de nous quatre fit Athos qui après avoir émis cette opinion à laquelle d Artagnan répondit par un salut retomba aussitôt dans son silence accoutumé Mais enfin voyons qu y a t il demanda Porthos Oui dit Aramis confiez nous cela mon cher ami à moins que l honneur de quelque dame ne se trouve exposé par cette confidence auquel cas vous ferez mieux de la garder pour vous Soyez tranquilles répondit d Artagnan l honneur de personne n aura à se plaindre de ce que j ai à vous dire Et alors il raconta mot pour mot à ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hôte et comment l homme qui avait enlevé la femme du digne propriétaire était le même avec lequel il avait eu maille à partir à l hôtellerie du Franc Meunier Votre affaire n est pas mauvaise dit Athos après avoir goûté le vin en connaisseur et indiqué d un signe de tête qu il le trouvait bon et l on pourra tirer à ce brave homme cinquante à soixante pistoles Maintenant reste à savoir si cinquante à soixante pistoles valent la peine de risquer quatre têtes Illustration Votre affaire n est pas mauvaise Mais faites attention s écria d Artagnan qu il y a une femme dans cette affaire une femme enlevée une femme qu on menace sans doute qu on torture peut être et tout cela parce qu elle est fidèle à sa maîtresse Prenez garde d Artagnan prenez garde dit Aramis vous vous échauffez un peu trop à mon avis sur le sort de madame Bonacieux La femme a été créée pour notre perte et c est d elle que nous viennent toutes nos misères Athos à cette sentence d Aramis fronça le sourcil et se mordit les lèvres Ce n est point de madame Bonacieux que je m inquiète s écria d Artagnan mais de la reine que le roi abandonne que le cardinal persécute et qui voit tomber les unes après les autres les têtes de tous ses amis Pourquoi aime t elle ce que nous détestons le plus au monde les Espagnols et les Anglais L Espagne est sa patrie répondit d Artagnan et il est tout simple qu elle aime les Espagnols qui sont enfants de la même terre qu elle Quant au second reproche que vous lui faites j ai entendu dire qu elle aimait non pas les Anglais mais un Anglais Eh ma foi dit Athos il faut avouer que cet Anglais était bien digne d être aimé Je n ai jamais vu plus grand air que le sien Sans compter qu il s habille comme personne dit Porthos J étais au Louvre le jour où il a semé ses perles et pardieu j en ai ramassé deux que j ai bien vendues dix pistoles pièce Et toi Aramis le connais tu Aussi bien que vous messieurs car j étais de ceux qui l ont arrêté dans le jardin d Amiens où m avait introduit M de Putange l écuyer de la reine J étais au séminaire à cette époque et l aventure me parut cruelle pour le roi Ce qui ne m empêcherait pas dit d Artagnan si je savais où est le duc de Buckingham de le prendre par la main et de le conduire près de la reine ne fût ce que pour faire enrager M le cardinal car notre véritable notre seul notre éternel ennemi messieurs c est le cardinal et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel j avoue que j y engagerais volontiers ma tête Et reprit Athos le mercier vous a dit d Artagnan que la reine pensait qu on avait fait venir Buckingham sur un faux avis Elle en a peur Attendez donc dit Aramis Quoi demanda Porthos Allez toujours je cherche à me rappeler des circonstances Et maintenant je suis convaincu dit d Artagnan que l enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux événements dont nous parlons et peut être à la présence de M de Buckingham à Paris Le Gascon est plein d idées dit Porthos avec admiration J aime beaucoup l entendre parler dit Athos son patois m amuse Messieurs reprit Aramis écoutez ceci Écoutons Aramis dirent les trois amis Hier je me trouvais chez un savant docteur en théologie que je consulte quelquefois pour mes études Athos sourit Il habite un quartier désert continua Aramis ses goûts sa profession l exigent Or au moment où je sortais de chez lui Ici Aramis s arrêta Eh bien demandèrent ses auditeurs au moment où vous sortiez de chez lui Aramis parut faire un effort sur lui même comme un homme qui en plein courant de mensonge se voit arrêter par quelque obstacle imprévu mais les yeux de ses trois compagnons étaient fixés sur lui leurs oreilles attendaient béantes il n y avait pas moyen de reculer Ce docteur a une nièce continua Aramis Ah il a une nièce interrompit Porthos Dame fort respectable dit Aramis Les trois amis se mirent à rire Ah si vous riez ou si vous doutez reprit Aramis vous ne saurez rien Nous sommes croyants comme des mahométistes et muets comme des catafalques dit Athos Je continue donc reprit Aramis Cette nièce vient quelquefois voir son oncle or elle s y trouvait hier en même temps que moi par hasard et je dus m offrir pour la conduire à son carrosse Ah elle a un carrosse la nièce du docteur interrompit Porthos dont un des défauts était une grande incontinence de langue belle connaissance mon ami Porthos reprit Aramis je vous ai déjà fait observer plus d une fois que vous êtes fort indiscret et que cela vous nuit près des femmes Messieurs messieurs s écria d Artagnan qui entrevoyait le fond de l aventure la chose est sérieuse tâchons donc de ne pas plaisanter si nous pouvons Allez Aramis allez Tout à coup un homme grand brun aux manières de gentilhomme tenez dans le genre du vôtre d Artagnan Le même peut être dit celui ci C est possible continua Aramis s approcha de moi accompagné de cinq ou six hommes qui le suivaient à dix pas en arrière et du ton le plus poli Monsieur le duc me dit il et vous madame continua t il en s adressant à la dame que j avais sous le bras A la nièce du docteur Silence donc Porthos dit Athos vous êtes insupportable Veuillez monter dans ce carrosse et cela sans essayer la moindre résistance sans faire le moindre bruit Il vous avait pris pour Buckingham s écria d Artagnan Je le crois répondit Aramis Mais cette dame demanda Porthos Il l avait prise pour la reine dit d Artagnan Justement répondit Aramis Le Gascon est le diable s écria Athos rien ne lui échappe Le fait est dit Porthos qu Aramis est de la taille et a quelque chose de la tournure du beau duc mais cependant il me semble que l habit de mousquetaire J avais un manteau énorme dit Aramis Au mois de juillet diable fit Porthos est ce que le docteur craint que tu ne sois reconnu Je comprends encore dit Athos que l espion se soit laissé prendre par la tournure mais le visage J avais un grand chapeau dit Aramis Oh mon Dieu s écria Porthos que de précautions pour étudier la théologie Messieurs messieurs dit d Artagnan ne perdons pas notre temps à badiner éparpillons nous et cherchons la femme du mercier c est la clé de l intrigue Une femme de condition si inférieure vous croyez d Artagnan fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris C est la filleule de La Porte le valet de confiance de la reine Ne vous l ai je pas dit messieurs Et d ailleurs c est peut être un calcul de Sa Majesté d avoir été cette fois chercher ses appuis si bas Les hautes têtes se voient de loin et le cardinal a bonne vue Eh bien dit Porthos faites d abord prix avec le mercier et bon prix C est inutile dit d Artagnan car je crois que s il ne nous paye pas nous serons assez payés d un autre côté En ce moment un bruit précipité de pas retentit dans l escalier la porte s ouvrit avec fracas et le malheureux mercier s élança dans la chambre où se tenait le conseil Ah messieurs s écria t il sauvez moi au nom du ciel sauvez moi Il y a là quatre hommes qui viennent pour m arrêter sauvez moi sauvez moi Porthos et Aramis se levèrent Un moment s écria d Artagnan en leur faisant signe de repousser au fourreau leurs épées a demi tirées un moment ce n est pas du courage qu il faut ici c est de la prudence Cependant s écria Porthos nous ne laisserons pas Vous laisserez faire d Artagnan dit Athos c est je le répète la forte tête de nous tous et moi pour mon compte je déclare que je lui obéis Fais ce que tu voudras d Artagnan En ce moment les quatre gardes apparurent à la porte de l antichambre et voyant quatre mousquetaires debout et l épée au côté hésitèrent à aller plus loin Entrez messieurs entrez cria d Artagnan vous êtes ici chez moi et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et de monsieur le cardinal Alors messieurs vous ne vous opposerez pas à ce que nous exécutions les ordres que nous avons reçus demanda celui qui paraissait le chef de l escouade Au contraire messieurs et nous vous prêterions main forte si besoin était Mais que dit il donc marmotta Porthos Tu es un niais dit Athos silence Mais vous m avez promis dit tout bas le pauvre mercier Nous ne pouvons vous sauver qu en restant libres répondit rapidement et tout bas d Artagnan et si nous faisons mine de vous défendre on nous arrête avec vous Il me semble cependant Venez messieurs venez dit tout haut d Artagnan je n ai aucun motif de défendre monsieur Je l ai vu aujourd hui pour la première fois et encore à quelle occasion il vous le dira lui même pour me venir réclamer le prix de mon loyer Est ce vrai monsieur Bonacieux Répondez C est la vérité pure s écria le mercier mais monsieur ne vous dit pas Silence sur moi silence sur mes amis silence sur la reine surtout ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver Allez allez messieurs emmenez cet homme Et d Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des gardes en lui disant Vous êtes un maraud mon cher vous venez me demander de l argent à moi à un mousquetaire En prison Messieurs encore une fois emmenez le en prison et gardez le sous clé le plus longtemps possible cela me donnera du temps pour payer Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent leur proie Au moment où ils descendaient d Artagnan frappa sur l épaule du chef Ne boirai je pas à votre santé et vous à la mienne dit il en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu il tenait de la libéralité de M Bonacieux Ce sera bien de l honneur pour moi dit le chef des sbires et j accepte avec reconnaissance Donc à la vôtre monsieur comment vous nommez vous Boisrenard Monsieur Boisrenard A la vôtre mon gentilhomme comment vous nommez vous à votre tour s il vous plaît D Artagnan A la vôtre monsieur Et par dessus toutes celles là s écria d Artagnan comme emporté par son enthousiasme à celle du roi et du cardinal Le chef des sbires eût peut être douté de la sincérité de d Artagnan si le vin eût été mauvais mais le vin était bon il fut convaincu Illustration A la santé du Roi et du Cardinal Mais quelle diable de vilenie avez vous donc faite là dit Porthos lorsque l alguazil en chef eut rejoint ses compagnons et que les quatre amis se trouvèrent seuls Fi donc quatre mousquetaires laisser arrêter au milieu d eux un malheureux qui crie à l aide Un gentilhomme trinquer avec un recors Porthos dit Aramis Athos t a déjà prévenu que tu étais un niais et je me range de son avis D Artagnan tu es un grand homme et quand tu seras à la place de M de Tréville je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye Ah çà je m y perds dit Porthos vous approuvez ce que d Artagnan vient de faire Illustration Tous pour un un pour tous Je le crois parbleu bien dit Athos non seulement j approuve ce qu il vient de faire mais encore je l en félicite Et maintenant messieurs dit d Artagnan sans se donner la peine d expliquer sa conduite à Porthos tous pour un un pour tous c est notre devise n est ce pas Vaincu par l exemple maugréant tout bas Porthos étendit la main et les quatre amis répétèrent d une seule voix la formule dictée par d Artagnan Tous pour un un pour tous C est bien que chacun se retire maintenant chez soi dit d Artagnan comme s il n avait fait autre chose que de commander toute sa vie et attention car à partir de ce moment vous voilà aux prises avec le cardinal X UNE SOURICIÈRE AU DIX SEPTIÈME SIÈCLE L invention de la souricière ne date pas de nos jours dès que les sociétés en se formant eurent inventé une police quelconque cette police inventa les souricières Comme peut être nos lecteurs ne sont pas familiarisés encore avec l argot de la rue de Jérusalem et que c est depuis que nous écrivons et il y a quelque quinze ans de cela la première fois que nous employons ce mot appliqué à cette chose expliquons leur ce que c est qu une souricière Quand dans une maison quelle qu elle soit on a arrêté un individu soupçonné d un crime quelconque on tient secrète l arrestation on place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la première pièce on ouvre la porte à tous ceux qui frappent on la referme sur eux et on les arrête de cette façon au bout de deux ou trois jours on tient à peu près tous les familiers de l établissement Voilà ce que c est qu une souricière On fit donc une souricière de l appartement de maître Bonacieux et quiconque y apparut fut pris et interrogé par les gens de M le cardinal Il va sans dire que comme une allée particulière conduisait au premier étage qu habitait d Artagnan ceux qui venaient chez lui étaient exemptés de toutes visites D ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ils s étaient mis en quête chacun de son côté et n avaient rien trouvé rien découvert Athos avait été même jusqu à questionner M de Tréville chose qui vu le mutisme habituel du digne mousquetaire avait fort étonné son capitaine Mais M de Tréville ne savait rien sinon que la dernière fois qu il avait vu le cardinal le roi et la reine le cardinal avait l air fort soucieux que le roi était inquiet et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu elle avait veillé ou pleuré Mais cette dernière circonstance l avait peu frappé la reine depuis son mariage veillant et pleurant beaucoup M de Tréville recommanda en tout cas à Athos le service du roi et surtout celui de la reine le priant de faire la même recommandation à ses camarades Quant à d Artagnan il ne bougeait pas de chez lui Il avait converti sa chambre en observatoire Des fenêtres il voyait arriver ceux qui venaient se faire prendre puis comme il avait ôté les carreaux du plancher qu il avait creusé le parquet et qu un simple plafond le séparait de la chambre au dessous où se faisaient les interrogatoires il entendait tout ce qui se passait entre les inquisiteurs et les accusés Les interrogatoires précédés d une perquisition minutieuse opérée sur la personne arrêtée étaient presque toujours ainsi conçus Madame Bonacieux vous a t elle remis quelque chose pour son mari ou pour quelque autre personne M Bonacieux vous a t il remis quelque chose pour sa femme ou pour quelque autre personne L un et l autre vous ont ils fait quelque confidence de vive voix S ils savaient quelque chose ils ne questionneraient pas ainsi se dit à lui même d Artagnan Maintenant que cherchent ils à savoir Si le duc de Buckingham ne se trouve point à Paris et s il n a pas eu ou s il ne doit point avoir quelque entrevue avec la reine D Artagnan s arrêta à cette idée qui après tout ce qu il avait entendu ne manquait pas de probabilité En attendant la souricière était en permanence et la vigilance de d Artagnan aussi Le soir du lendemain de l arrestation du pauvre Bonacieux comme Athos venait de quitter d Artagnan pour se rendre chez M de Tréville comme neuf heures venaient de sonner et comme Planchet qui n avait pas encore fait le lit commençait sa besogne on entendit frapper à la porte de la rue aussitôt cette porte s ouvrit et se referma quelqu un venait de se prendre à la souricière D Artagnan s élança vers l endroit décarrelé se coucha ventre à terre et écouta Des cris retentirent bientôt puis des gémissements qu on cherchait à étouffer D interrogatoire il n en était pas question Diable se dit d Artagnan il me semble que c est une femme on la fouille elle résiste on la violente les misérables Et d Artagnan malgré sa prudence se tenait à quatre pour ne pas se mêler à la scène qui se passait au dessous de lui Mais je vous dis que je suis la maîtresse de la maison messieurs je vous dis que je suis madame Bonacieux je vous dis que j appartiens à la reine s écriait la malheureuse femme Madame Bonacieux murmura d Artagnan serais je assez heureux pour avoir trouvé ce que tout le monde cherche C est justement vous que nous attendions reprirent les interrogateurs La voix devint de plus en plus étouffée un mouvement tumultueux fit retentir les boiseries La victime résistait autant qu une femme peut résister à quatre hommes Pardon messieurs par murmura la voix qui ne fit plus entendre que des sons inarticulés Ils la bâillonnent ils vont l entraîner s écria d Artagnan en se redressant comme par un ressort Mon épée bon elle est à mon côté Planchet Illustration Oh monsieur monsieur vous aller vous tuer Monsieur Cours chercher Athos Porthos et Aramis L un des trois sera sûrement chez lui peut être tous les trois seront ils rentrés Qu ils prennent des armes qu ils viennent qu ils accourent Ah je me souviens Athos est chez M de Tréville Mais où allez vous monsieur où allez vous Je descends par la fenêtre s écria d Artagnan afin d être plus tôt arrivé toi remets les carreaux balaie le plancher sors par la porte et cours où je te dis Oh monsieur monsieur vous allez vous tuer s écria Planchet Tais toi imbécile dit d Artagnan Et s accrochant de la main au rebord de sa fenêtre il se laissa tomber du premier étage qui heureusement n était pas élevé sans se faire une écorchure Puis il alla aussitôt frapper à la porte en murmurant Je vais me faire prendre à mon tour dans la souricière et malheur aux chats qui se frottent à pareille souris A peine le marteau eut il résonné sous la main du jeune homme que le tumulte cessa que des pas s approchèrent que la porte s ouvrit et que d Artagnan l épée nue s élança dans l appartement de maître Bonacieux dont la porte sans doute mue par un ressort se referma d elle même sur lui Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grands cris des trépignements un cliquetis d épées et un bris prolongé de meubles Puis un moment après ceux qui surpris par ce bruit s étaient mis aux fenêtres pour en connaître la cause purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir non pas en sortir mais s envoler comme des corbeaux effarouchés laissant par terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes c est à dire des loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux D Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine il faut le dire car un seul des alguazils était armé encore se défendit il pour la forme Il est vrai que les trois autres avaient essayé d assommer le jeune homme avec les chaises les tabourets et les poteries mais deux ou trois égratignures faites par la flamberge du Gascon les avaient épouvantés Dix minutes avaient suffi à leur défaite et d Artagnan était resté maître du champ de bataille Les voisins qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le sang froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps d émeutes et de rixes perpétuelles les refermèrent dès qu ils eurent vu s enfuir les quatre hommes noirs leur instinct leur disait que pour le moment tout était fini D ailleurs il se faisait tard et alors comme aujourd hui on se couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg D Artagnan resté seul avec madame Bonacieux se retourna vers elle la pauvre femme était renversée sur un fauteuil et à demi évanouie D Artagnan l examina d un coup d œil rapide Illustration D Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine C était une charmante femme de vingt cinq à vingt six ans brune avec des yeux bleus ayant un nez légèrement retroussé des dents admirables un teint marbré de rose et d opale Là cependant s arrêtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame Les mains étaient blanches mais sans finesse les pieds n annonçaient pas la femme de qualité Heureusement d Artagnan n en était pas encore à se préoccuper de ces détails Tandis que d Artagnan examinait madame Bonacieux et en était aux pieds comme nous l avons dit il vit à terre un fin mouchoir de batiste qu il ramassa selon son habitude et au coin duquel il reconnut le même chiffre qu il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis Depuis ce temps d Artagnan se méfiait des mouchoirs armoriés il remit donc sans rien dire celui qu il avait ramassé dans la poche de madame Bonacieux En ce moment madame Bonacieux reprenait ses sens elle ouvrit les yeux regarda avec terreur autour d elle vit que l appartement était vide et qu elle était seule avec son libérateur Elle lui tendit aussitôt les mains en souriant Madame Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde Ah monsieur dit elle c est vous qui m avez sauvée permettez moi que je vous remercie Madame dit d Artagnan je n ai fait que ce que tout gentilhomme eût fait à ma place vous ne me devez donc aucun remerciement Si fait monsieur si fait et j espère vous prouver que vous n avez pas rendu service à une ingrate Mais que me voulaient donc ces hommes que j ai pris pour des voleurs et pourquoi M Bonacieux n est il point ici Madame ces hommes étaient bien autrement dangereux que ne pourraient être des voleurs car ce sont des agents de M le cardinal et quant à votre mari M Bonacieux il n est point ici parce qu hier on est venu le prendre pour le conduire à la Bastille Mon mari à la Bastille s écria madame Bonacieux oh mon Dieu qu a t il donc fait pauvre cher homme lui l innocence même Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure de la jeune femme Ce qu il a fait madame dit d Artagnan Je crois que son seul crime est d avoir à la fois le bonheur et le malheur d être votre mari Mais monsieur vous savez donc Je sais que vous avez été enlevée madame Et par qui Le savez vous Oh si vous le savez dites le moi Par un homme de quarante à quarante cinq ans aux yeux noirs au teint basané avec une cicatrice à la tempe gauche C est cela c est cela mais son nom Ah son nom c est ce que j ignore Et mon mari savait il que j avais été enlevée Il en avait été prévenu par une lettre que lui avait écrite le ravisseur lui même Et soupçonne t il demanda madame Bonacieux avec embarras la cause de cet événement Il l attribuait je crois à une cause politique J en ai douté d abord et maintenant je le pense comme lui Ainsi donc ce cher M Bonacieux ne m a pas soupçonnée un seul instant Ah loin de là madame il était trop fier de votre sagesse et surtout de votre amour Un second sourire presque imperceptible effleura les lèvres rosées de la belle jeune femme Mais continua d Artagnan comment vous êtes vous enfuie J ai profité d un moment où l on m a laissée seule et comme je savais depuis ce matin à quoi m en tenir sur mon enlèvement à l aide de mes draps je suis descendue par la fenêtre alors comme je croyais mon mari ici je suis accourue Pour vous mettre sous sa protection Oh non pauvre cher homme je savais bien qu il était incapable de me défendre mais comme il pouvait nous servir à autre chose je voulais le prévenir De quoi Oh ceci n est pas mon secret je ne puis donc pas vous le dire D ailleurs dit d Artagnan (pardon madame si tout garde que je suis je vous rappelle à la prudence) d ailleurs je crois que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences Les hommes que j ai mis en fuite vont revenir avec main forte s ils nous retrouvent ici nous sommes perdus J ai bien fait prévenir trois de mes amis mais qui sait si on les aura trouvés chez eux Oui oui vous avez raison s écria madame Bonacieux effrayée fuyons sauvons nous A ces mots elle passa son bras sous celui de d Artagnan et l entraîna vivement Mais où fuir dit d Artagnan où nous sauver Éloignons nous d abord de cette maison puis après nous verrons Et la jeune femme et le jeune homme sans se donner la peine de refermer la porte descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs s engagèrent dans la rue des Fossés Monsieur le Prince et ne s arrêtèrent qu à la place Saint Sulpice Et maintenant qu allons nous faire demanda d Artagnan et où voulez vous que je vous conduise Je suis fort embarrassée de vous répondre je vous l avoue dit madame Bonacieux mon intention était de faire prévenir M de La Porte par mon mari afin que M de La Porte pût nous dire précisément ce qui s était passé au Louvre depuis trois jours et s il n y avait pas de danger pour moi de m y présenter Mais moi dit d Artagnan je puis aller prévenir M de La Porte Illustration Elle passa son bras sous celui de d Artagnan Sans doute seulement il n y a qu un malheur c est qu on connaît M Bonacieux au Louvre et qu on le laisserait passer lui tandis qu on ne vous connaît pas vous et que l on vous fermera la porte Ah bah dit d Artagnan vous avez bien à quelque guichet du Louvre un concierge qui vous est dévoué et qui grâce à un mot d ordre Madame Bonacieux regarda fixement le jeune homme Et si je vous donnais ce mot d ordre dit elle l oublieriez vous aussitôt que vous vous en seriez servi Parole d honneur foi de gentilhomme dit d Artagnan avec un accent à la vérité duquel il n y avait pas à se tromper Tenez je vous crois vous avez l air d un brave jeune homme d ailleurs votre fortune est peut être au bout de votre dévouement Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour servir le roi et être agréable à la reine dit d Artagnan disposez donc de moi comme d un ami Mais moi où me mettrez vous pendant ce temps là N avez vous pas une personne chez laquelle M de La Porte puisse revenir vous prendre Non je ne puis me fier à personne Attendez dit d Artagnan nous sommes à la porte d Athos Oui c est cela Qu est ce qu Athos Un de mes amis Mais s il est chez lui et qu il me voie Il n y est pas et j emporterai la clé après vous avoir fait entrer dans son appartement Mais s il revient Il ne reviendra pas d ailleurs on lui dirait que j ai amené une femme et que cette femme est chez lui Mais cela me compromettra très fort savez vous Que vous importe on ne vous connaît pas d ailleurs nous sommes dans une situation à passer par dessus quelques convenances Allons donc chez votre ami Où demeure t il Rue Férou à deux pas d ici Allons Et tous deux reprirent leur course Comme l avait prévu d Artagnan Athos n était pas chez lui il prit la clé qu on avait l habitude de lui donner comme à un ami de la maison monta l escalier et introduisit madame Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons déjà fait la description Vous êtes chez vous dit il attendez fermez la porte en dedans et n ouvrez à personne à moins que vous n entendiez frapper trois coups ainsi tenez et il frappa trois fois deux coups rapprochés l un de l autre et assez forts un coup plus distant et plus léger C est bien dit madame Bonacieux maintenant à mon tour de vous donner mes instructions J écoute Présentez vous au guichet du Louvre du côté de la rue de l Échelle et demandez Germain C est bien Après Il vous demandera ce que vous voulez et alors vous lui répondrez par ces deux mots Tours et Bruxelles Aussitôt il se mettra à vos ordres Et que lui ordonnerai je D aller chercher M de La Porte le valet de chambre de la reine Et quand il l aura été chercher et que M de La Porte sera venu Vous me l enverrez C est bien mais où et comment vous reverrai je Y tenez vous beaucoup à me revoir Certainement Eh bien reposez vous sur moi de ce soin et soyez tranquille Je compte sur votre parole Comptez y D Artagnan salua madame Bonacieux en lui lançant le coup d œil le plus amoureux qu il lui fut possible de concentrer sur sa charmante petite personne et tandis qu il descendait l escalier il entendit la porte se fermer derrière lui à double tour En deux bonds il fut au Louvre comme il entrait au guichet de l Échelle dix heures sonnaient Tous les événements que nous venons de raconter s étaient succédé en une demi heure Tout s exécuta comme l avait annoncé madame Bonacieux Au mot d ordre convenu Germain s inclina dix minutes après La Porte était dans la loge en deux mots d Artagnan le mit au fait et lui indiqua où était madame Bonacieux La Porte s assura par deux fois de l exactitude de l adresse et partit tout en courant Cependant à peine eut il fait dix pas qu il revint Jeune homme dit il à d Artagnan un conseil Lequel Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se passer Vous croyez Oui Avez vous quelque ami dont la pendule retarde Eh bien Allez le voir pour qu il puisse témoigner que vous étiez chez lui à neuf heures et demie En justice cela s appelle un alibi D Artagnan trouva le conseil prudent il prit ses jambes à son cou il arriva chez M de Tréville mais au lieu de passer au salon avec tout le monde il demanda à entrer dans son cabinet Comme d Artagnan était un des habitués de l hôtel on ne fit aucune difficulté d accéder à sa demande et l on alla prévenir M de Tréville que son jeune compatriote ayant quelque chose d important à lui dire sollicitait une audience particulière Cinq minutes après M de Tréville demandait à d Artagnan ce qu il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite à une heure si avancée Illustration D un tour de doigt il remit la pendule à son heure Pardon monsieur dit d Artagnan qui avait profité du moment où il était resté seul pour retarder l horloge de trois quarts d heure j ai pensé que comme il n était que neuf heures vingt cinq minutes il était encore temps de me présenter chez vous Neuf heures vingt cinq minutes s écria M de Tréville en regardant sa pendule mais c est impossible Voyez plutôt monsieur dit d Artagnan voilà qui fait foi C est juste dit M de Tréville j aurais cru qu il était plus tard Mais voyons que me voulez vous Alors d Artagnan fit à M de Tréville une longue histoire sur la reine Il lui exposa les craintes qu il avait conçues à l égard de Sa Majesté il lui raconta ce qu il avait entendu dire des projets du cardinal à l endroit de Buckingham et tout cela avec une tranquillité et un aplomb dont M de Tréville fut d autant mieux la dupe que lui même comme nous l avons dit avait remarqué quelque chose de nouveau entre le cardinal le roi et la reine A dix heures sonnant d Artagnan quitta M de Tréville qui le remercia de ses renseignements lui recommanda d avoir toujours à cœur le service du roi et de la reine et qui rentra dans le salon Mais au bas de l escalier d Artagnan se souvint qu il avait oublié sa canne en conséquence il remonta précipitamment rentra dans le cabinet d un tour de doigt remit la pendule à son heure pour qu on ne pût pas s apercevoir le lendemain qu elle avait été dérangée et sûr désormais qu il y avait un témoin pour prouver son alibi il descendit l escalier et se trouva bientôt dans la rue XI L INTRIGUE SE NOUE Sa visite faite à M de Tréville d Artagnan prit tout pensif le plus long pour rentrer chez lui A quoi pensait d Artagnan pour s écarter ainsi de sa route regardant les étoiles du ciel et tantôt soupirant tantôt souriant Il pensait à madame Bonacieux Pour un apprenti mousquetaire la jeune femme était presque une idéalité amoureuse Jolie mystérieuse initiée à presque tous les secrets de cour qui reflétaient tant de charmante gravité sur ses traits gracieux elle était soupçonnée de n être pas insensible ce qui est un attrait irrésistible pour les amants novices de plus d Artagnan l avait délivrée des mains de ces démons qui voulaient la fouiller et la maltraiter et cet important service avait établi entre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus tendre caractère D Artagnan se voyait déjà tant les rêves vont vite sur les ailes de l imagination accosté par un messager de la jeune femme qui lui remettait quelque billet de rendez vous une chaîne d or ou un diamant Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ajoutons qu en ce temps de facile morale ils n avaient pas plus de vergogne à l endroit de leurs maîtresses et que celles ci leur laissaient presque toujours de précieux et durables souvenirs comme si elles eussent essayé de conquérir la fragilité de leurs sentiments par la solidité de leurs dons On faisait alors son chemin par les femmes sans en rougir Celles qui n étaient que belles donnaient leur beauté et de là vient sans doute le proverbe que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu elle a Celles qui étaient riches donnaient en outre une partie de leur argent et l on pourrait citer bon nombre de héros de cette galante époque qui n eussent gagné ni leurs éperons d abord ni leurs batailles ensuite sans la bourse plus ou moins garnie que leur maîtresse attachait à l arçon de leur selle D Artagnan ne possédait rien l hésitation du provincial vernis léger fleur éphémère duvet de la pêche s était évaporée au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient à leur ami D Artagnan suivant l étrange coutume du temps se regardait à Paris comme en campagne et cela ni plus ni moins que dans les Flandres l Espagnol là bas la femme ici C est partout un ennemi à combattre des contributions à frapper Mais disons le pour le moment d Artagnan était mû d un sentiment plus noble et plus désintéressé Le mercier lui avait dit qu il était riche le jeune homme avait pu deviner qu avec un niais comme l était M Bonacieux ce devait être la femme qui tenait la clé de la bourse Mais tout cela n avait influé en rien sur le sentiment produit par la vue de madame Bonacieux et l intérêt était resté étranger à ce commencement d amour Il y a dans l aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien à la beauté Un bas fin et blanc une robe de soie une guimpe de dentelle un joli soulier au pied un frais ruban sur la tête ne font point jolie une femme laide mais font belle une femme jolie sans compter les mains qui gagnent à tout cela les mains chez les femmes surtout ont besoin de rester oisives pour rester belles Puis d Artagnan comme le sait très bien le lecteur auquel nous n avons pas caché l état de sa fortune d Artagnan n était pas un millionnaire il espérait bien le devenir un jour mais le temps qu il se fixait lui même pour cet heureux changement était assez éloigné En attendant quel désespoir que de voir une femme qu on aime désirer ces mille riens dont les femmes composent leur bonheur et de ne pouvoir lui donner ces mille riens Au moins quand la femme est riche et que l amant ne l est pas ce qu il ne peut lui offrir elle se l offre elle même et quoique ce soit ordinairement avec l argent du mari qu elle se passe cette jouissance il est rare que ce soit à lui que la reconnaissance en revienne Puis d Artagnan disposé à être l amant le plus tendre était en attendant ami très dévoué Au milieu de ses projets amoureux sur la femme du mercier il n oubliait pas les siens La jolie madame Bonacieux était femme à promener dans la plaine Saint Denis ou dans la foire Saint Germain en compagnie d Athos de Porthos et d Aramis auxquels d Artagnan serait fier de montrer une telle conquête Puis quand on a marché longtemps la faim arrive d Artagnan depuis quelque temps avait remarqué cela On ferait de ces petits dîners charmants où l on touche d un côté la main d un ami et de l autre le pied d une maîtresse Enfin dans les moments pressants dans les positions extrêmes d Artagnan serait le sauveur de ses amis Et M Bonacieux que d Artagnan avait poussé dans les mains des sbires en le reniant bien haut et à qui il avait promis tout bas de le sauver Nous devons avouer à nos lecteurs que d Artagnan n y songeait en aucune façon ou que s il y songeait c était pour se dire qu il était bien où il était quelque part qu il fût L amour est la plus égoïste de toutes les passions Cependant que nos lecteurs se rassurent si d Artagnan oublie son hôte ou fait semblant de l oublier sous prétexte qu il ne sait pas où on l a conduit nous ne l oublions pas nous et nous savons où il est Mais pour le moment faisons comme le Gascon amoureux Quant au digne mercier nous reviendrons à lui plus tard D Artagnan tout en réfléchissant à ses futures amours tout en parlant à la nuit tout en souriant aux étoiles remontait la rue du Cherche Midi ou Chasse Midi ainsi qu on l appelait alors Comme il se trouvait dans le quartier d Aramis l idée lui était venue d aller faire une visite à son ami pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immédiatement à la souricière Or si Aramis s était trouvé chez lui lorsque Planchet y était venu il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs et n y trouvant personne que ses deux autres compagnons peut être ils n avaient dû savoir ni les uns ni les autres ce que cela voulait dire Ce dérangement méritait donc une explication voilà ce que disait tout haut d Artagnan Puis tout bas il pensait que c était pour lui une occasion de parler de la jolie petite madame Bonacieux dont son esprit sinon son cœur était déjà tout plein Ce n est pas à propos d un premier amour qu il faut demander de la discrétion Ce premier amour est accompagné d une si grande joie qu il faut que cette joie déborde sans cela elle vous étoufferait Paris depuis deux heures était sombre et commençait à se faire désert Onze heures sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint Germain il faisait un temps doux D Artagnan suivait une ruelle située sur l emplacement où passe aujourd hui la rue d Assas respirant les émanations embaumées qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu envoyaient les jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la brise de la nuit Au loin résonnaient assourdis cependant par de bons volets les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine Arrivé au bout de la ruelle d Artagnan tourna à gauche La maison qu habitait Aramis se trouvait située entre la rue Cassette et la rue Servandoni D Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait déjà la porte de la maison de son ami enfouie sous un massif de sycomores et de clématites qui formaient un vaste bourrelet au dessus d elle lorsqu il aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni Ce quelque chose était enveloppé d un manteau et d Artagnan crut d abord que c était un homme mais à la petitesse de la taille à l incertitude de la démarche à l embarras du pas il reconnut bientôt une femme De plus cette femme comme si elle n eût pas été bien sûre de la maison qu elle cherchait levait les yeux pour se reconnaître s arrêtait retournait en arrière puis revenait encore d Artagnan fut intrigué Si j allais lui offrir mes services pensa t il A son allure on voit qu elle est jeune peut être est elle jolie Oh oui Mais une femme qui court les rues à cette heure ne sort guère que pour aller rejoindre son amant Peste si j allais troubler les rendez vous ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations Cependant la jeune femme s avançait toujours comptant les maisons et les fenêtres Ce n était au reste chose ni longue ni difficile Il n y avait que trois hôtels dans cette partie de la rue et deux fenêtres ayant vue sur cette rue l une était celle d un pavillon parallèle à celui qu occupait Aramis l autre était celle d Aramis lui même Pardieu se dit d Artagnan auquel la nièce du théologien revenait à l esprit pardieu il serait drôle que cette colombe attardée cherchât la maison de notre ami Mais sur mon âme cela y ressemble fort Ah mon cher Aramis pour cette fois j en veux avoir le cœur net Et d Artagnan se faisant le plus mince qu il put s abrita dans le côté le plus obscur de la rue près d un banc de pierre situé au fond d une niche La jeune femme continua de s avancer car outre la légèreté de son allure qui l avait trahie elle venait de faire entendre une petite toux qui dénonçait une voix des plus fraîches D Artagnan pensa que cette toux était un signal Cependant soit qu on eut répondu à cette toux par un signe équivalent qui avait fixé les irrésolutions de la nocturne chercheuse soit que sans secours étranger elle eût reconnu qu elle était arrivée au bout de sa course elle s approcha résolument du volet d Aramis et frappa à trois intervalles égaux avec son doigt recourbé C est bien chez Aramis murmura d Artagnan Ah monsieur l hypocrite je vous y prends à faire de la théologie Les trois coups étaient à peine frappés que la croisée intérieure s ouvrit et qu une lumière parut à travers les vitres du volet Ah ah fit l écouteur non pas aux portes mais aux fenêtres ah la visite était attendue Allons le volet va s ouvrir et la dame entrera par escalade Très bien Mais au grand étonnement de d Artagnan le volet resta fermé De plus la lumière qui avait flamboyé un instant disparut et tout rentra dans l obscurité D Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi et continua de regarder de tous ses yeux et d écouter de toutes ses oreilles Il avait raison au bout de quelques secondes deux coups secs retentirent dans l intérieur La jeune femme de la rue répondit par un seul coup et le volet s entr ouvrit On juge si d Artagnan regardait et écoutait avec avidité Malheureusement la lumière avait été transportée dans un autre appartement Mais les yeux du jeune homme s étaient habitués à l obscurité D ailleurs les yeux des Gascons ont à ce qu on assure comme ceux des chats la propriété de voir pendant la nuit D Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet blanc qu elle déploya vivement et qui prit la forme d un mouchoir Cet objet déployé elle en fit remarquer le coin à son interlocuteur Cela rappela à d Artagnan ce mouchoir qu il avait trouvé aux pieds de madame Bonacieux lequel lui avait rappelé celui qu il avait trouvé aux pieds d Aramis Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir Placé où il était d Artagnan ne pouvait voir le visage d Aramis parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fût son ami qui dialoguât de l intérieur avec la dame de l extérieur la curiosité l emporta donc sur la prudence et profitant de la préoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en scène il sortit de sa cachette et prompt comme l éclair mais étouffant le bruit de ses pas il alla se coller à un angle de la muraille d où son œil pouvait parfaitement plonger dans l intérieur de l appartement d Aramis Illustration Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir Arrivé là d Artagnan pensa jeter un cri de surprise ce n était pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse c était une femme Seulement d Artagnan y voyait assez pour reconnaître la forme de ses vêtements mais pas assez pour distinguer ses traits Au même instant la femme de l appartement tira un second mouchoir de sa poche et l échangea avec celui qu on venait de lui montrer Puis quelques mots furent prononcés entre les deux femmes Enfin le volet se referma la femme qui se trouvait à l extérieur de la fenêtre se retourna et vint passer à quatre pas de d Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante mais la précaution avait été prise trop tard d Artagnan avait déjà reconnu madame Bonacieux Madame Bonacieux Le soupçon que c était elle lui avait déjà traversé l esprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche mais quelle probabilité que madame Bonacieux qui avait envoyé chercher M de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre courût les rues de Paris seule à onze heures et demie du soir au risque de se faire enlever une seconde fois Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante et quelle est l affaire importante d une femme de vingt cinq ans L amour Mais était ce pour son compte ou pour le compte d une autre personne qu elle s exposait à de semblables hasards Voilà ce que se demandait à lui même le jeune homme que le démon de la jalousie mordait déjà au cœur ni plus ni moins qu un amant en titre Il y avait au reste un moyen bien simple de s assurer où allait madame Bonacieux c était de la suivre Ce moyen était si simple que d Artagnan l employa tout naturellement et d instinct Mais à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une statue de sa niche et au bruit des pas qu elle entendit retentir derrière elle madame Bonacieux jeta un petit cri et s enfuit D Artagnan courut après elle Ce n était pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dans son manteau Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s était engagée La malheureuse était épuisée non pas de fatigue mais de terreur et quand d Artagnan lui posa la main sur l épaule elle tomba sur un genou en criant d une voix étranglée Tuez moi si vous voulez vous ne saurez rien D Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille mais comme il sentait à son poids qu elle était sur le point de se trouver mal il s empressa de la rassurer par des protestations de dévouement Ces protestations n étaient rien pour madame Bonacieux car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde mais la voix était tout La jeune femme crut reconnaître le son de cette voix elle rouvrit les yeux jeta un regard sur l homme qui lui avait fait si grand peur et reconnaissant d Artagnan elle poussa un cri de joie Oh c est vous c est vous dit elle Oui c est moi dit d Artagnan moi que Dieu a envoyé pour veiller sur vous Était ce dans cette intention que vous me suiviez demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait reconnu un ami dans celui qu elle avait pris pour un ennemi Non dit d Artagnan non je l avoue c est le hasard qui m a mis sur votre route j ai vu une femme frapper à la fenêtre d un de mes amis D un de vos amis interrompit madame Bonacieux Sans doute Aramis est de mes meilleurs amis Aramis qu est ce que cela Allons donc allez vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis C est la première fois que j entends prononcer ce nom C est donc la première fois que vous venez à cette maison Sans doute Et vous ne saviez pas qu elle était habitée par un jeune homme Non Par un mousquetaire Nullement Ce n est donc pas lui que vous veniez chercher Pas le moins du monde D ailleurs vous l avez bien vu la personne à qui j ai parlé est une femme C est vrai mais cette femme est des amies d Aramis Je n en sais rien Puisqu elle loge chez lui Cela ne me regarde pas Mais qui est elle Oh cela n est point mon secret Chère madame Bonacieux vous êtes charmante mais en même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse Est ce que je perds à cela Non vous êtes au contraire adorable Alors donnez moi le bras Bien volontiers Et maintenant Maintenant conduisez moi Où cela Où je vais Mais où allez vous Vous le verrez puisque vous me laisserez à la porte Faudra t il vous attendre Ce sera inutile Vous reviendrez donc seule Peut être oui peut être non Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera t elle un homme sera t elle une femme Je n en sais rien encore Je le saurai bien moi Comment cela Je vous attendrai pour vous voir sortir En ce cas adieu Comment cela Je n ai pas besoin de vous Mais vous aviez réclamé L aide d un gentilhomme et non la surveillance d un espion Le mot est un peu dur Comment appelle t on ceux qui suivent les gens malgré eux Des indiscrets Le mot est trop doux Allons madame je vois bien qu il faut faire tout ce que vous voulez Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de suite N y en a t il donc aucun à se repentir Et vous repentez vous réellement Je n en sais rien moi même Mais ce que je sais c est que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusqu où vous allez Et vous me quitterez après Oui Sans m épier à ma sortie Non Parole d honneur Foi de gentilhomme Prenez mon bras et marchons alors D Artagnan offrit son bras à madame Bonacieux qui s y suspendit moitié rieuse moitié tremblante et tous deux gagnèrent le haut de la rue de La Harpe Arrivée là la jeune femme parut hésiter comme elle l avait déjà fait dans la rue de Vaugirard Cependant à de certains signes elle sembla reconnaître une porte et s approchant de cette porte Et maintenant monsieur dit elle c est ici que j ai affaire mille fois merci de votre honorable compagnie qui m a sauvée de tous les dangers auxquels seule j eusse été exposée Mais le moment est venu de tenir votre parole je suis arrivée à ma destination Et vous n aurez plus rien à craindre en revenant Je n aurai à craindre que les voleurs N est ce donc rien Que pourraient ils me prendre je n ai pas un denier sur moi Vous oubliez ce beau mouchoir brodé armorié Lequel Celui que j ai trouvé à vos pieds et que j ai remis dans votre poche Taisez vous taisez vous malheureux s écria la jeune femme voulez vous me perdre Vous voyez bien qu il y a encore du danger pour vous puisqu un seul mot vous fait trembler et que vous avouez que si on entendait ce mot vous seriez perdue Ah tenez madame s écria d Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d un ardent regard tenez soyez plus généreuse confiez vous à moi n avez vous donc pas lu dans mes yeux qu il n y a que dévouement et sympathie dans mon cœur Si fait répondit madame Bonacieux aussi demandez moi mes secrets je vous les dirai mais ceux des autres c est autre chose C est bien dit d Artagnan je les découvrirai puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie il faut que ces secrets deviennent les miens Gardez vous en bien s écria la jeune femme avec un sérieux qui fit frissonner d Artagnan malgré lui Oh ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde ne cherchez point à m aider dans ce que j accomplis et cela je vous le demande au nom de l intérêt que je vous inspire au nom du service que vous m avez rendu et que je n oublierai de ma vie Croyez bien plutôt à ce que je vous dis Ne vous occupez plus de moi je n existe plus pour vous que ce soit comme si vous ne m aviez jamais vue Aramis doit il en faire autant que moi madame dit d Artagnan piqué Voilà déjà deux ou trois fois que vous avez prononcé ce nom monsieur et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas Vous ne connaissez pas l homme au volet duquel vous avez été frapper Allons donc madame vous me croyez par trop crédule Avouez que c est pour me faire parler que vous inventez cette histoire et que vous créez ce personnage Je n invente rien madame je ne crée rien je dis l exacte vérité Un de vos amis demeure dans cette maison Pour la troisième fois cette maison est celle qu habite mon ami et cet ami est Aramis Tout cela s éclaircira plus tard murmura la jeune femme maintenant monsieur taisez vous Si vous pouviez voir dans mon cœur tout à découvert dit d Artagnan vous y liriez tant de curiosité que vous auriez pitié de moi et tant d amour que vous satisferiez à l instant même ma curiosité On n a rien à craindre de ceux qui vous aiment Vous parlez bien vite d amour monsieur dit la jeune femme en secouant la tête C est que l amour m est venu vite et pour la première fois et que je n ai pas vingt ans La jeune femme le regarda à la dérobée Écoutez je suis déjà sur la trace dit d Artagnan Il y a trois mois j ai manqué avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil à celui que vous avez montré à cette femme qui était chez lui pour un mouchoir marqué de la même manière j en suis sûr Monsieur dit la jeune femme vous me fatiguez fort je vous le jure avec ces questions Mais vous si prudente madame songez y si vous étiez arrêtée avec ce mouchoir et que ce mouchoir fût saisi ne seriez vous pas compromise Pourquoi cela les initiales ne sont elles pas les miennes C B Constance Bonacieux Ou Camille de Bois Tracy Silence monsieur encore une fois silence Ah puisque les dangers que je cours pour moi même ne vous arrêtent pas songez à ceux que vous pouvez courir vous Moi Oui vous Il y a danger de la prison il y a danger de la vie à me connaître Alors je ne vous quitte plus Monsieur dit la jeune femme suppliant et joignant les mains monsieur au nom du ciel au nom de l honneur d un militaire au nom de la courtoisie d un gentilhomme éloignez vous tenez voilà minuit qui sonne c est l heure où l on m attend Madame dit le jeune homme en s inclinant je ne sais rien refuser à qui me demande ainsi soyez contente je m éloigne Mais vous ne me suivrez pas vous ne m épierez pas Je rentre chez moi à l instant Ah je le savais bien que vous étiez un brave jeune homme s écria madame Bonacieux en lui tendant une main et en posant l autre sur le marteau d une petite porte prise dans la muraille D Artagnan saisit la main qu on lui tendait et la baisa ardemment Illustration D Artagnan saisit la main qu on lui tendait et la baisa Ah j aimerais mieux ne vous avoir jamais vue s écria d Artagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrent souvent aux afféteries de la politesse parce qu elle découvre le fond de la pensée et qu elle prouve que le sentiment l emporte sur la raison Eh bien reprit madame Bonacieux d une voix presque caressante et en serrant la main de d Artagnan qui n avait pas abandonné la sienne eh bien je n en dirai pas autant que vous ce qui est perdu pour aujourd hui n est pas perdu pour l avenir Qui sait si lorsque je serai déliée un jour je ne satisferai pas votre curiosité Et faites vous la même promesse à mon amour s écria d Artagnan au comble de la joie Oh de ce côté je ne veux point m engager cela dépendra des sentiments que vous saurez m inspirer Ainsi aujourd hui madame Aujourd hui monsieur je n en suis encore qu à la reconnaissance Ah vous êtes trop charmante dit d Artagnan avec tristesse et vous abusez de mon amour Non j use de votre générosité voilà tout Mais croyez le bien avec certaines gens tout se retrouve Oh vous me rendez le plus heureux des hommes N oubliez pas cette soirée n oubliez pas cette promesse Soyez tranquille en temps et lieu je me souviendrai de tout Eh bien partez donc partez au nom du ciel On m attendait à minuit juste et je suis en retard De cinq minutes Oui mais dans certaines circonstances cinq minutes sont cinq siècles Quand on aime Eh bien qui vous dit que je n ai pas affaire à un amoureux C est un homme qui vous attend s écria d Artagnan un homme Allons voilà la discussion qui va recommencer fit madame Bonacieux avec un demi sourire qui n était pas exempt d une certaine teinte d impatience Non non je m en vais je pars je crois en vous je veux avoir tout le mérite de mon dévouement ce dévouement dût il être une stupidité Adieu madame adieu Et comme s il ne se fût senti la force de se détacher de la main qu il tenait que par une secousse il s éloigna tout courant tandis que madame Bonacieux frappait comme au volet trois coups lents et réguliers puis arrivé à l angle de la rue il se retourna la porte s était ouverte et refermée la jolie mercière avait disparu D Artagnan continua son chemin il avait donné sa parole de ne pas épier madame Bonacieux et sa vie eût elle dépendu de l endroit où elle allait se rendre ou de la personne qui devait l accompagner d Artagnan serait rentré chez lui puisqu il avait dit qu il y rentrait Cinq minutes après il était dans la rue des Fossoyeurs Pauvre Athos disait il il ne saura pas ce que cela veut dire Il se sera endormi en m attendant ou il sera retourné chez lui et en rentrant il aura appris qu une femme y était venue Une femme chez Athos Après tout continua d Artagnan il y en avait bien une chez Aramis Tout cela est fort étrange et je serais bien curieux de savoir comment cela finira Mal monsieur mal répondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet car tout en monologuant tout haut à la manière des gens très préoccupés il s était engagé dans l allée au fond de laquelle était l escalier qui conduisait à sa chambre Comment mal que veux tu dire imbécile demanda d Artagnan qu est il donc arrivé Toutes sortes de malheurs Lesquels D abord M Athos est arrêté Arrêté Athos arrêté pourquoi On l a trouvé chez vous on l a pris pour vous Et par qui a t il été arrêté Par la garde qu ont été chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite Pourquoi ne s est il pas nommé Pourquoi n a t il pas dit qu il était étranger à cette affaire Il s en est bien gardé monsieur il s est au contraire approché de moi et m a dit C est ton maître qui a besoin de sa liberté en ce moment et non pas moi puisqu il sait tout et que je ne sais rien On le croira arrêté et cela lui donnera du temps dans trois jours je dirai qui je suis et il faudra bien qu on me fasse sortir Bravo Athos murmura d Artagnan je le reconnais bien là Et qu ont fait les sbires Quatre l ont emmené je ne sais où à la Bastille ou au For l Évêque deux sont restés avec les hommes noirs qui ont fouillé partout et qui ont pris tous les papiers Enfin les deux derniers pendant cette expédition montaient la garde à la porte puis quand tout a été fini ils sont partis laissant la maison vide et tout ouvert Et Porthos et Aramis Je ne les avais pas trouvés ils ne sont pas venus Mais ils peuvent venir d un moment à l autre car tu leur as fait dire que je les attendais Oui monsieur Eh bien ne bouge pas d ici s ils viennent préviens les de ce qui m est arrivé qu ils m attendent au cabaret de la Pomme de Pin ici il y aurait danger la maison peut être espionnée Je cours chez M de Tréville pour lui annoncer tout cela et je les y rejoins C est bien monsieur dit Planchet Mais tu resteras tu n auras pas peur dit d Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais Soyez tranquille monsieur dit Planchet vous ne me connaissez pas encore je suis brave quand je m y mets allez c est le tout de m y mettre d ailleurs je suis Picard Alors c est convenu dit d Artagnan tu te fais tuer plutôt que de quitter ton poste Oui monsieur et il n y a rien que je ne fasse pour prouver à monsieur que je lui suis attaché Bon dit en lui même d Artagnan il paraît que la méthode que j ai employée à l égard de ce garçon est décidément la bonne j en userai dans l occasion Et de toute la vitesse de ses jambes déjà quelque peu fatiguées cependant par les courses de la journée d Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier M de Tréville n était point à son hôtel sa compagnie était de garde au Louvre il était au Louvre avec sa compagnie Il fallait arriver jusqu à M de Tréville il était important qu il fût prévenu de ce qui se passait D Artagnan résolut d essayer d entrer au Louvre Son costume de garde dans la compagnie de M des Essarts lui devait être un passeport Il descendit donc dans la rue des Petits Augustins et remonta le quai pour prendre le Pont Neuf Il avait eu un instant l idée de passer le bac mais en arrivant au bord de l eau il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s était aperçu qu il n avait pas de quoi payer le passeur Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud il vit déboucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux personnes et dont l allure le frappa Les deux personnes qui composaient le groupe étaient l un un homme l autre une femme La femme avait la tournure de madame Bonacieux et l homme ressemblait à s y méprendre à Aramis En outre la femme avait cette mante noire que d Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de La Harpe De plus l homme portait l uniforme des mousquetaires Le capuchon de la femme était rabattu l homme tenait son mouchoir sur son visage tous deux cette double précaution l indiquait tous deux avaient donc intérêt à n être point reconnus Ils prirent le pont c était le chemin de d Artagnan puisque d Artagnan se rendait au Louvre d Artagnan les suivit D Artagnan n avait pas fait vingt pas qu il fut convaincu que cette femme c était madame Bonacieux et que cet homme c était Aramis Il sentit à l instant même tous les soupçons de la jalousie qui s agitaient dans son cœur Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu il aimait déjà comme une maîtresse Madame Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu elle ne connaissait pas Aramis et un quart d heure après qu elle lui avait fait ce serment il la retrouvait au bras d Aramis D Artagnan ne réfléchit pas seulement qu il connaissait la jolie mercière depuis trois heures seulement qu elle ne lui devait rien qu un peu de reconnaissance pour l avoir délivrée des hommes noirs qui voulaient l enlever et qu elle ne lui avait rien promis Il se regarda comme un amant outragé trahi bafoué le sang et la colère lui montèrent au visage il résolut de tout éclaircir La jeune femme et le jeune homme s étaient aperçus qu ils étaient suivis et ils avaient doublé le pas D Artagnan prit sa course les dépassa puis revint sur eux au moment où ils se trouvaient devant la Samaritaine éclairés par un réverbère qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont D Artagnan s arrêta devant eux et ils s arrêtèrent devant lui Que voulez vous monsieur demanda le mousquetaire en reculant d un pas et avec un accent étranger qui prouvait à d Artagnan qu il s était trompé dans une partie de ses conjectures Ce n est pas Aramis s écria t il Non monsieur ce n est point Aramis et à votre exclamation je vois que tous m avez pris pour un autre et je vous pardonne Vous me pardonnez s écria d Artagnan Oui répondit l inconnu Laissez moi donc passer puisque ce n est pas à moi que vous avez affaire Vous avez raison monsieur dit d Artagnan ce n est pas à vous que j ai affaire c est à madame A madame vous ne la connaissez pas dit l étranger Vous vous trompez monsieur je la connais Ah fit madame Bonacieux d un ton de reproche ah monsieur j avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme j espérais pouvoir compter dessus Et moi madame dit d Artagnan embarrassé vous m aviez promis Prenez mon bras madame dit l étranger et continuons notre chemin Cependant d Artagnan étourdi atterré anéanti par tout ce qui lui arrivait restait debout les bras croisés devant le mousquetaire et madame Bonacieux Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d Artagnan avec la main D Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée En même temps et avec la rapidité de l éclair l inconnu tira la sienne Au nom du ciel milord s écria madame Bonacieux en se jetant entre les deux combattants et prenant les épées à pleines mains Milord s écria d Artagnan illuminé d une idée subite milord pardon monsieur mais est ce que vous seriez Milord duc de Buckingham dit madame Bonacieux à demi voix et maintenant vous pouvez nous perdre tous Milord madame pardon cent fois pardon mais je l aimais milord et j étais jaloux vous savez ce que c est que d aimer milord pardonnez moi et dites moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grâce Vous êtes un brave jeune homme dit Buckingham en tendant à d Artagnan une main que celui ci serra respectueusement vous m offrez vos services je les accepte suivez nous à vingt pas jusqu au Louvre et si quelqu un nous épie tuez le D Artagnan mit son épée nue sous son bras laissa prendre à madame Bonacieux et au duc vingt pas d avance et les suivit prêt à exécuter à la lettre les instructions du noble et élégant ministre de Charles Ier Mais heureusement le jeune séide n eut aucune occasion de donner au duc cette preuve de son dévouement et la jeune femme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par le guichet de l Échelle sans avoir été inquiétés Quant à d Artagnan il se rendit aussitôt au cabaret de la Pomme de Pin où il trouva Porthos et Aramis qui l attendaient Mais sans leur donner d autre explication sur le dérangement qu il leur avait causé il leur dit qu il avait terminé seul l affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention Et maintenant emportés que nous sommes par notre récit laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi et suivons dans les détours du Louvre le duc de Buckingham et son guide Illustration Au nom du ciel milord s écria madame Bonacieux XII GEORGES VILLIERS DUC DE BUCKINGHAM Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans difficulté madame Bonacieux était connue pour appartenir à la reine le duc portait l uniforme des mousquetaires de M de Tréville qui comme nous l avons dit étaient de garde ce soir là D ailleurs Germain était dans les intérêts de la reine et si quelque chose arrivait madame Bonacieux serait accusée d avoir introduit son amant au Louvre voilà tout elle prenait sur elle le crime sa réputation était perdue il est vrai mais de quelle valeur était dans le monde la réputation d une petite mercière Une fois entrés dans l intérieur de la cour le duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l espace d environ vingt cinq pas cet espace parcouru madame Bonacieux poussa une petite porte de service ouverte le jour mais ordinairement fermée la nuit la porte céda tous deux entrèrent et se trouvèrent dans l obscurité mais madame Bonacieux connaissait tous les tours et détours de cette partie du Louvre destinée aux gens de la suite Elle referma les portes derrière elle prit le duc par la main fit quelques pas en tâtonnant saisit une rampe toucha du pied un degré et commença de monter un escalier le duc compta deux étages Alors elle prit à droite suivit un long corridor redescendit un étage fit quelques pas encore introduisit une clé dans une serrure ouvrit une porte et introduisit le duc dans un appartement éclairé seulement par une lampe de nuit en disant Restez ici milord duc on va venir Puis elle sortit par la même porte qu elle ferma à clé de sorte que le duc se trouva littéralement prisonnier Cependant tout isolé qu il se trouvait il faut le dire le duc de Buckingham n éprouva pas un instant de crainte un des côtés saillants de son caractère était la recherche de l aventure et l amour du romanesque Brave hardi entreprenant ce n était pas la première fois qu il risquait sa vie dans de pareilles tentatives il avait appris que ce prétendu message d Anne d Autriche sur la foi duquel il était venu à Paris était un piège et au lieu de regagner l Angleterre il avait abusant de la position qu on lui avait faite déclaré à la reine qu il ne partirait pas sans l avoir vue La reine avait positivement refusé d abord puis enfin elle avait craint que le duc exaspéré ne fît quelque folie Déjà elle était décidée à le recevoir et à le supplier de partir aussitôt lorsque le soir même de cette décision madame Bonacieux qui était chargée d aller chercher le duc et de le conduire au Louvre fut enlevée Pendant deux jours on ignora complètement ce qu elle était devenue et tout resta en suspens Mais une fois libre une fois remise en rapport avec La Porte les choses avaient repris leur cours et elle venait d accomplir la périlleuse entreprise que sans son arrestation elle eût exécutée trois jours plus tôt Buckingham resté seul s approcha d une glace Cet habit de mousquetaire lui allait à merveille A trente cinq ans qu il avait alors il passait à juste titre pour le plus beau gentilhomme et le plus élégant cavalier de France et d Angleterre Favori de deux rois riche à millions tout puissant dans un royaume qu il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son caprice Georges Villiers duc de Buckingham avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siècles comme un étonnement pour la postérité Aussi sûr de lui même convaincu de sa puissance certain que les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaient l atteindre allait il droit au but qu il s était fixé ce but fût il si élevé et si éblouissant que c eût été folie pour un autre que de l envisager seulement C est ainsi qu il était arrivé à s approcher plusieurs fois de la belle et fière Anne d Autriche et à s en faire aimer à force d éblouissement Georges Villiers se plaça donc devant une glace comme nous l avons dit rendit à sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre retroussa sa moustache et le cœur tout gonflé de joie heureux et fier de toucher au moment qu il avait si longtemps désiré se sourit à lui même d orgueil et d espoir Illustration Buckingham resté seul s approcha d une glace En ce moment une porte cachée dans la tapisserie s ouvrit et une femme apparut Buckingham vit cette apparition dans la glace il jeta un cri c était la reine Anne d Autriche avait alors vingt six ou vingt sept ans c est à dire qu elle se trouvait dans tout l éclat de sa beauté Sa démarche était celle d une reine ou d une déesse ses yeux qui jetaient des reflets d émeraude étaient parfaitement beaux et tout à la fois pleins de douceur et de majesté Sa bouche était petite et vermeille et quoique sa lèvre inférieure comme celle des princes de la maison d Autriche avançât légèrement sur l autre elle était éminemment gracieuse dans le sourire mais aussi profondément dédaigneuse dans le mépris Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté sa main et ses bras étaient d une beauté surprenante et tous les poètes du temps les chantaient comme incomparables Enfin ses cheveux qui de blonds qu ils étaient dans sa jeunesse étaient devenus châtains et qu elle portait frisés très clair et avec beaucoup de poudre encadraient admirablement son visage auquel le censeur le plus rigide n eût pu souhaiter qu un peu moins de rouge et le statuaire le plus exigeant qu un peu plus de finesse dans le nez Buckingham resta un instant ébloui jamais Anne d Autriche ne lui était apparue aussi belle au milieu des bals des fêtes des carrousels qu elle lui apparut en ce moment vêtue d une simple robe de satin blanc et accompagnée de doña Estefania la seule de ses femmes espagnoles qui n eût pas été chassée par la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu Anne d Autriche fit deux pas en avant Buckingham se précipita à ses genoux et avant que la reine eût pu l en empêcher il baisa le bas de sa robe Duc vous savez déjà que ce n est pas moi qui vous ai fait écrire Oh oui madame oui Votre Majesté s écria le duc je sais que j ai été un fou un insensé de croire que la neige s animerait que le marbre s échaufferait mais que voulez vous quand on aime on croit facilement à l amour d ailleurs je n ai pas tout perdu à ce voyage puisque je vous vois Oui répondit Anne mais vous savez pourquoi et comment je vous vois parce qu insensible à toutes mes peines vous vous êtes obstiné à rester dans une ville où en restant vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur je vous vois pour vous dire que tout nous sépare les profondeurs de la mer l inimitié des royaumes la sainteté des serments Il est sacrilège de lutter contre tant de choses milord Je vous vois enfin pour vous dire qu il ne faut plus nous voir Illustration Il baisa le bas de sa robe Parlez madame parlez reine dit Buckingham la douceur de votre voix couvre la dureté de vos paroles Vous parlez de sacrilège mais le sacrilège est dans la séparation des cœurs que Dieu avait formés l un pour l autre Milord s écria la reine vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais Mais vous ne m avez jamais dit non plus que vous ne m aimiez point et vraiment me dire de semblables paroles ce serait de la part de Votre Majesté une trop grande ingratitude Car dites moi où trouvez vous un amour pareil au mien un amour que ni le temps ni l absence ni le désespoir ne peuvent éteindre un amour qui se contente d un ruban égaré d un regard perdu d une parole échappée Il y a trois ans madame que je vous ai vue pour la première fois et depuis trois ans je vous aime ainsi Voulez vous que je vous dise comment vous étiez vêtue la première fois que je vous vis voulez vous que je détaille chacun des ornements de votre toilette Tenez je vous vois encore vous étiez assise sur des carreaux à la mode d Espagne vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d or et d argent des manches pendantes et renouées sur vos beaux bras sur ces bras admirables avec de gros diamants vous aviez une fraise fermée un petit bonnet sur votre tête de la couleur de votre robe et sur ce bonnet une plume de héron Oh tenez tenez je ferme les yeux et je vous vois telle que vous étiez alors je les rouvre et je vous vois telle que vous êtes maintenant c est à dire cent fois plus belle encore Quelle folie murmura Anne d Autriche qui n avait pas le courage d en vouloir au duc d avoir si bien conservé son portrait dans son cœur quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs Et avec quoi voulez vous donc que je vive Je n ai que des souvenirs moi C est mon bonheur mon trésor mon espérance Chaque fois que je vous vois c est un diamant de plus que je renferme dans l écrin de mon cœur Celui ci est le quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse car en trois ans madame je ne vous ai vue que quatre fois cette première que je viens de vous dire la seconde chez madame de Chevreuse la troisième dans les jardins d Amiens Duc dit la reine en rougissant ne parlez pas de cette soirée Oh parlons en au contraire madame parlons en c est la soirée heureuse et rayonnante de ma vie Vous rappelez vous la belle nuit qu il faisait Comme l air était doux et parfumé comme le ciel était bleu et tout émaillé d étoiles Ah cette fois madame j avais pu être un instant seul avec vous cette fois vous étiez prête à tout me dire l isolement de votre vie les chagrins de votre cœur Vous étiez appuyée à mon bras tenez à celui ci Je sentais en inclinant ma tête à votre côté vos beaux cheveux effleurer mon visage et chaque fois qu ils l effleuraient je frissonnais de la tête aux pieds Oh reine reine oh vous ne savez pas tout ce qu il y a de félicités du ciel de joies du paradis enfermées dans un moment pareil Tenez mes biens ma fortune ma gloire tout ce qu il me reste de jours à vivre pour un pareil instant et pour une semblable nuit car cette nuit là madame cette nuit là vous m aimiez je vous le jure Milord il est possible oui que l influence du lieu que le charme de cette belle soirée que la fascination de votre regard que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois pour perdre une femme se soient groupées autour de moi dans cette fatale soirée mais vous l avez vu milord la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait au premier mot que vous avez osé dire à la première hardiesse à laquelle j ai eu à répondre j ai appelé Oh oui oui cela est vrai et un autre amour que le mien aurait succombé à cette épreuve mais mon amour à moi en est sorti plus ardent et plus éternel Vous avez cru me fuir en revenant à Paris vous avez cru que je n oserais quitter le trésor sur lequel mon maître m avait chargé de veiller Ah que m importent à moi tous les trésors du monde et tous les rois de la terre Huit jours après j étais de retour madame Cette fois vous n avez rien eu à me dire j avais risqué ma faveur ma vie pour vous voir une seconde je n ai pas même touché votre main et vous m avez pardonné en me voyant si soumis et si repentant Oui mais la calomnie s est emparée de toutes ces folies dans lesquelles je n étais pour rien vous le savez bien milord Le roi excité par M le cardinal a fait un éclat terrible madame de Vernet a été chassée Putange exilé madame de Chevreuse est tombée en défaveur et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France le roi lui même souvenez vous en milord le roi lui même s y est opposé Oui et la France va payer d une guerre le refus de son roi Je ne puis plus vous voir madame eh bien je veux que chaque jour vous entendiez parler de moi Quel but pensez vous qu aient eu cette expédition de Ré et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette Le plaisir de vous voir Je n ai pas l espoir de pénétrer à main armée jusqu à Paris je le sais bien mais cette guerre pourra amener une paix cette paix nécessitera un négociateur ce négociateur ce sera moi On n osera plus me refuser alors et je reviendrai à Paris et je vous reverrai et je serai heureux un instant Des milliers d hommes il est vrai auront payé mon bonheur de leur vie mais que m importera à moi pourvu que je vous revoie Tout cela est peut être bien insensé mais dites moi quelle femme a un amant plus amoureux quelle reine a eu un serviteur plus ardent Milord milord vous invoquez pour votre défense des choses qui vous accusent encore milord toutes ces preuves d amour que vous voulez me donner sont presque des crimes Parce que vous ne m aimez pas madame si vous m aimiez vous verriez tout cela autrement si vous m aimiez oh mais si vous m aimiez ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou Ah madame de Chevreuse dont vous parliez tout à l heure madame de Chevreuse a été moins cruelle que vous Holland l a aimée et elle a répondu à son amour Madame de Chevreuse n était pas reine murmura Anne d Autriche vaincue malgré elle par l expression d un amour si profond Vous m aimeriez donc si vous ne l étiez pas vous madame dites vous m aimeriez donc Je puis donc croire que c est la dignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi je puis donc croire que si vous eussiez été madame de Chevreuse le pauvre Buckingham aurait pu espérer Merci de ces douces paroles ô ma belle Majesté cent fois merci Ah milord vous avez mal entendu mal interprété je n ai pas voulu dire Silence silence dit le duc si je suis heureux d une erreur n ayez pas la cruauté de me l enlever Vous l avez dit vous même on m a attiré dans un piège j y laisserai ma vie peut être car tenez c est étrange depuis quelque temps j ai des pressentiments que je vais mourir Et le duc sourit d un sourire triste et charmant à la fois Oh mon Dieu s écria Anne d Autriche avec un accent d effroi qui prouvait quel intérêt plus grand qu elle ne le voulait dire elle prenait au duc Je ne vous dis point cela pour vous effrayer madame non c est même ridicule ce que je vous dis et croyez que je ne me préoccupe point de pareils rêves Mais ce mot que vous venez de dire cette espérance que vous m avez presque donnée aura tout payé fût ce même ma vie Eh bien dit Anne d Autriche moi aussi duc moi j ai des pressentiments moi aussi j ai des rêves J ai songé que je vous voyais couché sanglant frappé d une blessure Au côté gauche n est ce pas avec un couteau interrompit Buckingham Oui c est cela milord c est cela au côté gauche avec un couteau Qui a pu vous dire que j avais fait ce rêve Je ne l ai confié qu à Dieu et encore dans mes prières Je n en veux pas davantage et vous m aimez madame c est bien Je vous aime moi Oui vous Dieu vous enverrait il les mêmes rêves qu à moi si vous ne m aimiez pas Aurions nous les mêmes pressentiments si nos deux existences ne se touchaient pas par le cœur Vous m aimez ô reine et vous me pleurerez Oh mon Dieu mon Dieu s écria Anne d Autriche c est plus que je n en puis supporter Tenez duc au nom du ciel partez retirez vous je ne sais si je vous aime ou si je ne vous aime pas mais ce que je sais c est que je ne serai point parjure Prenez donc pitié de moi et partez Oh si vous êtes frappé en France si vous mourez en France si je pouvais supposer que votre amour pour moi fût cause de votre mort je ne me consolerais jamais j en deviendrais folle Partez donc partez je vous en supplie Oh que vous êtes belle ainsi Oh que je vous aime dit Buckingham Partez partez je vous en supplie et revenez plus tard revenez comme ambassadeur revenez comme ministre revenez entouré de gardes qui vous défendront de serviteurs qui veilleront sur vous et alors je ne craindrai plus pour vos jours et j aurai du bonheur à vous revoir Oh est ce bien vrai ce que vous me dites Oui Eh bien un gage de votre indulgence un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n ai point fait un rêve quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter à mon tour une bague un collier une chaîne Et partirez vous partirez vous si je vous donne ce que vous me demandez Oui A l instant même Oui Vous quitterez la France vous retournerez en Angleterre Oui je vous le jure Attendez alors attendez Illustration Anne d Autriche tendit sa main en fermant les yeux Et Anne d Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussitôt tenant à la main un petit coffret en bois de rose à son chiffre tout incrusté d or Tenez milord duc tenez dit elle gardez cela en mémoire de moi Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois à genoux Vous m avez promis de partir dit la reine Et je tiens ma parole Votre main votre main madame et je pars Anne d Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s appuyant de l autre sur Estefania car elle sentait que les forces allaient lui manquer Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle main puis se relevant Avant six mois dit il si je ne suis pas mort je vous aurai revue madame dussé je bouleverser le monde pour cela Et fidèle à la promesse qu il avait faite il s élança hors de l appartement Dans le corridor il rencontra madame Bonacieux qui l attendait et qui avec les mêmes précautions et le même bonheur le reconduisit hors du Louvre XIII MONSIEUR BONACIEUX Il y avait dans tout cela comme on a pu le remarquer un personnage dont malgré sa position précaire on n avait paru s inquiéter que fort médiocrement ce personnage était M Bonacieux respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s enchevêtraient si bien les unes aux autres dans cette époque à la fois si chevaleresque et si galante Heureusement le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue Les estafiers qui l avaient arrêté le conduisirent droit à la Bastille où on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets De là introduit dans une galerie demi souterraine il fut de la part de ceux qui l avaient amené l objet des plus grossières injures et des plus farouches traitements Les sbires voyaient qu ils n avaient pas affaire à un gentilhomme et ils le traitaient en véritable croquant Au bout d une demi heure à peu près un greffier vint mettre fin à ses tortures mais non pas à ses inquiétudes en donnant l ordre de conduire M Bonacieux dans la chambre des interrogatoires Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux mais avec M Bonacieux on ne faisait pas tant de façons Deux gardes s emparèrent du mercier lui firent traverser une cour le firent entrer dans un corridor où il y avait trois sentinelles ouvrirent une porte et le poussèrent dans une chambre basse où il n y avait pour tous meubles qu une table une chaise et un commissaire Le commissaire était assis sur la chaise et occupé à écrire sur la table Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et sur un signe du commissaire s éloignèrent hors de la portée de la voix Le commissaire qui jusque là avait tenu sa tête baissée sur ses papiers la releva pour voir à qui il avait affaire Ce commissaire était un homme à la mine rébarbative au nez pointu aux pommettes jaunes et saillantes aux yeux petits mais investigateurs et vifs à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard Sa tête supportée par un cou long et mobile sortait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvement à peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de sa carapace Il commença par demander à M Bonacieux ses nom et prénoms son âge son état et son domicile L accusé répondit qu il s appelait Jacques Michel Bonacieux qu il était âgé de cinquante et un ans mercier retiré et qu il demeurait rue des Fossoyeurs nº 11 Le commissaire alors au lieu de continuer à l interroger lui fit un grand discours sur le danger qu il y a pour un bourgeois obscur à se mêler des choses publiques Il compliqua cet exorde d une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M le cardinal ce ministre incomparable ce vainqueur des ministres passés cet exemple des ministres à venir actes et puissance que nul ne contrecarrait impunément Après cette deuxième partie de son discours fixant son regard d épervier sur le pauvre Bonacieux il l invita à réfléchir à la gravité de sa situation Les réflexions du mercier étaient toutes faites il donnait au diable l instant où M de La Porte avait eu l idée de le marier avec sa filleule et l instant surtout où cette filleule avait été reçue dame de la lingerie chez la reine Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profond égoïsme mêlé à une avarice sordide le tout assaisonné d une poltronnerie extrême L amour que lui avait inspiré sa jeune femme étant un sentiment tout secondaire ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d énumérer Bonacieux réfléchit en effet sur ce qu on venait de lui dire Mais monsieur le commissaire dit il froidement croyez bien que je connais et que j apprécie plus que personne le mérite de l incomparable Éminence par laquelle nous avons l honneur d être gouvernés Vraiment demanda le commissaire d un air de doute mais s il en était véritablement ainsi comment seriez vous à la Bastille Comment j y suis ou plutôt pourquoi j y suis répliqua M Bonacieux voilà ce qu il m est parfaitement impossible de vous dire vu que je l ignore moi même mais à coup sûr ce n est pas pour avoir désobligé sciemment du moins M le cardinal Il faut cependant que vous ayez commis un crime puisque vous êtes ici accusé de haute trahison De haute trahison s écria Bonacieux épouvanté de haute trahison et comment voulez vous qu un pauvre mercier qui déteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accusé de haute trahison Réfléchissez monsieur la chose est matériellement impossible Monsieur Bonacieux dit le commissaire en regardant l accusé comme si ses petits yeux avaient la faculté de lire jusqu au plus profond des cœurs monsieur Bonacieux vous avez une femme Oui monsieur répondit le mercier tout tremblant sentant que c était là où les affaires allaient s embrouiller c est à dire j en avais une Comment vous en aviez une Qu en avez vous fait si vous ne l avez plus On me l a enlevée monsieur On vous l a enlevée dit le commissaire Ah Bonacieux sentit à ce Ah que l affaire s embrouillait de plus en plus On vous l a enlevée reprit le commissaire et savez vous quel est l homme qui a commis ce rapt Je crois le connaître Quel est il Songez que je n affirme rien monsieur le commissaire et que je soupçonne seulement Qui soupçonnez vous Voyons répondez franchement M Bonacieux était dans la plus grande perplexité devait il tout nier ou tout dire En niant tout on pouvait croire qu il en savait trop long pour avouer en disant tout il faisait preuve de bonne volonté Il se décida donc à tout dire Je soupçonne dit il un grand brun de haute mine lequel a tout à fait l air d un grand seigneur il nous a suivis plusieurs fois à ce qu il m a semblé quand j attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude Et son nom dit il Oh quant à son nom je n en sais rien mais si je le rencontre jamais je le reconnaîtrai à l instant même je vous en réponds fût il entre mille personnes Le front du commissaire se rembrunit Vous le reconnaîtriez entre mille dites vous demanda t il C est à dire reprit Bonacieux qui vit qu il avait fait fausse route c est à dire Illustration M Bonacieux était dans la plus grande perplexité Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez dit le commissaire c est bien en voici assez pour aujourd hui il faut avant que nous allions plus loin que quelqu un soit prévenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais s écria Bonacieux au désespoir Je vous ai dit au contraire Emmenez le prisonnier dit le commissaire aux deux gardes Et où faut il le conduire demanda le greffier Dans un cachot Dans lequel Oh mon Dieu dans le premier venu pourvu qu il ferme bien répondit le commissaire avec une indifférence qui pénétra d horreur le pauvre Bonacieux Hélas hélas se dit il le malheur est sur ma tête ma femme aura commis quelque crime effroyable on me croit son complice et l on me punira avec elle elle aura parlé elle aura avoué qu elle m avait tout dit une femme c est si faible Un cachot le premier venu c est cela une nuit est bientôt passée et demain à la roue à la potence Oh mon Dieu mon Dieu ayez pitié de moi Sans écouter le moins du monde les lamentations de maître Bonacieux lamentations auxquelles d ailleurs ils devaient être habitués les deux gardes prirent le prisonnier par un bras et l emmenèrent tandis que le commissaire écrivait en hâte une lettre que son greffier attendait Bonacieux ne ferma pas l œil non pas que son cachot fût par trop désagréable mais parce que ses inquiétudes étaient trop grandes Il resta toute la nuit sur son escabeau tressaillant au moindre bruit et quand les premiers rayons du jour se glissèrent dans sa chambre l aurore lui parut avoir pris des teintes funèbres Tout à coup il entendit tirer les verrous et fit un soubresaut terrible Il croyait qu on venait le chercher pour le conduire à l échafaud aussi lorsqu il vit purement et simplement paraître au lieu de l exécuteur qu il attendait son commissaire et son greffier de la veille il fut tout près de leur sauter au cou Votre affaire s est fort compliquée depuis hier au soir mon brave homme lui dit le commissaire et je vous conseille de dire toute la vérité car votre repentir peut seul conjurer la colère du cardinal Mais je suis prêt à tout dire s écria Bonacieux du moins tout ce que je sais Interrogez je vous prie Où est votre femme d abord Mais puisque je vous ai dit qu on me l avait enlevée Oui mais depuis hier cinq heures de l après midi grâce à vous elle s est échappée Ma femme s est échappée s écria Bonacieux Oh la malheureuse Monsieur si elle s est échappée ce n est pas ma faute je vous le jure Qu alliez vous donc faire chez M d Artagnan votre voisin avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée Ah oui monsieur le commissaire oui cela est vrai et j avoue que j ai tort J ai été chez M d Artagnan Quel était le but de cette visite De le prier de m aider à retrouver ma femme Je croyais que j avais droit de la réclamer je me trompais à ce qu il paraît et je vous en demande bien pardon Et qu a répondu M d Artagnan M d Artagnan m a promis son aide mais je me suis bientôt aperçu qu il me trahissait Vous en imposez à la justice M d Artagnan a fait un pacte avec vous et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrêté votre femme et l a soustraite à toutes les recherches M d Artagnan a enlevé ma femme Ah çà mais que me dites vous là Heureusement M d Artagnan est entre nos mains et vous allez lui être confronté Ah ma foi je ne demande pas mieux s écria Bonacieux je ne serais pas fâché de voir une figure de connaissance Faites entrer M d Artagnan dit le commissaire aux deux gardes Les deux gardes firent entrer Athos Monsieur d Artagnan dit le commissaire en s adressant à Athos déclarez ce qui s est passé entre vous et monsieur Mais s écria Bonacieux ce n est pas M d Artagnan que vous me montrez là Comment ce n est pas M d Artagnan s écria le commissaire Pas le moins du monde répondit Bonacieux Comment se nomme monsieur demanda le commissaire Je ne puis vous le dire je ne le connais pas Comment vous ne le connaissez pas Non Vous ne l avez jamais vu Si fait mais je ne sais comment il s appelle Votre nom demanda le commissaire Athos répondit le mousquetaire Mais ce n est pas un nom d homme ça c est un nom de montagne s écria le pauvre interrogateur qui commençait à perdre la tête C est mon nom dit tranquillement Athos Mais vous avez dit que vous vous nommiez d Artagnan Moi Oui vous C est à dire que c est à moi qu on a dit Vous êtes monsieur d Artagnan J ai répondu Vous croyez Mes gardes se sont écriés qu ils en étaient sûrs Je n ai pas voulu les contrarier D ailleurs je pouvais me tromper Monsieur vous insultez à la majesté de la justice Aucunement fit tranquillement Athos Vous êtes monsieur d Artagnan Vous voyez bien que vous me le dites encore Mais s écria à son tour M Bonacieux je vous dis monsieur le commissaire qu il n y a pas un instant de doute à avoir M d Artagnan est mon hôte et par conséquent quoiqu il ne me paye pas mes loyers et justement même à cause de cela je dois le connaître M d Artagnan est un jeune homme de dix neuf à vingt ans à peine et monsieur en a trente au moins M d Artagnan est dans les gardes de M des Essarts et monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M de Tréville regardez l uniforme monsieur le commissaire regardez l uniforme C est vrai murmura le commissaire c est pardieu vrai En ce moment la porte s ouvrit vivement et un messager introduit par un des guichetiers de la Bastille remit une lettre au commissaire Illustration Mais ce n est pas M d Artagnan que vous me montrez là Oh la malheureuse s écria le commissaire Comment que dites vous de qui parlez vous Ce n est pas de ma femme j espère Au contraire c est d elle Votre affaire est bonne allez Ah çà s écria le mercier exaspéré faites moi le plaisir de me dire monsieur comment mon affaire à moi peut s empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison Parce que ce qu elle fait est la suite d un plan arrêté entre vous plan infernal Je vous jure monsieur le commissaire que vous êtes dans la plus profonde erreur que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme que je suis entièrement étranger à ce qu elle a fait et que si elle a fait des sottises je la renie je la démens je la maudis Ah çà dit Athos au commissaire si vous n avez plus besoin de moi ici renvoyez moi quelque part il est très ennuyeux votre M Bonacieux Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots dit le commissaire en désignant d un même geste Athos et Bonacieux et qu ils soient gardés plus sévèrement que jamais Cependant dit Athos avec son calme habituel si c est à M d Artagnan que vous avez affaire je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer Faites ce que j ai dit s écria le commissaire et le secret le plus absolu Vous entendez Athos suivit ses gardes en levant les épaules et M Bonacieux en poussant des lamentations à fendre le cœur d un tigre On ramena le mercier dans le même cachot où il avait passé la nuit et on l y laissa toute la journée Toute la journée Bonacieux pleura comme un véritable mercier n étant pas du tout homme d épée il nous l a dit lui même Le soir vers les neuf heures au moment où il allait se décider à se mettre au lit il entendit des pas dans son corridor Les pas se rapprochèrent de son cachot sa porte s ouvrit des gardes parurent Suivez moi dit un exempt qui venait à la suite des gardes Vous suivre s écria Bonacieux vous suivre à cette heure ci et où cela mon Dieu Où nous avons l ordre de vous conduire Mais ce n est pas une réponse cela C est cependant la seule que nous puissions vous faire Ah mon Dieu mon Dieu murmura le pauvre mercier pour cette fois je suis perdu Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui venaient le querir Il prit le même corridor qu il avait déjà pris traversa une première cour puis un second corps de logis enfin à la porte de la cour d entrée il trouva une voiture entourée de quatre gardes à cheval On le fit monter dans cette voiture l exempt se plaça près de lui on ferma la portière à clé et tous deux se trouvèrent dans une prison roulante La voiture se mit en mouvement lente comme un char funèbre A travers la grille cadenassée le prisonnier apercevait les maisons et le pavé voilà tout mais en véritable Parisien qu il était Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes aux enseignes aux réverbères Au moment d arriver à Saint Paul lieu où l on exécutait les condamnés de la Bastille il faillit s évanouir et se signa deux fois Il avait cru que la voiture devait s arrêter là La voiture passa cependant Plus loin une grande terreur le prit encore ce fut en côtoyant le cimetière Saint Jean où l on enterrait les criminels d État Une seule chose le rassura un peu c est qu avant de les enterrer on leur coupait généralement la tête et que sa tête à lui était encore sur ses épaules Mais lorsqu il vit que la voiture prenait la route de la Grève qu il aperçut les toits aigus de l hôtel de ville que la voiture s engagea sous l arcade il crut que tout était fini pour lui voulut se confesser à l exempt et sur son refus poussa des cris si pitoyables que l exempt annonça que s il continuait à l assourdir ainsi il lui mettrait un bâillon Cette menace rassura quelque peu Bonacieux si l on eût dû l exécuter en Grève ce n était pas la peine de le bâillonner puisqu on était presque arrivé au lieu de l exécution En effet la voiture traversa la place fatale sans s arrêter Il ne restait plus à craindre que la Croix du Trahoir la voiture en prit justement le chemin Illustration Il poussa un faible gémissement et il s évanouit Cette fois il n y avait plus de doute c était à la Croix du Trahoir qu on exécutait les criminels subalternes Bonacieux s était flatté en se croyant digne de Saint Paul ou de la place de Grève c était à la Croix du Trahoir qu allaient finir son voyage et sa destinée Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix mais il la sentait en quelque sorte venir au devant de lui Lorsqu il n en fut plus qu à une vingtaine de pas il entendit une rumeur et la voiture s arrêta C était plus que n en pouvait supporter le pauvre Bonacieux déjà écrasé par les émotions successives qu il avait éprouvées il poussa un faible gémissement qu on eût pu prendre pour le dernier soupir d un moribond et il s évanouit XIV L HOMME DE MEUNG Ce rassemblement était produit non point par l attente d un homme qu on devait pendre mais par la contemplation d un pendu La voiture arrêtée un instant reprit donc sa marche traversa la foule continua son chemin enfila la rue Saint Honoré tourna la rue des Bons Enfants et s arrêta devant une porte basse La porte s ouvrit deux gardes reçurent dans leurs bras Bonacieux soutenu par l exempt on le poussa dans une allée on lui fit monter un escalier et on le déposa dans une antichambre Tous ces événements s étaient opérés pour lui d une façon machinale Il avait marché comme on marche en rêve il avait entrevu les objets à travers un brouillard ses oreilles avaient perçu les sons sans les comprendre on eût pu l exécuter dans ce moment qu il n eût pas fait un geste pour entreprendre sa défense qu il n eût pas poussé un cri pour implorer la pitié Il resta donc ainsi sur la banquette le dos appuyé au mur et les bras pendants à l endroit même où les gardes l avaient déposé Cependant comme en regardant autour de lui il ne voyait aucun objet menaçant comme rien n indiquait qu il courût un danger réel comme la banquette était convenablement rembourrée comme la muraille était recouverte d un beau cuir de Cordoue comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenêtre retenus par des embrasses d or il comprit peu à peu que sa frayeur était exagérée et il commença de remuer la tête à droite et à gauche et de bas en haut Illustration On lui fit monter un escalier A ce mouvement auquel personne ne s opposa il reprit un peu de courage et se risqua à ramener une jambe puis l autre enfin en s aidant de ses deux mains il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds En ce moment un officier de bonne mine ouvrit une portière continua d échanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pièce voisine et se retournant vers le prisonnier C est vous qui vous nommez Bonacieux dit il Oui monsieur l officier balbutia le mercier plus mort que vif pour vous servir Entrez dit l officier Et il s effaça pour que le mercier pût passer Celui ci obéit sans réplique et entra dans la chambre où il paraissait être attendu C était un grand cabinet aux murailles garnies d armes offensives et défensives clos et étouffé et dans lequel il y avait déjà du feu quoique l on fût à peine à la fin du mois de septembre Une table carrée couverte de livres et de papiers sur lesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Rochelle tenait le milieu de l appartement Debout devant la cheminée était un homme de moyenne taille à la mine haute et fière aux yeux perçants au front large à la figure amaigrie qu allongeait encore une royale surmontée d une paire de moustaches Quoique cet homme eût trente six à trente sept ans à peine cheveux moustache et royale s en allaient grisonnant Cet homme moins l épée avait toute la mine d un homme de guerre et ses bottes de buffle encore légèrement couvertes de poussière indiquaient qu il avait monté à cheval dans la journée Cet homme c était Armand Jean Duplessis cardinal de Richelieu non point tel qu on nous le représente cassé comme un vieillard souffrant comme un martyr le corps brisé la voix éteinte enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipée ne vivant plus que par la force de son génie et ne soutenant plus la lutte avec l Europe que par l éternelle application de sa pensée mais tel qu il était réellement à cette époque c est à dire adroit et galant cavalier faible de corps déjà mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existé se préparant enfin après avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de Mantoue après avoir pris Nîmes Castres et Uzès à chasser les Anglais de l île de Ré et à faire le siège de La Rochelle A la première vue rien ne dénotait donc le cardinal et il était impossible à ceux là qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient Le pauvre mercier demeura debout à la porte tandis que les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient sur lui et semblaient vouloir pénétrer jusqu au fond du passé C est là ce Bonacieux demanda t il après un moment de silence Oui Monseigneur reprit l officier C est bien donnez moi ces papiers et laissez nous L officier prit sur la table les papiers désignés les remit à celui qui les demandait s inclina jusqu à terre et sortit Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille De temps en temps l homme de la cheminée levait les yeux de dessus les écritures et les plongeait comme deux poignards jusqu au fond du cœur du pauvre mercier Au bout de dix minutes de lecture et de dix secondes d examen le cardinal était fixé Cette tête là n a jamais conspiré murmura t il mais n importe voyons toujours Vous êtes accusé de haute trahison dit lentement le cardinal C est ce qu on m a déjà appris Monseigneur s écria Bonacieux donnant à son interrogateur le titre qu il avait entendu l officier lui donner mais je vous jure que je n en savais rien Le cardinal réprima un sourire Vous avez conspiré avec votre femme avec madame de Chevreuse et avec milord duc de Buckingham En effet Monseigneur répondit le mercier je l ai entendue prononcer tous ces noms là Et à quelle occasion Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui Elle disait cela s écria le cardinal avec violence Illustration Vous êtes accusé de haute trahison Oui Monseigneur mais moi je lui ai dit qu elle avait tort de tenir de pareils propos et que Son Éminence était incapable Taisez vous vous êtes un imbécile reprit le cardinal C est justement ce que ma femme m a répondu Monseigneur Savez vous qui a enlevé votre femme Non Monseigneur Vous avez des soupçons cependant Oui Monseigneur mais ces soupçons ont paru contrarier monsieur le commissaire et je ne les ai plus Votre femme s est échappée le saviez vous Non Monseigneur je l ai appris depuis que je suis en prison et toujours par l entremise de monsieur le commissaire un homme bien aimable Le cardinal réprima un second sourire Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite Absolument Monseigneur mais elle a dû rentrer au Louvre A une heure du matin elle n y était pas rentrée encore Ah mon Dieu mais qu est elle devenue alors On le saura soyez tranquille on ne cache rien au cardinal le cardinal sait tout En ce cas Monseigneur est ce que vous croyez que le cardinal consentira à me dire ce qu est devenue ma femme Peut être mais il faut d abord que vous avouiez tout ce que vous savez relativement aux relations de votre femme avec madame de Chevreuse Mais Monseigneur je n en sais rien je ne l ai jamais vue Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre revenait elle directement chez vous Presque jamais elle avait affaire à des marchands de toile chez lesquels je la conduisais Et combien y en avait il de marchands de toile Deux Monseigneur Où demeurent ils Un rue de Vaugirard l autre rue de La Harpe Entriez vous chez eux avec elle Jamais Monseigneur je l attendais à la porte Et quel prétexte vous donnait elle pour entrer ainsi toute seule Elle ne m en donnait pas elle me disait d attendre et j attendais Vous êtes un mari complaisant mon cher monsieur Bonacieux dit le cardinal Il m appelle son cher monsieur dit en lui même le mercier Peste les affaires vont bien Reconnaîtriez vous ces portes Oui Savez vous les numéros Oui Quels sont ils Nº 25 dans la rue de Vaugirard et l autre nº 75 rue de La Harpe C est bien dit le cardinal A ces mots il prit une sonnette d argent et sonna l officier rentra Allez dit il à demi voix me chercher Rochefort et qu il vienne à l instant même s il est rentré Le comte est là dit l officier il demande instamment à parler à Votre Éminence Qu il vienne alors qu il vienne dit vivement Richelieu L officier s élança hors de l appartement avec cette rapidité que mettaient d ordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui obéir A Votre Éminence murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés Cinq secondes ne s étaient pas écoulées depuis la disparition de l officier que la porte s ouvrit et qu un nouveau personnage entra C est lui s écria Bonacieux Qui lui demanda le cardinal Celui qui m a enlevé ma femme Le cardinal sonna une seconde fois L officier reparut Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes et qu il attende que je le rappelle Non Monseigneur non ce n est pas lui s écria Bonacieux non je m étais trompé c est un autre qui ne lui ressemble pas du tout Monsieur est un honnête homme Illustration C est lui celui qui m a enlevé ma femme Emmenez cet imbécile dit le cardinal L officier prit Bonacieux sous le bras et le reconduisit dans l antichambre où il trouva ses deux gardes Le nouveau personnage qu on venait d introduire suivit des yeux avec impatience Bonacieux jusqu à ce qu il fût sorti et dès que la porte se fut refermée sur lui Ils se sont vus dit il en se rapprochant vivement du cardinal Qui demanda Son Éminence Elle et lui La reine et le duc s écria Richelieu Oui Et où cela Au Louvre Vous en êtes sûr Parfaitement sûr Qui vous l a dit Madame de Lannoy qui est tout à Votre Éminence comme vous le savez Pourquoi ne l a t elle pas dit plus tôt Soit hasard soit défiance la reine a fait coucher madame de Surgis dans sa chambre et l a gardée toute la journée C est bien nous sommes battus Tâchons de prendre notre revanche Je vous y aiderai de toute mon âme Monseigneur soyez tranquille Comment cela s est il passé A minuit et demi la reine était avec ses femmes Où cela Dans sa chambre à coucher Bien Lorsqu on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de lingerie Après Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion et malgré le rouge dont elle avait le visage couvert elle a pâli Après après Cependant elle s est levée et d une voix altérée Mesdames a t elle dit attendez moi dix minutes puis je reviens Et elle a ouvert la porte de son alcôve puis elle est sortie Pourquoi madame de Lannoy n est elle pas venue vous prévenir à l instant même Rien n était bien certain encore d ailleurs la reine avait dit Mesdames attendez moi et elle n osait désobéir à la reine Et combien de temps la reine est elle restée hors de la chambre Trois quarts d heure Aucune de ses femmes ne l accompagnait Doña Estefania seulement Et elle est rentrée ensuite Oui mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à son chiffre et sortir aussitôt Et quand elle est rentrée plus tard a t elle rapporté le coffret Non Madame de Lannoy savait elle ce qu il y avait dans ce coffret Oui les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la reine Et elle est rentrée sans ce coffret Oui L opinion de madame de Lannoy est qu elle les a remis alors à Buckingham Elle en est sûre Comment cela Pendant la journée madame de Lannoy en sa qualité de dame d atours de la reine a cherché ce coffret a paru inquiète de ne pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles à la reine Et alors la reine La reine est devenue fort rouge et a répondu qu ayant brisé la veille un de ses ferrets elle l avait envoyé raccommoder chez son orfèvre Il faut y passer et s assurer si la chose est vraie ou non J y suis passé Eh bien l orfèvre L orfèvre n a entendu parler de rien Bien bien Rochefort tout n est pas perdu et peut être peut être tout est il pour le mieux Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre Éminence Ne répare les bêtises de son agent n est ce pas C est justement ce que j allais dire si Votre Éminence m avait laissé achever ma phrase Maintenant savez vous où se cachaient la duchesse de Chevreuse et le duc de Buckingham Non Monseigneur mes gens n ont pu rien me dire de positif là dessus Je le sais moi Vous Monseigneur Oui ou du moins je m en doute Ils se tenaient l un rue de Vaugirard nº 25 et l autre rue de La Harpe nº 75 Votre Éminence veut elle que je les fasse arrêter tous deux Il sera trop tard ils seront partis N importe on peut s en assurer Prenez dix hommes de mes gardes et fouillez les deux maisons J y vais Monseigneur Le cardinal resté seul réfléchit un instant et sonna une troisième fois Le même officier reparut Faites entrer le prisonnier dit le cardinal Maître Bonacieux fut introduit de nouveau et sur un signe du cardinal l officier se retira Vous m avez trompé dit sévèrement le cardinal Moi s écria Bonacieux moi tromper Votre Éminence Votre femme en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe n allait pas chez des marchands de toile Et où allait elle juste Dieu Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Buckingham Oui dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs oui c est cela Votre Éminence a raison J ai dit plusieurs fois à ma femme qu il était étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles dans des maisons qui n avaient pas d enseignes et chaque fois ma femme s est mise à rire Ah Monseigneur continua Bonacieux en se jetant aux pieds de l Éminence ah que vous êtes bien le cardinal le grand cardinal l homme de génie que tout le monde révère Le cardinal tout médiocre qu était le triomphe remporté sur un être aussi vulgaire que l était Bonacieux n en jouit pas moins un instant puis presque aussitôt comme si une nouvelle pensée se présentait à son esprit un sourire plissa ses lèvres et tendant la main au mercier Relevez vous mon ami lui dit il vous êtes un brave homme Le cardinal m a touché la main j ai touché la main du grand homme s écria Bonacieux le grand homme m a appelé son ami Oui mon ami oui dit le cardinal avec ce ton paternel qu il savait prendre quelquefois mais qui ne trompait que les gens qui ne le connaissaient pas et comme on vous a soupçonné injustement eh bien il vous faut une indemnité tenez prenez ce sac de cent pistoles et pardonnez moi Que je vous pardonne Monseigneur dit Bonacieux hésitant à prendre le sac craignant sans doute que ce prétendu don ne fût qu une plaisanterie Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter vous êtes bien libre de me faire torturer vous êtes bien libre de me faire pendre vous êtes le maître et je n aurais pas eu le plus petit mot à dire Vous pardonner Monseigneur Allons donc vous n y pensez pas Ah mon cher monsieur Bonacieux vous y mettez de la générosité je le vois et je vous en remercie Ainsi donc vous prenez ce sac et vous vous en allez sans être trop mécontent Je m en vais enchanté Monseigneur Adieu donc ou plutôt à revoir car j espère que nous nous reverrons Tant que Monseigneur voudra et je suis bien aux ordres de Son Éminence Ce sera souvent soyez tranquille car j ai trouvé un charme extrême dans votre conversation Oh Monseigneur Au revoir monsieur Bonacieux au revoir Illustration Puis il sortit à reculons Et le cardinal lui fit un signe de la main auquel Bonacieux répondit en s inclinant jusqu à terre puis il sortit à reculons et quand il fut dans l antichambre le cardinal l entendit qui dans son enthousiasme criait à tue tête Vive Monseigneur vive Son Éminence vive le grand cardinal Le cardinal écouta en souriant cette brillante manifestation des sentiments enthousiastes de maître Bonacieux puis quand les cris de Bonacieux se furent perdus dans l éloignement Bien dit il voici désormais un homme qui se fera tuer pour moi Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attention la carte de La Rochelle qui ainsi que nous l avons dit était étendue sur son bureau traçant avec un crayon la ligne où devait passer la fameuse digue qui dix huit mois plus tard fermait le port de la cité assiégée Comme il en était au plus profond de ses méditations stratégiques la porte se rouvrit et Rochefort rentra Eh bien dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude qui prouvait le degré d importance qu il attachait à la commission dont il avait chargé le comte Eh bien dit celui ci une jeune femme de vingt six à vingt huit et un homme de trente cinq à quarante ans ont logé effectivement l un quatre jours et l autre cinq dans les maisons indiquées par Votre Éminence mais la femme est partie cette nuit et l homme ce matin C étaient eux s écria le cardinal qui regardait à la pendule et maintenant continua t il il est trop tard pour les poursuivre la duchesse est à Tours et le duc à Boulogne C est à Londres qu il faut les rejoindre Quels sont les ordres de Votre Éminence Pas un mot de ce qui s est passé que la reine reste dans une sécurité parfaite qu elle ignore que nous savons son secret qu elle croie que nous sommes à la recherche d une conspiration quelconque Envoyez moi le garde des sceaux Séguier Et cet homme qu en a fait Votre Éminence Quel homme demanda le cardinal Ce Bonacieux J en ai fait tout ce qu on pouvait en faire J en ai fait l espion de sa femme Le comte de Rochefort s inclina en homme qui reconnaît grande la supériorité de son maître et se retira Rochefort sorti le cardinal s assit de nouveau écrivit une lettre qu il cacheta de son sceau particulier puis il sonna L officier entra pour la quatrième fois Faites moi venir Vitray dit il et dites lui de s apprêter pour un voyage Un instant après l homme qu il avait demandé était debout devant lui tout botté et tout éperonné Vitray dit il vous allez partir tout courant pour Londres Vous ne vous arrêterez pas un instant en route Vous remettrez cette lettre à milady Voici un bon de deux cents pistoles passez chez mon trésorier et faites vous payer Il y en a autant à toucher si vous êtes ici de retour dans six jours et si vous avez bien fait ma commission Le messager sans répondre un seul mot s inclina prit la lettre le bon de deux cents pistoles et sortit Voici ce que contenait la lettre Milady Trouvez vous au premier bal où se trouvera le duc de Buckingham Il aura à son pourpoint douze ferrets de diamants approchez vous de lui et coupez en deux Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession prévenez moi XV GENS DE ROBE ET GENS D ÉPÉE Le lendemain du jour où ces événements étaient arrivés Athos n ayant point reparu M de Tréville avait été prévenu par d Artagnan et par Porthos de sa disparition Quant à Aramis il avait demandé un congé de cinq jours et il était à Rouen disait on pour affaires de famille M de Tréville était le père de ses soldats Le moindre et le plus inconnu d entre eux dès qu il portait l uniforme de la compagnie était aussi certain de son aide et de son appui qu aurait pu l être son frère lui même Il se rendit donc à l instant chez le lieutenant criminel On fit venir l officier qui commandait le poste de la Croix Rouge et les renseignements successifs apprirent qu Athos était momentanément logé au For l Évêque Athos avait passé par toutes les épreuves que nous avons vu Bonacieux subir Nous avons assisté à la scène de confrontation entre les deux captifs Athos qui n avait rien dit jusque là de peur que d Artagnan inquiété à son tour n eût point le temps qu il lui fallait Athos déclara à partir de ce moment qu il se nommait Athos et non d Artagnan Il ajouta qu il ne connaissait ni monsieur ni madame Bonacieux qu il n avait jamais parlé ni à l un ni à l autre qu il était venu vers les dix heures du soir pour faire visite à M d Artagnan son ami mais que jusqu à cette heure il était resté chez M de Tréville où il avait dîné vingt témoins ajouta t il pouvaient attester le fait et il nomma plusieurs gentilshommes distingués entre autres M le duc de La Trémouille Le second commissaire fut aussi étourdi que le premier de la déclaration simple et ferme de ce mousquetaire sur lequel il aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment tant à gagner sur les gens d épée mais le nom de M de Tréville et celui de M le duc de La Trémouille méritaient réflexion Athos fut aussi envoyé au cardinal mais malheureusement le cardinal était au Louvre chez le roi C était précisément le moment où M de Tréville sortant de chez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For l Évêque sans avoir pu trouver Athos arriva chez Sa Majesté Comme capitaine des mousquetaires M de Tréville avait à toute heure ses entrées chez le roi On sait quelles étaient les préventions du roi contre la reine préventions habilement entretenues par le cardinal qui en fait d intrigues se défiait infiniment plus des femmes que des hommes Une des grandes causes surtout de cette prévention était l amitié d Anne d Autriche pour madame de Chevreuse Ces deux femmes l inquiétaient plus que les guerres avec l Espagne les démêlés avec l Angleterre et l embarras des finances A ses yeux et dans sa conviction madame de Chevreuse servait la reine non seulement dans ses intrigues politiques mais ce qui le tourmentait bien plus encore dans ses intrigues amoureuses Au premier mot de ce qu avait dit le cardinal que madame de Chevreuse exilée à Tours et qu on croyait dans cette ville était venue à Paris et pendant cinq jours qu elle y était restée avait dépisté la police le roi était entré dans une furieuse colère Capricieux et infidèle le roi voulait être appelé Louis le Juste et Louis le Chaste La postérité comprendra difficilement ce caractère que l histoire n explique que par des faits et jamais par des raisonnements Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement madame de Chevreuse était venue à Paris mais encore que la reine avait renoué avec elle à l aide d une de ces correspondances mystérieuses qu à cette époque on nommait une cabale lorsqu il affirma que lui le cardinal allait démêler les fils les plus obscurs de cette intrigue quand au moment d arrêter sur le fait en flagrant délit nanti de toutes les preuves l émissaire de la reine près de l exilée un mousquetaire avait osé interrompre violemment le cours de la justice en tombant l épée à la main sur d honnêtes gens de lois chargés d examiner avec impartialité toute l affaire pour la mettre sous les yeux du roi Louis XIII ne se contint plus il fit un pas vers l appartement de la reine avec cette pâle et muette indignation qui lorsqu elle éclatait conduisait ce prince jusqu à la plus froide cruauté Et cependant dans tout cela le cardinal n avait pas encore dit un mot du duc de Buckingham Ce fut alors que M de Tréville entra froid poli et dans une tenue irréprochable Averti de ce qui venait de se passer par la présence du cardinal et par l altération de la figure du roi M de Tréville se sentit fort comme Samson devant les Philistins Louis XIII mettait déjà la main sur le bouton de la porte au bruit que fit M de Tréville en entrant il se retourna Vous arrivez bien monsieur dit le roi qui lorsque ses passions étaient montées à un certain point ne savait pas dissimuler et j en apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires Et moi dit froidement M de Tréville j en ai de belles à apprendre à Votre Majesté sur ses gens de robe Plaît il dit le roi avec hauteur J ai l honneur d apprendre à Votre Majesté continua M de Tréville du même ton qu un parti de procureurs de commissaires et de gens de police gens fort estimables mais fort acharnés à ce qu il paraît contre l uniforme s est permis d arrêter dans une maison d emmener en pleine rue et de jeter au For l Évêque tout cela sur un ordre que l on a refusé de me représenter un de mes mousquetaires ou plutôt des vôtres sire d une conduite irréprochable d une réputation presque illustre et que Votre Majesté connaît favorablement M Athos Athos dit le roi machinalement oui au fait je connais ce nom là Illustration Plaît il dit le roi avec hauteur Que Votre Majesté se rappelle dit M de Tréville M Athos est ce mousquetaire qui dans le fâcheux duel que vous savez a eu le malheur de blesser grièvement M de Cahusac A propos Monseigneur continua Tréville en s adressant au cardinal M de Cahusac est tout à fait rétabli n est ce pas Merci dit le cardinal en se pinçant les lèvres de colère M Athos était donc allé rendre visite à l un de ses amis alors absent continua M de Tréville à un jeune Béarnais cadet aux gardes de Sa Majesté compagnie des Essarts mais à peine venait il de s installer chez son ami et de prendre un livre en l attendant qu une nuée de recors et de soldats mêlés ensemble vint faire le siège de la maison enfonça plusieurs portes Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait C est pour l affaire dont je vous ai parlé Nous savons tout cela répliqua le roi car tout cela s est fait pour notre service Alors dit Tréville c est aussi pour le service de Votre Majesté qu on a saisi un de mes mousquetaires innocent qu on l a placé entre deux gardes comme un malfaiteur et qu on a promené au milieu d une populace insolente ce galant homme qui a versé dix fois son sang pour le service de Votre Majesté et qui est prêt à le répandre encore Bah dit le roi ébranlé les choses se sont passées ainsi M de Tréville ne dit pas reprit le cardinal avec le plus grand flegme que ce mousquetaire innocent que ce galant homme venait une heure auparavant de frapper à coups d épée quatre commissaires instructeurs délégués par moi afin d instruire une affaire de la plus haute importance Je défie Votre Éminence de le prouver s écria M de Tréville avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire car une heure auparavant M Athos qui je le confierai à Votre Majesté est un homme de la plus haute qualité me faisait l honneur après avoir dîné chez moi de causer dans le salon de mon hôtel avec M le duc de La Trémouille et M le comte de Châlus qui s y trouvaient Le roi regarda le cardinal Un procès verbal fait foi dit le cardinal répondant tout haut à l interrogation muette de Sa Majesté et les gens maltraités ont dressé le suivant que j ai l honneur de présenter à Votre Majesté Procès verbal de gens de robe vaut il la parole d honneur d hommes d épée répondit fièrement Tréville Allons allons Tréville taisez vous dit le roi Si Son Éminence a quelque soupçon contre un de mes mousquetaires dit Tréville la justice de M le cardinal est assez connue pour que je demande moi même une enquête Dans la maison où cette descente de justice a été faite continua le cardinal impassible loge je crois un Béarnais ami du mousquetaire Votre Éminence veut parler de M d Artagnan Je veux parler d un jeune homme que vous protégez monsieur de Tréville Oui Votre Éminence c est cela même Ne soupçonnez vous pas ce jeune homme d avoir donné de mauvais conseils A M Athos à un homme qui a presque le double de son âge interrompit M de Tréville non Monseigneur D ailleurs M d Artagnan a passé la soirée chez moi Ah çà dit le cardinal tout le monde a donc passé la soirée chez vous Son Éminence douterait elle de ma parole dit Tréville le rouge de la colère au front Non Dieu m en garde dit le cardinal mais seulement à quelle heure était il chez vous Oh cela je puis le dire sciemment à Votre Éminence car comme il entrait je remarquai qu il était neuf heures et demie à la pendule quoique j eusse cru qu il était plus tard Et à quelle heure est il sorti de votre hôtel A dix heures et demie une heure après l événement Mais enfin répondit le cardinal qui ne soupçonnait pas un instant la loyauté de Tréville et qui sentait que la victoire lui échappait mais enfin Athos a été pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs Est il défendu à un ami de visiter son ami à un mousquetaire de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M des Essarts Oui quand la maison où il fraternise avec cet ami est suspecte C est que cette maison est suspecte Tréville dit le roi peut être ne le saviez vous pas En effet sire je l ignorais En tout cas elle peut être suspecte partout mais je nie qu elle le soit dans la partie qu habite M d Artagnan car je puis vous affirmer sire que si j en crois ce qu il a dit il n existe pas un plus dévoué serviteur de Sa Majesté un admirateur plus profond de M le cardinal N est ce pas ce d Artagnan qui a blessé un jour Jussac dans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu près du couvent des Carmes Déchaussés demanda le roi en regardant le cardinal qui rougit de dépit Et le lendemain Bernajoux Oui sire oui c est bien cela et Votre Majesté a bonne mémoire Allons que résolvons nous dit le roi Cela regarde Votre Majesté plus que moi dit le cardinal J affirmerais la culpabilité Et moi je la nie dit M de Tréville Mais Sa Majesté a des juges et ses juges décideront C est cela dit le roi renvoyons la cause devant les juges c est leur affaire de juger et ils jugeront Seulement reprit Tréville il est bien triste qu en ce temps malheureux où nous sommes la vie la plus pure la vertu la plus incontestable n exemptent pas un homme de l infamie et de la persécution Aussi l armée sera t elle peu contente je puis en répondre d être en butte à des traitements rigoureux à propos d affaires de police Le mot était imprudent mais M de Tréville l avait lancé avec connaissance de cause Il voulait une explosion parce qu en éclatant la mine fait du feu et que le feu éclaire Affaires de police s écria le roi relevant les paroles de M de Tréville affaires de police et qu en savez vous monsieur Mêlez vous de vos mousquetaires et ne me rompez pas la tête Il semble à vous entendre que si par malheur on arrête un mousquetaire la France est en danger Eh que de bruit pour un mousquetaire J en ferai arrêter dix ventrebleu cent même toute la compagnie et je ne veux pas que l on souffle mot Du moment où ils sont suspects à Votre Majesté dit Tréville les mousquetaires sont coupables aussi me voyez vous sire prêt à vous rendre mon épée car après avoir accusé mes soldats M le cardinal je n en doute pas finira par m accuser moi même ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnier avec M Athos qui est arrêté déjà et M d Artagnan qu on va arrêter sans doute Tête gasconne en finirez vous dit le roi Sire répondit Tréville sans baisser le moindrement la voix ordonnez qu on me rende mon mousquetaire ou qu il soit jugé On le jugera dit le cardinal Eh bien tant mieux car dans ce cas je demanderai à Sa Majesté la permission de plaider pour lui Le roi craignit un éclat Si Son Éminence dit il n avait pas personnellement des motifs Le cardinal vit venir le roi et alla au devant de lui Pardon dit il mais du moment où Votre Majesté voit en moi un juge prévenu je me retire Illustration Tête gasconne en finirez vous dit le roi Voyons dit le roi me jurez vous par mon père que M Athos était chez vous pendant l événement et qu il n y a point pris part Par votre glorieux père et par vous même qui êtes ce que j aime et ce que je vénère le plus au monde je le jure Veuillez réfléchir sire dit le cardinal Si nous relâchons ainsi le prisonnier on ne pourra plus connaître la vérité M Athos sera toujours là reprit M de Tréville prêt à répondre quand il plaira aux gens de robe de l interroger Il ne désertera pas monsieur le cardinal soyez tranquille je réponds de lui moi Au fait il ne désertera pas dit le roi on le retrouvera toujours comme dit M de Tréville D ailleurs ajouta t il en baissant la voix et en regardant d un air suppliant Son Éminence donnons leur de la sécurité cela est politique Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu Ordonnez sire dit il vous avez le droit de grâce Le droit de grâce ne s applique qu aux coupables dit Tréville qui voulait avoir le dernier mot et mon mousquetaire est innocent Ce n est donc pas grâce que vous allez faire sire c est justice Et il est au For l Évêque dit le roi Oui sire et au secret dans un cachot comme le dernier des criminels Diable diable murmura le roi que faut il faire Signer l ordre de mise en liberté et tout sera dit reprit le cardinal je crois comme Votre Majesté que la garantie de M de Tréville est plus que suffisante Tréville s inclina respectueusement avec une joie qui n était pas sans mélange de crainte il eût préféré une résistance opiniâtre du cardinal à cette soudaine facilité Le roi signa l ordre d élargissement et Tréville l emporta sans retard Au moment où il allait sortir le cardinal lui fit un sourire amical et dit au roi Une bonne harmonie règne entre les chefs et les soldats dans vos mousquetaires sire voilà qui est bien profitable au service et bien honorable pour tous Il me jouera quelque mauvais tour incessamment disait Tréville on n a jamais le dernier mot avec un pareil homme Mais hâtons nous car le roi peut changer d avis tout à l heure et au bout du compte il est plus difficile de remettre à la Bastille ou au For l Évêque un homme qui en est sorti que d y garder un prisonnier qu on y tient M de Tréville fit triomphalement son entrée au For l Évêque où il délivra le mousquetaire que sa paisible indifférence n avait pas abandonné Illustration M de Tréville délivra le mousquetaire Puis la première fois qu il revit d Artagnan Vous l échappez belle lui dit il voilà votre coup d épée à Jussac payé Reste bien encore celui de Bernajoux mais il ne faudrait pas vous y fier Au reste M de Tréville avait raison de se défier du cardinal et de penser que tout n était pas fini car à peine le capitaine des mousquetaires eut il fermé la porte derrière lui que Son Éminence dit au roi Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux nous allons causer sérieusement s il plaît à Votre Majesté Sire M de Buckingham était à Paris depuis cinq jours et n en est parti que ce matin XVI OU MONSIEUR LE GARDE DES SCEAUX SÉGUIER CHERCHA PLUS D UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS Il est impossible de se faire une idée de l impression que ces quelques mots produisirent sur Louis XIII Il rougit et pâlit successivement et le cardinal vit tout d abord qu il venait de reconquérir d un seul coup tout le terrain qu il avait perdu M de Buckingham à Paris s écria t il et qu y vient il faire Sans doute conspirer avec vos ennemis les huguenots et les Espagnols Non pardieu non Conspirer contre mon honneur avec madame de Chevreuse madame de Longueville et les Condé Oh sire quelle idée La reine est trop sage et surtout aime trop Votre Majesté La femme est faible monsieur le cardinal dit le roi et quant à m aimer beaucoup j ai mon opinion faite sur cet amour Je n en maintiens pas moins dit le cardinal que le duc de Buckingham est venu à Paris pour un projet tout politique Et moi je suis sûr qu il est venu pour autre chose monsieur le cardinal mais si la reine est coupable qu elle tremble Au fait dit le cardinal quelque répugnance que j aie à arrêter mon esprit sur une pareille trahison Votre Majesté m y fait penser madame de Lannoy que d après l ordre de Votre Majesté j ai interrogée plusieurs fois m a dit ce matin que la nuit avant celle ci Sa Majesté avait veillé fort tard que ce matin elle avait beaucoup pleuré et que toute la journée elle avait écrit C est cela dit le roi à lui sans doute Cardinal il me faut les papiers de la reine Mais comment les prendre sire Il me semble que ce n est ni moi ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d une pareille mission Comment s y est on pris pour la maréchale d Ancre s écria le roi au plus haut degré de la colère on a fouillé ses armoires et enfin on l a fouillée elle même La maréchale d Ancre n était que la maréchale d Ancre une aventurière florentine sire voilà tout tandis que l auguste épouse de Votre Majesté est Anne d Autriche reine de France c est à dire une des plus grandes princesses du monde Elle n en est que plus coupable monsieur le duc Plus elle a oublié la haute position où elle était placée plus elle est bas descendue Il y a longtemps d ailleurs que je suis décidé à en finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d amour Elle a aussi près d elle un certain La Porte Que je crois la cheville ouvrière de tout cela je l avoue dit le cardinal Vous pensez donc comme moi qu elle me trompe dit le roi Je crois et je le répète à Votre Majesté que la reine conspire contre la puissance de son roi mais je n ai point dit contre son honneur Et moi je vous dis contre les deux moi je vous dis que la reine ne m aime pas je vous dis qu elle en aime un autre je vous dis qu elle aime cet infâme Buckingham Pourquoi ne l avez vous pas fait arrêter pendant qu il était à Paris Arrêter le duc arrêter le premier ministre du roi Charles Ier Y pensez vous sire Quel éclat Et si alors les soupçons de Votre Majesté ce dont je continue à douter avaient quelque consistance quel éclat terrible quel scandale désespérant Mais puisqu il s exposait comme un vagabond et un larronneur il fallait Louis XIII s arrêta lui même effrayé de ce qu il allait dire tandis que Richelieu allongeant le cou attendait inutilement la parole qui était restée sur les lèvres du roi Il fallait Rien dit le roi Mais pendant tout le temps qu il a été à Paris vous ne l avez pas perdu de vue Non sire Où logeait il Rue de La Harpe nº 75 Où est ce cela Du côté du Luxembourg Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont pas vus Je crois la reine trop attachée à ses devoirs sire Mais ils ont correspondu c est à lui que la reine a écrit toute la journée monsieur le duc il me faut ces lettres Sire cependant Monsieur le duc à quelque prix que ce soit je les veux Je ferai pourtant observer à Votre Majesté Me trahissez vous donc aussi monsieur le cardinal pour vous opposer toujours ainsi à mes volontés Êtes vous aussi d accord avec l Espagnol et avec l Anglais avec madame de Chevreuse et avec la reine Sire répondit en soupirant le cardinal je croyais être à l abri d un pareil soupçon Monsieur le cardinal vous m avez entendu je veux ces lettres Il n y aurait qu un moyen Lequel Ce serait de charger de cette mission M le garde des sceaux Séguier La chose rentre complètement dans les devoirs de sa charge Qu on l envoie chercher à l instant même Il doit être chez moi sire je l avais fait prier de passer et lorsque je suis venu au Louvre j ai laissé l ordre s il se présentait de le faire attendre Qu on aille le chercher à l instant même Les ordres de Votre Majesté seront exécutés mais Mais quoi Mais la reine se refusera peut être à obéir A mes ordres Oui si elle ignore que ces ordres viennent du roi Eh bien pour qu elle n en doute pas je vais la prévenir moi même Votre Majesté n oubliera pas que j ai fait tout ce que j ai pu pour prévenir une rupture Oui duc je sais que vous êtes fort indulgent pour la reine trop indulgent peut être et nous aurons je vous en préviens à parler plus tard de cela Quand il plaira à Votre Majesté mais je serai toujours heureux et fier sire de me sacrifier à la bonne harmonie que je désire voir régner entre vous et la reine de France Bien cardinal bien mais en attendant envoyez chercher M le garde des sceaux moi j entre chez la reine Et Louis XIII ouvrant la porte de communication s engagea dans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d Autriche La reine était au milieu de ses femmes madame de Guitaut madame de Sablé madame de Montbazon et madame de Guéménée Dans un coin était cette camériste espagnole doña Estefania qui l avait suivie de Madrid Madame de Guéménée faisait la lecture et tout le monde écoutait avec attention la lectrice à l exception de la reine qui au contraire avait provoqué cette lecture afin de pouvoir tout en feignant d écouter suivre le fil de ses propres pensées Ces pensées toutes dorées qu elles étaient par un dernier reflet d amour n en étaient pas moins tristes Anne d Autriche privée de la confiance de son mari poursuivie par la haine du cardinal qui ne pouvait lui pardonner d avoir repoussé un sentiment plus doux ayant sous les yeux l exemple de la reine mère que cette haine avait tourmentée toute sa vie quoique Marie de Médicis s il faut en croire les Mémoires du temps eût commencé par accorder au cardinal le sentiment qu Anne d Autriche finit toujours par lui refuser Anne d Autriche avait vu tomber autour d elle ses serviteurs les plus dévoués ses confidents les plus intimes ses favoris les plus chers Comme ces malheureux doués d un don funeste elle portait malheur à tout ce qu elle touchait son amitié était un signe fatal qui appelait la persécution Madame de Chevreuse et madame de Vernet étaient exilées enfin La Porte ne cachait pas à sa maîtresse qu il s attendait à être arrêté d un instant à l autre C est au moment où elle était plongée au plus profond et au plus sombre de ces réflexions que la porte de la chambre s ouvrit et que le roi entra La lectrice se tut à l instant même toutes les dames se levèrent et il se fit un profond silence Quant au roi il ne fit aucune démonstration de politesse seulement s arrêtant devant la reine Madame dit il d une voix altérée vous allez recevoir la visite de M le chancelier qui vous communiquera certaines affaires dont je l ai chargé La malheureuse reine qu on menaçait sans cesse de divorce d exil et de jugement même pâlit sous son rouge et ne put s empêcher de dire Mais pourquoi cette visite sire Que me dira M le chancelier que Votre Majesté ne puisse me dire elle même Illustration Madame vous allez recevoir la visite du chancelier Le roi tourna sur ses talons sans répondre et presque au même instant le capitaine des gardes M de Guitaut annonça la visite de M le chancelier Lorsque le chancelier parut le roi était déjà sorti par une autre porte Le chancelier entra demi souriant demi rougissant Comme nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire il n y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès à présent connaissance avec lui Ce chancelier était un plaisant homme Ce fut Des Roches le Masle chanoine de Notre Dame et qui avait été autrefois valet de chambre du cardinal qui le proposa à Son Éminence comme un homme tout dévoué Le cardinal s y fia et s en trouva bien On racontait de lui certaines histoires entre autres celle ci Après une jeunesse orageuse il s était retiré dans un couvent pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de l adolescence Mais en entrant dans ce saint lieu le pauvre pénitent n avait pu refermer si vite la porte que les passions qu il fuyait n y entrassent avec lui Il en était obsédé sans relâche et le supérieur auquel il avait confié cette disgrâce voulant autant qu il était en lui l en garantir lui avait recommandé pour conjurer le démon tentateur de recourir à la corde de la cloche et de sonner à toute volée Au bruit dénonciateur les moines seraient prévenus que la tentation assiégeait un frère et toute la communauté se mettrait en prières Le conseil parut bon au futur chancelier Il conjura l esprit malin à grand renfort de prières faites par les moines mais le diable ne se laisse pas déposséder facilement d une place où il a mis garnison à mesure qu on redoublait les exorcismes il redoublait les tentations de sorte que jour et nuit la cloche sonnait à toute volée annonçant l extrême désir de mortification qu éprouvait le pénitent Les moines n avaient plus un instant de repos Le jour ils ne faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient à la chapelle la nuit outre complies et matines ils étaient encore obligés de sauter vingt fois à bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de leurs cellules On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou les moines qui se lassèrent mais au bout de trois mois le pénitent reparut dans le monde avec la réputation du plus terrible possédé qui eût jamais existé En sortant du couvent il entra dans la magistrature devint président à mortier à la place de son oncle embrassa le parti du cardinal ce qui ne prouvait pas peu de sagacité devint chancelier servit Son Éminence avec zèle dans sa haine contre la reine mère et sa vengeance contre Anne d Autriche stimula les juges dans l affaire de Chalais encouragea les essais de M de Laffemas grand gibecier de France puis enfin investi de toute la confiance du cardinal confiance qu il avait si bien gagnée il en vint à recevoir la singulière commission pour l exécution de laquelle il se présentait chez la reine La reine était encore debout quand il entra mais à peine l eut elle aperçu qu elle se rassit sur son fauteuil et fit signe à ses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets et d un ton de suprême hauteur Que désirez vous monsieur demanda Anne d Autriche et dans quel but vous présentez vous ici Pour y faire au nom du roi madame et sauf tout le respect que j ai l honneur de devoir à Votre Majesté une perquisition exacte dans vos papiers Comment monsieur une perquisition dans mes papiers A moi mais voilà une chose indigne Veuillez me le pardonner madame mais dans cette circonstance je ne suis que l instrument dont le roi se sert Sa Majesté ne sort elle pas d ici et ne vous a t elle pas invitée elle même à vous préparer à cette visite Fouillez donc monsieur je suis une criminelle à ce qu il paraît Estefania donnez les clefs de mes tables et de mes secrétaires Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles mais il savait bien que ce n était pas dans un meuble que la reine avait dû serrer la lettre importante qu elle avait écrite dans la journée Quand le chancelier eut rouvert et refermé vingt fois les tiroirs du secrétaire il fallut bien quelque hésitation qu il éprouvât il fallut bien dis je en venir à la conclusion de l affaire c est à dire à fouiller la reine elle même Le chancelier s avança donc vers Anne d Autriche et d un ton très perplexe et d un air fort embarrassé Et maintenant dit il il me reste à faire la perquisition principale Laquelle demanda la reine qui ne comprenait pas ou plutôt qui ne voulait pas comprendre Sa Majesté est certaine qu une lettre a été écrite par vous dans la journée elle sait qu elle n a pas encore été envoyée à son adresse Cette lettre ne se trouve ni dans votre table ni dans votre secrétaire et cependant cette lettre est quelque part Oseriez vous porter la main sur votre reine dit Anne d Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux dont l expression était devenue presque menaçante Je suis un fidèle sujet du roi madame et tout ce que Sa Majesté ordonnera je le ferai Eh bien c est vrai dit Anne d Autriche et les espions de M le cardinal l ont bien servi J ai écrit aujourd hui une lettre cette lettre n est point partie La lettre est là Et la reine ramena sa belle main à son corsage Alors donnez moi cette lettre madame dit le chancelier Je ne la donnerai qu au roi monsieur dit Anne Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût remise madame il vous l eût demandée lui même Mais je vous le répète c est moi qu il a chargé de vous la réclamer et si vous ne la rendiez pas Eh bien C est encore moi qu il a chargé de vous la prendre Comment que voulez vous dire Que mes ordres vont loin madame et que je suis autorisé à chercher le papier suspect sur la personne même de Votre Majesté Quelle horreur s écria la reine Veuillez donc madame agir plus facilement Cette conduite est d une violence infâme savez vous cela monsieur Le roi commande madame excusez moi Je ne le souffrirai pas non non plutôt mourir s écria la reine chez laquelle se révoltait le sang impérieux de l Espagnole et de l Autrichienne Le chancelier fit une profonde révérence puis avec l intention bien patente de ne pas reculer d une semelle dans l accomplissement de la commission dont il s était chargé et comme eût pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la question il s approcha d Anne d Autriche des yeux de laquelle on vit à l instant même jaillir des pleurs de rage La reine était comme nous l avons dit d une grande beauté La commission pouvait donc passer pour délicate et le roi en était arrivé à force de jalousie contre Buckingham à n être plus jaloux de personne Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux à ce moment le cordon de la fameuse cloche mais ne le trouvant pas il en prit son parti et tendit la main vers l endroit où la reine avait avoué que se trouvait le papier Anne d Autriche fit un pas en arrière si pâle qu on eût dit qu elle allait mourir et s appuyant de la main gauche pour ne pas tomber à une table qui se trouvait derrière elle elle tira de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des sceaux Illustration La lettre est là Tenez monsieur la voilà cette lettre s écria la reine d une voix entrecoupée et frémissante prenez la et me délivrez de votre odieuse présence Le chancelier qui de son côté tremblait d une émotion facile à concevoir prit la lettre salua jusqu à terre et se retira A peine la porte se fut elle refermée sur lui que la reine tomba à demi évanouie dans les bras de ses femmes Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul mot Le roi la prit d une main tremblante chercha l adresse qui manquait devint très pâle l ouvrit lentement puis voyant par les premiers mots qu elle était adressée au roi d Espagne il lut très rapidement C était tout un plan d attaque contre le cardinal La reine invitait son frère et l empereur d Autriche à faire semblant blessés qu ils étaient par la politique de Richelieu dont l éternelle préoccupation fut l abaissement de la maison d Autriche de déclarer la guerre à la France et d imposer comme condition de paix le renvoi du cardinal mais d amour il n y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre Le roi tout joyeux s informa si le cardinal était encore au Louvre On lui dit que Son Éminence attendait dans le cabinet de travail les ordres de Sa Majesté Le roi se rendit aussitôt près de lui Tenez duc lui dit il vous aviez raison et c est moi qui avais tort toute l intrigue est politique et il n était aucunement question d amour dans cette lettre que voici En échange il y est fort question de vous Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention puis lorsqu il fut arrivé au bout il la relut une seconde fois Eh bien Votre Majesté dit il vous voyez jusqu où vont mes ennemis on vous menace de deux guerres si vous ne me renvoyez pas A votre place sire je céderais à de si puissantes instances et ce serait de mon côté avec un véritable bonheur que je me retirerais des affaires Que dites vous là duc Je dis sire que ma santé se perd dans ces luttes excessives et dans ces travaux éternels Je dis que selon toute probabilité je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siège de La Rochelle et que mieux vaut que vous nommiez là ou M de Condé ou M de Bassompierre ou enfin quelque vaillant homme dont c est l état de mener la guerre et non pas moi qui suis homme d église et qu on détourne sans cesse de ma vocation pour m appliquer à des choses auxquelles je n ai aucune aptitude Vous en serez plus heureux à l intérieur sire et je ne doute pas que vous n en soyez plus grand à l étranger Illustration Le cardinal prit la lettre et la lut Monsieur le duc dit le roi je comprends soyez tranquille tous ceux qui sont nommés dans cette lettre seront punis comme ils le méritent et la reine elle même Que dites vous là sire Dieu me garde que pour moi la reine éprouve la moindre contrariété elle m a toujours cru son ennemi sire quoique Votre Majesté puisse attester que j ai toujours pris chaudement son parti même contre vous Oh si elle trahissait Votre Majesté à l endroit de son honneur ce serait autre chose et je serais le premier à dire Pas de grâce sire pas de grâce pour la coupable Heureusement il n en est rien et Votre Majesté vient d en acquérir une nouvelle preuve C est vrai monsieur le cardinal dit le roi et vous aviez raison comme toujours mais la reine n en mérite pas moins toute ma colère C est vous sire qui avez encouru la sienne et véritablement quand elle bouderait sérieusement Votre Majesté je le comprendrais Votre Majesté l a traitée avec une sévérité C est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vôtres duc si haut placés qu ils soient et quelque péril que je coure à agir sévèrement avec eux La reine est mon ennemie mais n est pas la vôtre sire au contraire elle est votre épouse dévouée soumise et irréprochable laissez moi donc sire intercéder pour elle près de Votre Majesté Qu elle s humilie alors et qu elle revienne à moi la première Au contraire sire donnez l exemple vous avez eu le premier tort puisque c est vous qui avez soupçonné la reine Moi revenir le premier dit le roi jamais Sire je vous en supplie D ailleurs comment reviendrais je le premier En faisant une chose que vous sauriez lui être agréable Laquelle Donnez un bal vous savez combien la reine aime la danse je vous réponds que sa rancune ne tiendra point à une pareille attention Monsieur le cardinal vous savez que je n aime pas tous les plaisirs mondains La reine ne vous en sera que plus reconnaissante puisqu elle sait votre antipathie pour ce plaisir d ailleurs ce sera une occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez donnés l autre jour à sa fête et dont elle n a pas encore eu le temps de se parer Nous verrons monsieur le cardinal nous verrons dit le roi qui dans sa joie de trouver la reine coupable d un crime dont il se souciait peu et innocente d une faute qu il redoutait fort était tout prêt à se raccommoder avec elle nous verrons mais sur mon honneur vous êtes trop indulgent Sire dit le cardinal laissez la sévérité aux ministres l indulgence est la vertu royale usez en et vous verrez que vous vous en trouverez bien Sur quoi le cardinal entendant la pendule sonner onze heures s inclina profondément demandant congé au roi pour se retirer et le suppliant de se raccommoder avec la reine Anne d Autriche qui à la suite de la saisie de sa lettre s attendait à quelque reproche fut étonnée de voir le lendemain le roi faire près d elle des tentatives de rapprochement Son premier mouvement fut répulsif son orgueil de femme et sa dignité de reine avaient été tous deux si cruellement offensés qu elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup mais vaincue par le conseil de ses femmes elle eut enfin l air de commencer à oublier Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui dire qu incessamment il comptait donner une fête C était une chose si rare qu une fête pour la pauvre Anne d Autriche qu à cette annonce ainsi que l avait pensé le cardinal la dernière trace de ses ressentiments disparut sinon dans son cœur du moins sur son visage Elle demanda quel jour cette fête devait avoir lieu mais le roi répondit qu il fallait qu il s entendît sur ce point avec le cardinal En effet chaque jour le roi demandait au cardinal à quelle époque cette fête aurait lieu et chaque jour le cardinal sous un prétexte quelconque différait de la fixer Dix jours s écoulèrent ainsi Le huitième jour après la scène que nous avons racontée le cardinal reçut une lettre au timbre de Londres qui contenait seulement ces quelques lignes Je les ai mais je ne puis quitter Londres attendu que je manque d argent envoyez moi cinq cents pistoles et quatre ou cinq jours après les avoir reçues je serai à Paris Le jour même où le cardinal avait reçu cette lettre le roi lui adressa sa question habituelle Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas Elle arrivera dit elle quatre ou cinq jours après avoir reçu l argent il faut quatre ou cinq jours à l argent pour aller quatre ou cinq jours à elle pour revenir cela fait dix jours maintenant faisons la part des vents contraires des mauvais hasards des faiblesses de femme et mettons cela à douze jours Eh bien monsieur le duc dit le roi avez vous calculé Oui sire nous sommes aujourd hui le 20 septembre les échevins de la ville donnent une fête le 3 octobre Cela s arrangera à merveille car vous n aurez pas l air de faire un retour vers la reine Puis le cardinal ajouta A propos sire n oubliez pas de dire à Sa Majesté à propos de cette fête que vous désirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants XVII LE MÉNAGE BONACIEUX C était la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des ferrets de diamants avec le roi Louis XIII fut donc frappé de cette insistance et pensa que cette recommandation cachait un mystère Plus d une fois le roi avait été humilié que le cardinal dont la police sans avoir atteint encore la perfection de la police moderne était excellente fût mieux instruit que lui même de ce qui se passait dans son propre ménage Il espéra donc dans un entretien avec Anne d Autriche tirer quelque lumière de cet entretien et revenir ensuite près de Son Éminence avec quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas ce qui dans l un ou l autre cas le rehausserait infiniment aux yeux de son ministre Il alla donc trouver la reine et selon son habitude l aborda avec de nouvelles menaces contre ceux qui l entouraient Anne d Autriche baissa la tête laissa s écouler le torrent sans répondre et espérant qu il finirait par s arrêter mais ce n était pas cela que voulait Louis XIII Louis XIII voulait une discussion de laquelle jaillît une lumière quelconque convaincu qu il était que le cardinal avait quelque arrière pensée et lui machinait une surprise terrible comme en savait faire Son Éminence Il arriva à ce but par sa persistance à accuser Mais s écria Anne d Autriche lassée de ces vagues attaques mais sire vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur Qu ai je donc fait Voyons quel crime ai je donc commis Il est impossible que Votre Majesté fasse tout ce bruit pour une lettre écrite à mon frère Le roi attaqué à son tour d une manière si directe ne sut que répondre il pensa que c était là le moment de placer la recommandation qu il ne devait faire que la veille de la fête Madame dit il avec majesté il y aura incessamment bal à l hôtel de ville j entends que pour faire honneur à nos braves échevins vous y paraissiez en habit de cérémonie et surtout parée des ferrets de diamants que je vous ai donnés pour votre fête Voici ma réponse La réponse était terrible Anne d Autriche crut que Louis XIII savait tout et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue dissimulation de sept ou huit jours qui était au reste dans son caractère Elle devint excessivement pâle appuya sa main sur une console et regardant le roi avec des yeux épouvantés elle ne répondit pas une seule syllabe Vous entendez madame dit le roi qui jouissait de cet embarras dans toute son étendue mais sans en deviner la cause vous entendez Oui sire j entends balbutia la reine Vous paraîtrez à ce bal Oui Avec vos ferrets Oui La pâleur de la reine augmenta encore s il était possible le roi s en aperçut et en jouit avec cette froide cruauté qui était un des mauvais côtés de son caractère Alors c est convenu dit le roi et voilà tout ce que j avais à vous dire Mais quel jour ce bal aura t il lieu demanda Anne d Autriche Louis XIII sentit instinctivement qu il ne devait pas répondre à cette question la reine l ayant faite d une voix presque mourante Mais très incessamment madame dit il mais je ne me rappelle plus précisément la date du jour je la demanderai au cardinal C est donc le cardinal qui vous a annoncé cette fête s écria la reine Illustration Vous paraîtrez à ce bal Oui madame répondit le roi étonné mais pourquoi cela C est lui qui vous a dit de m inviter à y paraître avec ces ferrets C est à dire madame C est lui sire c est lui Eh bien qu importe que ce soit lui ou moi Y a t il un crime à cette invitation Non sire Alors vous paraîtrez Oui sire C est bien dit le roi en se retirant c est bien j y compte La reine fit une révérence moins par étiquette que parce que ses genoux se dérobaient sous elle Le roi partit enchanté Je suis perdue murmura la reine perdue car le cardinal sait tout et c est lui qui pousse le roi qui ne sait rien encore mais qui saura tout bientôt Je suis perdue Mon Dieu mon Dieu Elle s agenouilla sur un coussin et pria la tête enfoncée entre ses bras palpitants En effet la position était terrible Buckingham était retourné à Londres madame de Chevreuse était à Tours Plus surveillée que jamais la reine sentait sourdement qu une de ses femmes la trahissait sans savoir dire laquelle La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre elle n avait pas une âme au monde à qui se fier Aussi en présence du malheur qui la menaçait et de l abandon qui était le sien éclata t elle en sanglots Ne puis je donc être bonne à rien à Votre Majesté dit tout à coup une voix pleine de douceur et de pitié La reine se retourna vivement car il n y avait pas à se tromper à l expression de cette voix c était une amie qui parlait ainsi En effet à l une des portes qui donnaient dans l appartement de la reine apparut la jolie madame Bonacieux elle était occupée à ranger les robes et le linge dans un cabinet lorsque le roi était entré elle n avait pas pu sortir et avait tout entendu La reine poussa un cri en se voyant surprise car dans son trouble elle ne reconnut pas d abord la jeune femme qui lui avait été donnée par La Porte Oh ne craignez rien madame dit la jeune femme en joignant les mains et en pleurant elle même des angoisses de la reine je suis à Votre Majesté corps et âme et si loin que je sois d elle si inférieure que soit ma position je crois que j ai trouvé un moyen de tirer Votre Majesté de peine Vous ô ciel vous s écria la reine mais voyons regardez moi en face Je suis trahie de tous côtés puis je me fier à vous Oh madame s écria la jeune femme en tombant à genoux sur mon âme je suis prête à mourir pour Votre Majesté Ce cri était sorti du plus profond du cœur et comme le premier il n y avait pas à se tromper Oui continua madame Bonacieux oui il y a des traîtres ici mais par le saint nom de la Vierge je vous jure que personne n est plus dévoué que moi à Votre Majesté Ces ferrets que le roi demande vous les avez donnés au duc de Buckingham n est ce pas Ces ferrets étaient enfermés dans une petite boîte en bois de rose qu il tenait sous son bras Est ce que je me trompe Est ce que ce n est pas cela Oui Eh bien ces ferrets continua madame Bonacieux il faut les ravoir Oui sans doute il le faut s écria la reine mais comment faire comment y arriver Il faut envoyer quelqu un au duc Mais qui qui A qui me fier Ayez confiance en moi madame faites moi cet honneur ma reine et je trouverai le messager moi Mais il faudra écrire Oh oui C est indispensable Deux mots de la main de Votre Majesté et votre cachet particulier Mais ces deux mots c est ma condamnation c est le divorce l exil Oui s ils tombent entre des mains infâmes Mais je réponds que ces deux mots arriveront à leur adresse Oh mon Dieu il faut donc que je remette ma vie mon honneur ma réputation entre vos mains Oui oui madame il le faut et je sauverai tout cela moi Mais comment dites le moi au moins Mon mari a été remis en liberté il y a deux ou trois jours je n ai pas encore eu le temps de le revoir C est un brave et honnête homme qui n a ni haine ni amour pour personne Il fera ce que je voudrai il partira sur un ordre de moi sans savoir ce qu il porte et il remettra la lettre de Votre Majesté sans même savoir qu elle est de Votre Majesté à l adresse qu elle indiquera La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élan passionné la regarda comme pour lire au fond de son cœur et ne voyant que sincérité dans ses beaux yeux elle l embrassa tendrement Fais cela s écria t elle et tu m auras sauvé la vie tu m auras sauvé l honneur Oh n exagérez pas le service que j ai le bonheur de vous rendre je n ai rien à sauver à Votre Majesté qui est seulement victime de perfides complots C est vrai c est vrai mon enfant dit la reine et tu as raison Donnez moi donc cette lettre madame le temps presse La reine courut à une petite table sur laquelle se trouvaient encre papier et plumes elle écrivit deux lignes cacheta la lettre de son cachet et la remit à madame Bonacieux Et maintenant dit la reine nous oublions une chose bien nécessaire Laquelle L argent Madame Bonacieux rougit Oui c est vrai dit elle et j avouerai à Votre Majesté que mon mari Ton mari n en a pas c est cela que tu veux dire Si fait il en a mais il est fort avare c est là son défaut Cependant que Votre Majesté ne s inquiète pas nous trouverons moyen C est que je n en ai pas non plus dit la reine (ceux qui liront les Mémoires de madame de Motteville ne s étonneront pas de cette réponse) mais attends Illustration Tiens dit la reine voici une bague d un grand prix Anne d Autriche courut à son écrin Tiens dit elle voici une bague d un grand prix à ce qu on assure elle vient de mon frère le roi d Espagne elle est à moi et j en puis disposer Prends cette bague et fais en de l argent et que ton mari parte Dans une heure vous serez obéie Tu vois l adresse ajouta la reine parlant si bas qu a peine pouvait on entendre ce qu elle disait A milord duc de Buckingham à Londres La lettre sera remise à lui même Généreuse enfant s écria Anne d Autriche Madame Bonacieux baisa les mains de la reine cacha le papier dans son corsage et disparut avec la légèreté d un oiseau Dix minutes après elle était chez elle comme elle l avait dit à la reine elle n avait pas revu son mari depuis sa mise en liberté elle ignorait le changement qui s était fait en lui à l endroit du cardinal changement qu avaient corroboré depuis deux ou trois visites du comte de Rochefort devenu le meilleur ami de Bonacieux auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine qu aucun sentiment coupable n avait amené l enlèvement de sa femme mais que c était seulement une précaution politique Elle trouva M Bonacieux seul le pauvre homme remettait à grand peine de l ordre dans la maison dont il avait trouvé les meubles à peu près brisés et les armoires à peu près vides la justice n étant pas une des trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de leur passage Quant à la servante elle s était enfuie lors de l arrestation de son maître La terreur avait gagné la pauvre fille au point qu elle n avait cessé de marcher de Paris jusqu en Bourgogne son pays natal Le digne mercier avait aussitôt sa rentrée dans sa maison fait part à sa femme de son heureux retour et sa femme lui avait répondu pour le féliciter et pour lui dire que le premier moment qu elle pourrait dérober à ses devoirs serait consacré tout entier à lui rendre visite Ce premier moment s était fait attendre cinq jours ce qui dans toute autre circonstance eût paru un peu bien long à maître Bonacieux mais il avait dans la visite qu il avait faite au cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort ample sujet à réflexion et comme on sait rien ne fait passer le temps comme de réfléchir D autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutes couleur de rose Rochefort l appelait son ami son cher Bonacieux et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui Le mercier se voyait déjà sur le chemin des honneurs et de la fortune De son côté madame Bonacieux avait réfléchi mais il faut le dire à tout autre chose que l ambition malgré elle ses pensées avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave et qui paraissait si amoureux Mariée à dix huit ans à M Bonacieux ayant toujours vécu au milieu des amis de son mari peu susceptible d inspirer un sentiment quelconque à une jeune femme dont le cœur était plus élevé que sa position madame Bonacieux était restée insensible aux séductions vulgaires mais à cette époque surtout le titre de gentilhomme avait une grande influence sur la bourgeoisie et d Artagnan était gentilhomme de plus il portait l uniforme des gardes qui après l uniforme des mousquetaires était le plus apprécié des dames Il était nous le répétons beau jeune aventureux il parlait d amour en homme qui aime et qui a soif d être aimé il y en avait là plus qu il n en fallait pour tourner une tête de vingt trois ans et madame Bonacieux en était arrivée juste à cet âge heureux de la vie Les deux époux quoiqu ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit jours et que pendant cette semaine de graves événements eussent passé entre eux s abordèrent donc avec une certaine préoccupation néanmoins M Bonacieux manifesta une joie réelle et s avança vers sa femme à bras ouverts Madame Bonacieux lui présenta le front Causons un peu dit elle Comment dit Bonacieux étonné Oui sans doute j ai une chose de la plus haute importance à vous dire Au fait et moi aussi j ai quelques questions assez sérieuses à vous adresser Expliquez moi un peu votre enlèvement je vous prie Il ne s agit point de cela pour le moment dit madame Bonacieux Et de quoi s agit il donc de ma captivité Je l ai apprise le jour même mais comme vous n étiez coupable d aucun crime comme vous n étiez coupable d aucune intrigue comme vous ne saviez rien enfin qui pût vous compromettre ni vous ni personne je n ai attaché à cet événement que l importance qu il méritait Vous en parlez bien à votre aise madame reprit Bonacieux blessé du peu d intérêt que lui témoignait sa femme savez vous que j ai été plongé un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille Un jour et une nuit sont bientôt passés laissons donc votre captivité et revenons à ce qui m amène près de vous Comment ce qui vous amène près de moi N est ce donc pas le désir de revoir un mari dont vous êtes séparée depuis huit jours demanda le mercier piqué au vif C est cela d abord et autre chose ensuite Parlez Une chose du plus haut intérêt et de laquelle dépend notre fortune à venir peut être Notre fortune a fort changé de face depuis que je vous ai vue madame Bonacieux et je ne serais pas étonné que d ici à quelques mois elle ne fît envie à beaucoup de gens Oui surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous donner A moi Oui à vous Il y a une bonne et sainte action à faire monsieur et beaucoup d argent à gagner en même temps Madame Bonacieux savait qu en parlant d argent à son mari elle le prenait par son faible Mais un homme fût ce un mercier lorsqu il a causé dix minutes avec le cardinal de Richelieu n est plus le même homme Beaucoup d argent à gagner dit Bonacieux en allongeant les lèvres Oui beaucoup Combien à peu près Mille pistoles peut être Ce que vous avez à me demander est donc bien grave Oui Que faut il faire Vous partirez sur le champ je vous remettrai un papier dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prétexte et que vous remettrez en mains propres Et pour où partirai je Pour Londres Moi pour Londres Allons donc vous raillez je n ai pas affaire à Londres Mais d autres ont besoin que vous y alliez Quels sont ces autres Je vous avertis que je ne fais plus rien en aveugle et que je veux savoir non seulement à quoi je m expose mais encore pour qui je m expose Une personne illustre vous envoie une personne illustre vous attend la récompense dépassera vos désirs voilà tout ce que je puis vous promettre Des intrigues encore toujours des intrigues merci je m en défie maintenant et M le cardinal m a éclairé là dessus Le cardinal s écria madame Bonacieux avez vous vu le cardinal Il m a fait appeler répondit fièrement le mercier Et vous vous êtes rendu à son invitation imprudent que vous êtes Je dois dire que je n avais pas le choix de m y rendre ou de ne pas m y rendre car j étais entre deux gardes Il est vrai encore de dire que comme alors je ne connaissais pas Son Éminence si j avais pu me dispenser de cette visite j en eusse été fort enchanté Il vous a donc maltraité il vous a donc fait des menaces Il m a tendu la main et m a appelé son ami son ami entendez vous madame je suis l ami du grand cardinal Du grand cardinal Lui contesteriez vous ce titre par hasard madame Je ne lui conteste rien mais je vous dis que la faveur d un ministre est éphémère et qu il faut être fou pour s attacher à un ministre il est des pouvoirs au dessus du sien qui ne reposent pas sur le caprice d un homme ou l issue d un événement c est à ces pouvoirs qu il faut se rallier J en suis fâché madame mais je ne connais pas d autre pouvoir que celui du grand homme que j ai l honneur de servir Vous servez le cardinal Oui madame et comme son serviteur je ne permettrai pas que vous vous livriez à des complots contre la sûreté de l État et que vous serviez vous les intrigues d une femme qui n est pas Française et qui a le cœur espagnol Heureusement le grand cardinal est là son regard vigilant surveille et pénètre jusqu au fond du cœur Bonacieux répétait mot pour mot une phrase qu il avait entendu dire au comte de Rochefort mais la pauvre femme qui avait compté sur son mari et qui dans cet espoir avait répondu de lui à la reine n en frémit pas moins et du danger dans lequel elle avait failli se jeter et de l impuissance dans laquelle elle se trouvait Cependant connaissant la faiblesse et surtout la cupidité de son mari elle ne désespérait pas de l amener à ses fins Ah vous êtes cardinaliste monsieur s écria t elle ah vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui insultent votre reine Les intérêts particuliers ne sont rien devant les intérêts de tous Je suis pour ceux qui sauvent l État dit avec emphase Bonacieux C était une autre phrase du comte de Rochefort qu il avait retenue et qu il trouvait l occasion de placer Illustration D où vient cet argent Et savez vous ce que c est que l État dont vous parlez dit madame Bonacieux en haussant les épaules Contentez vous d être un bourgeois sans finesse aucune et tournez vous du côté qui vous offre le plus d avantages Eh eh dit Bonacieux en frappant sur un sac à la panse arrondie et qui rendit un son argentin que dites vous de ceci madame la prêcheuse D où vient cet argent Vous ne devinez pas Du cardinal De lui et de mon ami le comte de Rochefort Le comte de Rochefort mais c est lui qui m a enlevée Cela se peut madame Et vous recevez de l argent de cet homme Ne m avez vous pas dit que cet enlèvement était tout politique Oui mais cet enlèvement avait pour but de me faire trahir ma maîtresse de m arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre l honneur et peut être la vie de mon auguste maîtresse Madame reprit Bonacieux votre auguste maîtresse est une perfide Espagnole et ce que le cardinal fait est bien fait Monsieur dit la jeune femme je vous savais lâche avare et imbécile mais je ne vous savais pas infâme Madame dit Bonacieux qui n avait jamais vu sa femme en colère et qui reculait devant le courroux conjugal madame que dites vous donc Je dis que vous êtes un misérable continua madame Bonacieux qui vit qu elle reprenait quelque influence sur son mari Ah vous faites de la politique vous et de la politique cardinaliste encore Ah vous vous vendez corps et âme au démon pour de l argent Non mais au cardinal C est la même chose s écria la jeune femme Qui dit Richelieu dit Satan Taisez vous madame taisez vous on pourrait vous entendre Oui vous avez raison et je serais honteuse pour vous de votre lâcheté Mais qu exigez vous donc de moi voyons Je vous l ai dit que vous partiez à l instant même monsieur que vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger et à cette condition j oublie tout je pardonne et il y a plus elle lui tendit la main je vous rends mon amitié Bonacieux était poltron et avare mais il aimait sa femme il fut attendri Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune à une femme de vingt trois Madame Bonacieux vit qu il hésitait Allons êtes vous décidé dit elle Mais ma chère amie réfléchissez donc un peu à ce que vous exigez de moi Londres est loin de Paris fort loin et peut être la commission dont vous me chargez n est elle pas sans danger Qu importe si vous les évitez Tenez madame Bonacieux dit le mercier tenez décidément je refuse les intrigues me font peur J ai vu la Bastille moi Brrrrou c est affreux la Bastille Rien que d y penser j en ai la chair de poule On m a menacé de la torture Savez vous ce que c est que la torture Des coins de bois qu on vous enfonce entre les jambes jusqu à ce que les os éclatent Non décidément je n irai pas Et morbleu que n y allez vous vous même car en vérité je crois que je me suis trompé sur votre compte jusqu à présent je crois que vous êtes un homme et des plus enragés encore Et vous vous êtes une femme une misérable femme stupide et abrutie Ah vous avez peur Eh bien si vous ne partez pas à l instant même je vous fais arrêter par l ordre de la reine et je vous fais mettre à cette Bastille que vous craignez tant Bonacieux tomba dans une réflexion profonde il pesa mûrement les deux colères dans son cerveau celle du cardinal et celle de la reine celle du cardinal l emporta énormément Faites moi arrêter de la part de la reine dit il et moi je me réclamerai de Son Éminence Pour le coup madame Bonacieux vit qu elle avait été trop loin et elle fut épouvantée de s être si fort avancée Elle contempla un instant avec effroi cette figure stupide d une résolution invincible comme celle des sots qui ont peur Eh bien soit dit elle Peut être au bout du compte ayez vous raison un homme en sait plus long que les femmes en politique et vous surtout monsieur Bonacieux qui avez causé avec le cardinal Et cependant il est bien dur ajouta t elle que mon mari qu un homme sur l affection duquel je croyais pouvoir compter me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse point à ma fantaisie C est que vos fantaisies peuvent mener trop loin reprit Bonacieux triomphant et je m en défie J y renoncerai donc dit la jeune femme en soupirant c est bien n en parlons plus Si au moins vous me disiez quelle chose je vais faire à Londres reprit Bonacieux qui se rappelait un peu tard que Rochefort lui avait recommandé d essayer de surprendre les secrets de sa femme Il est inutile que vous le sachiez dit la jeune femme qu une défiance instinctive repoussait maintenant en arrière il s agissait d une bagatelle comme en désirent les femmes d une emplette sur laquelle il y avait beaucoup à gagner Mais plus la jeune femme se défendait plus au contraire Bonacieux pensa que le secret qu elle refusait de lui confier était important Il résolut donc de courir à l instant même chez le comte de Rochefort et de lui dire que la reine cherchait un messager pour l envoyer à Londres Pardon si je vous quitte ma chère madame Bonacieux dit il mais ne sachant pas que vous me viendriez voir j avais pris rendez vous avec un de mes amis je reviens à l instant même et si vous voulez m attendre seulement une demi minute aussitôt que j en aurai fini avec cet ami je reviens vous prendre et comme il commence à se faire tard je vous reconduis au Louvre Merci monsieur répondit madame Bonacieux vous n êtes point assez brave pour m être d une utilité quelconque et je m en retournerai bien au Louvre toute seule Comme il vous plaira madame Bonacieux reprit l ex mercier Vous reverrai je bientôt Sans doute la semaine prochaine je l espère mon service me laissera quelque liberté et j en profiterai pour revenir mettre de l ordre dans nos affaires qui doivent être quelque peu dérangées C est bien je vous attendrai Vous ne m en voulez pas Moi pas le moins du monde A bientôt alors A bientôt Bonacieux baisa la main de sa femme et s éloigna rapidement Allons dit madame Bonacieux lorsque son mari eut refermé la porte de la rue et qu elle se trouva seule il ne manquait plus à cet imbécile que d être cardinaliste Et moi qui avais répondu à la reine moi qui avais promis à ma pauvre maîtresse Ah mon Dieu mon Dieu elle va me prendre pour quelqu une de ces misérables dont fourmille le palais et qu on a placées près d elle pour l espionner Ah monsieur Bonacieux je ne vous ai jamais beaucoup aimé maintenant c est bien pis je vous hais et sur ma parole vous me le payerez Au moment où elle disait ces mots un coup frappé au plafond lui fit lever la tête et une voix qui parvint à elle à travers le plancher lui cria Chère madame Bonacieux ouvrez moi la petite porte de l allée et je vais descendre près de vous XVIII L AMANT ET LE MARI Ah madame dit d Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait la jeune femme permettez moi de vous le dire vous avez là un triste mari Vous avez donc entendu notre conversation demanda vivement madame Bonacieux en regardant d Artagnan avec inquiétude Tout entière Mais comment cela mon Dieu Par un procédé à moi connu et par lequel j ai entendu aussi la conversation plus animée que vous avez eue avec les sbires du cardinal Et qu avez vous compris dans ce que nous disions Mille choses d abord que votre mari est un niais et un sot heureusement puis que vous étiez embarrassée ce dont j ai été fort aise et que cela me donne une occasion de me mettre à votre service et Dieu sait si je suis prêt à me jeter dans le feu pour vous enfin que la reine a besoin qu un homme brave intelligent et dévoué fasse pour elle un voyage à Londres J ai au moins deux des trois qualités qu il vous faut et me voilà Madame Bonacieux ne répondit pas mais son cœur battait de joie et une secrète espérance brilla dans ses yeux Et quelle garantie me donnerez vous demanda t elle si je consens à vous confier cette mission Mon amour pour vous Voyons dites ordonnez que faut il faire Mon Dieu mon Dieu murmura la jeune femme dois je vous confier un pareil secret monsieur Vous êtes presque un enfant Allons je vois qu il vous faut quelqu un qui vous réponde de moi J avoue que cela me rassurerait fort Connaissez vous Athos Non Porthos Non Aramis Non Quels sont ces messieurs Des mousquetaires du roi Connaissez vous M de Tréville leur capitaine Oh oui celui là je le connais non pas personnellement mais pour en avoir entendu plus d une fois parler à la reine comme d un brave et loyal gentilhomme Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal n est ce pas Oh non certainement Eh bien révélez lui votre secret et demandez lui si important si précieux si terrible qu il soit si vous pouvez me le confier Mais ce secret ne m appartient pas et je ne puis le révéler ainsi Vous l alliez bien confier à M Bonacieux dit d Artagnan avec dépit Comme on confie une lettre au creux d un arbre à l aile d un pigeon au collier d un chien Et cependant moi vous voyez bien que je vous aime Vous le dites Je suis un galant homme Je le crois Je suis brave Oh cela j en suis sûre Alors mettez moi à l épreuve Madame Bonacieux regarda le jeune homme retenue par une dernière hésitation Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux une telle persuasion dans sa voix qu elle se sentit entraînée à se fier à lui D ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances où il faut risquer le tout pour le tout La reine était aussi bien perdue par une trop grande retenue que par une trop grande confiance Puis avouons le le sentiment involontaire qu elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida à parler Écoutez lui dit elle je me rends à vos protestations et je cède à vos assurances Mais je vous jure devant Dieu qui nous entend que si vous me trahissez et que mes ennemis me pardonnent je me tuerai en vous accusant de ma mort Et moi je vous jure devant Dieu madame dit d Artagnan que si je suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez je mourrai avant de rien faire ou dire qui compromette quelqu un Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine Ce fut leur mutuelle déclaration d amour D Artagnan rayonnait de joie et d orgueil Ce secret qu il possédait cette femme qu il aimait la confiance et l amour faisaient de lui un géant Je pars dit il je pars sur le champ Comment vous partez s écria madame Bonacieux et votre régiment votre capitaine Sur mon âme vous m aviez fait oublier tout cela chère Constance oui vous avez raison il me faut un congé Encore un obstacle murmura madame Bonacieux avec douleur Oh celui là s écria d Artagnan après un moment de réflexion je le surmonterai soyez tranquille Comment cela Illustration Sauver la reine avec l argent du cardinal J irai trouver ce soir même M de Tréville que je chargerai de demander pour moi cette faveur à son beau frère M des Essarts Maintenant autre chose Quoi demanda d Artagnan voyant que madame Bonacieux hésitait à continuer Vous n avez peut être pas d argent Peut être est de trop dit d Artagnan en souriant Alors reprit madame Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant de cette armoire le sac qu une demi heure auparavant caressait si amoureusement son mari prenez ce sac Celui du cardinal s écria en éclatant de rire d Artagnan qui comme on s en souvient grâce à ses carreaux enlevés n avait pas perdu une syllabe de la conversation du mercier et de sa femme Celui du cardinal répondit madame Bonacieux vous voyez qu il se présente sous un aspect assez respectable Pardieu s écria d Artagnan ce sera une chose doublement divertissante que de sauver la reine avec l argent de Son Éminence Vous êtes un aimable et charmant jeune homme dit madame Bonacieux croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate Oh je suis déjà grandement récompensé s écria d Artagnan Je vous aime vous me permettez de vous le dire c est déjà plus de bonheur que je n en osais espérer Silence dit madame Bonacieux en tressaillant Quoi On parle dans la rue C est la voix De mon mari Oui je l ai reconnue D Artagnan courut à la porte et poussa le verrou Il n entrera pas que je ne sois parti dit il et quand je serai parti vous lui ouvrirez Mais je devrais être partie aussi moi Et la disparition de cet argent comment la justifier si je suis là Vous avez raison il faut sortir Sortir comment Il nous verra si nous sortons Alors il faut monter chez moi Ah s écria madame Bonacieux vous me dites cela d un ton qui me fait peur Madame Bonacieux prononça ces paroles avec une larme dans les yeux D Artagnan vit cette larme et troublé attendri il se jeta à ses genoux Chez moi dit il vous serez en sûreté comme dans un temple je vous en donne ma parole de gentilhomme Partons dit elle je me fie à vous mon ami D Artagnan rouvrit avec précaution le verrou et tous deux légers comme des ombres se glissèrent par la porte intérieure dans l allée montèrent sans bruit l escalier et rentrèrent dans la chambre de d Artagnan Une fois chez lui pour plus de sûreté le jeune homme barricada la porte ils s approchèrent tous deux de la fenêtre et par une fente du volet ils virent M Bonacieux qui causait avec un homme en manteau A la vue de l homme en manteau d Artagnan bondit et tirant son épée à demi s élança vers la porte C était l homme de Meung Qu allez vous faire s écria madame Bonacieux vous nous perdez Mais j ai juré de tuer cet homme dit d Artagnan Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient pas Au nom de la reine je vous défends de vous jeter dans aucun péril étranger à celui du voyage Et en votre nom n ordonnez vous rien En mon nom dit madame Bonacieux avec une vive émotion en mon nom je vous en prie Mais écoutons il me semble qu ils parlent de moi D Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l oreille M Bonacieux avait rouvert sa porte et voyant l appartement vide il était revenu à l homme au manteau qu un instant il avait laissé seul Elle est partie dit il elle sera retournée au Louvre Vous êtes sûr répondit l étranger qu elle ne s est pas doutée dans quelles intentions vous êtes sorti Non répondit Bonacieux avec suffisance c est une femme trop superficielle Le cadet aux gardes est il chez lui Je ne le crois pas comme vous le voyez son volet est fermé et l on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes C est égal il faudrait s en assurer Comment cela En allant frapper à sa porte Allez Je demanderai à son valet Bonacieux rentra chez lui passa par la même porte qui venait de donner passage aux deux fugitifs monta jusqu au palier de d Artagnan et frappa Personne ne répondit Porthos pour faire plus grande figure avait emprunté ce soir là Planchet Quant à d Artagnan il n avait garde de donner signe d existence Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la porte les deux jeunes gens sentirent bondir leurs cœurs Il n y a personne chez lui dit Bonacieux N importe rentrons toujours chez vous nous serons plus en sûreté que sur le seuil d une porte Ah mon Dieu murmura madame Bonacieux nous n allons plus rien entendre Au contraire dit d Artagnan nous n entendrons que mieux D Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa chambre une autre oreille de Denys étendit un tapis à terre se mit à genoux et fit signe à madame Bonacieux de se pencher comme il le faisait vers l ouverture Vous êtes sûr qu il n y a personne dit l inconnu J en réponds dit Bonacieux Et vous pensez que votre femme Est retournée au Louvre Sans parler à aucune personne qu à vous J en suis sûr C est un point important comprenez vous Ainsi la nouvelle que je vous ai apportée a donc une valeur Très grande mon cher Bonacieux je ne vous le cache pas Alors le cardinal sera content de moi Je n en doute pas Le grand cardinal Vous êtes sûr que dans sa conversation avec vous votre femme n a pas prononcé des noms propres Illustration Silence dit d Artagnan en lui prenant la main Je ne crois pas Elle n a nommé ni madame de Chevreuse ni M de Buckingham ni madame de Vernet Non elle m a dit seulement qu elle voulait m envoyer à Londres pour servir les intérêts d une personne illustre Le traître murmura madame Bonacieux Silence dit d Artagnan en lui prenant une main qu elle lui abandonna sans y penser N importe continua l homme au manteau vous êtes un niais de n avoir pas feint d accepter la commission vous auriez la lettre à présent l État qu on menace était sauvé et vous Et moi Eh bien vous le cardinal vous donnait des lettres de noblesse Il vous l a dit Oui je sais qu il voulait vous faire cette surprise Soyez tranquille reprit Bonacieux ma femme m adore et il est encore temps Le niais murmura madame Bonacieux Illustration Un hurlement terrible interrompit leurs réflexions Silence dit d Artagnan en lui serrant plus fortement la main Comment est il encore temps reprit l homme au manteau Je retourne au Louvre je demande madame Bonacieux je dis que j ai réfléchi je renoue l affaire j obtiens la lettre et je cours chez le cardinal Eh bien allez vite je reviendrai bientôt savoir le résultat de votre démarche L inconnu sortit L infâme dit madame Bonacieux en adressant encore cette épithète à son mari Silence répéta d Artagnan en lui serrant la main plus fortement encore Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de d Artagnan et de madame Bonacieux C était son mari qui s était aperçu de la disparition de son sac et qui criait au voleur Bonacieux cria longtemps mais comme de pareils cris attendu leur fréquence n attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs et que d ailleurs la maison du mercier était depuis quelque temps assez mal famée voyant que personne ne venait il sortit en continuant de crier et l on entendit sa voix qui s éloignait dans la direction de la rue du Bac Et maintenant qu il est parti à votre tour de vous éloigner dit madame Bonacieux du courage mais surtout de la prudence et songez que vous vous devez à la reine A elle et à vous s écria d Artagnan Soyez tranquille belle Constance je reviendrai digne de sa reconnaissance mais reviendrai je aussi digne de votre amour La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui colora ses joues Quelques instants après d Artagnan sortit à son tour enveloppé lui aussi d un grand manteau que retroussait cavalièrement le fourreau d une longue épée Madame Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d amour dont la femme accompagne l homme qu elle se sent aimer mais lorsqu il eut disparu à l angle de la rue elle tomba à genoux et joignant les mains O mon Dieu s écria t elle protégez la reine protégez moi XIX PLAN DE CAMPAGNE D Artagnan se rendit droit chez M de Tréville Il avait réfléchi que dans quelques minutes le cardinal serait averti par ce damné inconnu qui paraissait être son agent et il pensait avec raison qu il n y avait pas un instant à perdre Le cœur du jeune homme débordait de joie Une occasion où il y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se présentait à lui et comme premier encouragement venait de le rapprocher d une femme qu il adorait Ce hasard faisait donc presque du premier coup pour lui plus qu il n eût osé demander à la Providence M de Tréville était dans son salon avec sa cour habituelle de gentilshommes D Artagnan que l on connaissait comme un familier de la maison alla droit à son cabinet et le fit prévenir qu il l attendait pour chose d importance D Artagnan était là depuis cinq minutes à peine lorsque M de Tréville entra Au premier coup d œil et à la joie qui se peignait sur son visage le digne capitaine comprit qu il se passait effectivement quelque chose de nouveau Tout le long de la route d Artagnan s était demandé s il se confierait à M de Tréville ou si seulement il lui demanderait de lui accorder carte blanche pour une affaire secrète Mais M de Tréville avait toujours été si parfait pour lui il était si fort dévoué au roi et à la reine il haïssait si cordialement le cardinal que le jeune homme résolut de tout lui dire Vous avez à me parler mon jeune ami dit M de Tréville Oui monsieur dit d Artagnan et vous me pardonnerez je l espère de vous avoir dérangé quand vous saurez de quelle chose importante il est question Dites alors je vous écoute Il ne s agit de rien moins dit d Artagnan en baissant la voix que de l honneur et peut être de la vie de la reine Que dites vous là demanda M de Tréville en regardant autour de lui s ils étaient bien seuls et en ramenant son regard interrogateur sur d Artagnan Je dis monsieur que le hasard m a rendu maître d un secret Que vous garderez j espère jeune homme sur votre vie Mais que je dois vous confier à vous monsieur car vous seul pouvez m aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa Majesté Ce secret est il à vous Non monsieur c est celui de la reine Êtes vous autorisé par Sa Majesté à me le confier Non monsieur car au contraire le plus profond mystère m est recommandé Et pourquoi donc allez vous le trahir vis à vis de moi Parce que je vous le dis sans vous je ne puis rien et que j ai peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous demander si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande Gardez votre secret jeune homme et dites moi ce que vous désirez Je désire que vous obteniez pour moi de M des Essarts un congé de quinze jours Quand cela Cette nuit même Vous quittez Paris Je vais en mission Pouvez vous me dire où A Londres Quelqu un a t il intérêt à ce que vous n arriviez pas à votre but Le cardinal je le crois donnerait tout au monde pour m empêcher de réussir Et vous partez seul Je pars seul En ce cas vous ne passerez pas Bondy c est moi qui vous le dis foi de Tréville Comment cela On vous fera assassiner Je serai mort en faisant mon devoir Mais votre mission ne sera pas remplie C est vrai dit d Artagnan Croyez moi continua Tréville dans les entreprises de ce genre il faut être quatre pour arriver un Ah vous avez raison monsieur dit d Artagnan mais vous connaissez Athos Porthos et Aramis et vous savez si je puis disposer d eux Sans leur confier le secret que je n ai pas voulu savoir Nous nous sommes juré une fois pour toutes confiance aveugle et dévouement à toute épreuve d ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez toute confiance en moi et ils ne seront pas plus incrédules que vous Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours voilà tout à Athos que sa blessure fait toujours souffrir pour aller aux eaux de Forges à Porthos et à Aramis pour suivre leur ami qu ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse position L envoi de leur congé sera la preuve que j autorise leur voyage Merci monsieur et vous êtes cent fois bon Allez donc les trouver à l instant même et que tout s exécute cette nuit Ah et d abord écrivez moi votre requête à M des Essarts Peut être aviez vous un espion à vos trousses et votre visite qui dans ce cas est déjà connue du cardinal sera légitimée ainsi D Artagnan formula cette demande et M de Tréville en la recevant de ses mains assura qu avant deux heures du matin les quatre congés seraient au domicile respectif des voyageurs Ayez la bonté d envoyer le mien chez Athos dit d Artagnan Je craindrais en rentrant chez moi d y faire quelque mauvaise rencontre Soyez tranquille Adieu et bon voyage A propos dit M de Tréville en le rappelant D Artagnan revint sur ses pas Avez vous de l argent D Artagnan fit sonner le sac qu il avait dans sa poche Assez demanda M de Tréville Trois cents pistoles C est bien on va au bout du monde avec cela allez donc D Artagnan salua M de Tréville qui lui tendit la main d Artagnan la lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance Depuis qu il était arrivé à Paris il n avait eu qu à se louer de cet excellent homme qu il avait toujours trouvé digne loyal et grand Sa première visite fut pour Aramis il n était pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi madame Bonacieux Il y a plus à peine avait il vu le jeune mousquetaire et à chaque fois qu il l avait revu il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son visage Ce soir encore Aramis veillait sombre et rêveur d Artagnan lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde Aramis s excusa sur un commentaire du dix huitième chapitre de saint Augustin qu il était forcé d écrire en latin pour la semaine suivante et qui le préoccupait beaucoup Comme les deux amis causaient depuis quelques instants un serviteur de M de Tréville entra porteur d un paquet cacheté Qu est ce là demanda Aramis Le congé que monsieur a demandé répondit le laquais Moi je n ai pas demandé de congé Taisez vous et prenez dit d Artagnan Et vous mon ami voici une demi pistole pour votre peine vous direz à M de Tréville que M Aramis le remercie bien sincèrement Allez Le laquais salua jusqu à terre et sortit Que signifie cela demanda Aramis Prenez ce qu il vous faut pour un voyage de quinze jours et suivez moi Mais je ne puis quitter Paris en ce moment sans savoir Aramis s arrêta Ce qu elle est devenue n est ce pas continua d Artagnan Qui reprit Aramis La femme qui était ici la femme au mouchoir brodé Qui vous a dit qu il y avait une femme ici répliqua Aramis en devenant pâle comme la mort Je l ai vue Et vous savez qui elle est Je crois m en douter du moins Écoutez dit Aramis puisque vous savez tant de choses savez vous ce qu est devenue cette femme Je présume qu elle est retournée à Tours A Tours oui c est bien cela vous la connaissez Mais comment est elle retournée à Tours sans me rien dire Parce qu elle a craint d être arrêtée Comment ne m a t elle pas écrit Parce qu elle a craint de vous compromettre D Artagnan vous me rendez la vie s écria Aramis Je me croyais méprisé trahi J étais si heureux de la revoir Je ne pouvais croire qu elle risquât sa liberté pour moi et cependant pour quelle cause serait elle revenue à Paris Pour la cause qui aujourd hui nous fait aller en Angleterre Et quelle est cette cause demanda Aramis Vous le saurez un jour Aramis mais pour le moment j imiterai la retenue de la nièce du docteur Aramis sourit car il se rappelait le conte qu il avait fait certain soir à ses amis Eh bien donc puisqu elle a quitté Paris et que vous en êtes sûr d Artagnan rien ne m y arrête plus et je suis prêt à vous suivre Vous dites que nous allons Chez Athos pour le moment et si vous voulez venir je vous invite même à vous hâter car nous avons déjà perdu beaucoup de temps A propos prévenez Bazin Bazin vient avec nous demanda Aramis Peut être En tout cas il est bon qu il nous suive pour le moment chez Athos Aramis appela Bazin et après lui avoir ordonné de le venir joindre chez Athos Partons donc dit il en prenant son manteau son épée et ses trois pistolets et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s il n y trouverait pas quelque pistole égarée Puis quand il se fut bien assuré que cette recherche était superflue il suivit d Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était la femme à laquelle il avait donné l hospitalité et sût mieux que lui ce qu elle était devenue Seulement en sortant Aramis posa sa main sur le bras de d Artagnan et le regardant fixement Vous n avez parlé de cette femme à personne dit il A personne au monde Pas même à Athos et à Porthos Je ne leur en ai jamais soufflé le moindre mot A la bonne heure Et tranquille sur ce point important Aramis continua son chemin avec d Artagnan et tous deux arrivèrent bientôt chez Athos Ils le trouvèrent tenant son congé d une main et la lettre de M de Tréville de l autre Pouvez vous m expliquer ce que signifient ce congé et cette lettre que je viens de recevoir dit Athos étonné Mon cher Athos je veux bien puisque votre santé l exige absolument que vous vous reposiez quinze jours Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront et rétablissez vous promptement TRÉVILLE Eh bien ce congé et cette lettre signifient qu il faut me suivre Athos Aux eaux de Forges Là ou ailleurs Pour le service du roi Du roi ou de la reine ne sommes nous pas serviteurs de Leurs Majestés En ce moment Porthos entra Pardieu dit il voici une chose étrange depuis quand dans les mousquetaires accorde t on aux gens des congés sans qu il les demandent Depuis dit d Artagnan qu ils ont des amis qui les demandent pour eux Ah ah dit Porthos il paraît qu il y a du nouveau ici Oui nous partons dit Aramis Pour quel pays demanda Porthos Ma foi je n en sais trop rien dit Athos demande cela à d Artagnan Pour Londres messieurs dit d Artagnan Pour Londres s écria Porthos et qu allons nous faire à Londres Voilà ce que je ne puis vous dire messieurs et il faut vous fier à moi Mais pour aller à Londres ajouta Porthos il faut de l argent et je n en ai pas Illustration Pour Londres s écria Porthos Ni moi dit Aramis Ni moi dit Athos J en ai moi reprit d Artagnan en tirant son trésor de sa poche et en le posant sur la table Il y a dans ce sac trois cents pistoles prenons en chacun soixante quinze c est autant qu il en faut pour aller à Londres et pour en revenir D ailleurs soyez tranquilles nous n y arriverons pas tous à Londres Et pourquoi cela Parce que selon toute probabilité il y en aura quelques uns d entre nous qui resteront en route Mais est ce donc une campagne que nous entreprenons Et des plus dangereuses je vous en avertis Ah çà mais puisque nous risquons de nous faire tuer dit Porthos je voudrais bien savoir pourquoi au moins Tu en seras bien plus avancé dit Athos Cependant dit Aramis je suis de l avis de Porthos Le roi a t il l habitude de vous rendre des comptes Non il vous dit tout bonnement Messieurs on se bat en Gascogne ou dans les Flandres allez vous battre et vous y allez Pourquoi vous ne vous en inquiétez même pas D Artagnan a raison dit Athos voilà nos trois congés qui viennent de M de Tréville et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d où Allons nous faire tuer où l on nous dit d aller La vie vaut elle la peine de faire autant de questions D Artagnan je suis prêt à te suivre Et moi aussi dit Porthos Et moi aussi dit Aramis Aussi bien je ne suis pas fâché de quitter Paris J ai besoin de distractions Eh bien vous en aurez des distractions messieurs soyez tranquilles dit d Artagnan Et maintenant quand partons nous dit Athos Tout de suite répondit d Artagnan il n y a pas une minute à perdre Holà Grimaud Planchet Mousqueton Bazin crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l hôtel En effet chaque mousquetaire laissait à l hôtel général comme à une caserne son cheval et celui de son laquais Planchet Grimaud Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte Maintenant dressons le plan de campagne dit Porthos Où allons nous d abord A Calais dit d Artagnan c est la ligne la plus directe pour arriver à Londres Eh bien dit Porthos voici mon avis Parle Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects d Artagnan nous donnera à chacun ses instructions je partirai en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin Athos partira deux heures après par celle d Amiens Aramis nous suivra par celle de Noyon quant à d Artagnan il partira par celle qu il voudra avec les habits de Planchet tandis que Planchet nous suivra en d Artagnan et avec l uniforme des gardes Messieurs dit Athos mon avis est qu il ne convient pas de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire un secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes mais il est presque toujours vendu par des laquais Le plan de Porthos me semble impraticable dit d Artagnan en ce que j ignore moi même quelles instructions je puis vous donner Je suis porteur d une lettre voilà tout Je n ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre puisqu elle est scellée il faut donc à mon avis voyager de compagnie Cette lettre est là dans cette poche Et il montra la poche où était la lettre Si je suis tué l un de vous la prendra et vous continuerez la route s il est tué ce sera le tour d un autre et ainsi de suite pourvu qu un seul arrive c est tout ce qu il faut Bravo d Artagnan ton avis est le mien dit Athos Il faut être conséquent d ailleurs je vais prendre les eaux vous m accompagnerez au lieu des eaux de Forges je vais prendre les eaux de mer je suis libre On veut nous arrêter je montre la lettre de M de Tréville et vous montrez vos congés on nous attaque nous nous défendons on nous juge nous soutenons mordicus que nous n avions d autre intention que de nous tremper un certain nombre de fois dans la mer on aurait trop bon marché de quatre hommes isolés tandis que quatre hommes réunis font une troupe Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons si l on envoie une armée contre nous nous livrerons bataille et le survivant comme l a dit d Artagnan portera la lettre Illustration Et chacun allongea la main vers le sac Bien dit s écria Aramis tu ne parles pas souvent Athos mais quand tu parles c est comme saint Jean Bouche d Or J adopte le plan d Athos Et toi Porthos Moi aussi dit Porthos s il convient à d Artagnan D Artagnan porteur de la lettre est naturellement le chef de l entreprise qu il décide et nous exécuterons Eh bien dit d Artagnan je décide que nous adoptions le plan d Athos et que nous partions dans une demi heure Adopté reprirent en chœur les trois mousquetaires Et chacun allongeant la main vers le sac prit soixante quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l heure convenue XX VOYAGE A deux heures du matin nos quatre aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint Denis tant qu il fit nuit ils restèrent muets malgré eux ils subissaient l influence de l obscurité et voyaient des embûches partout Aux premiers rayons du jour leurs langues se délièrent avec le soleil la gaieté revint c était comme à la veille d un combat le cœur battait les yeux riaient on sentait que la vie qu on allait peut être quitter était au bout du compte une bonne chose L aspect de la caravane au reste était des plus formidables les chevaux noirs des mousquetaires leur tournure martiale cette habitude de l escadron qui fait marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat eussent trahi le plus strict incognito Les valets suivaient armés jusqu aux dents Tout alla bien jusqu à Chantilly où l on arriva vers les huit heures du matin Il fallait déjeuner On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement On entra dans la salle commune et l on se mit à table Un gentilhomme qui venait d arriver par la route de Dammartin était assis à cette même table et déjeunait Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps les voyageurs répondirent il but à leur santé les voyageurs lui rendirent sa politesse Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux étaient prêts et où l on se levait de table l étranger proposa à Porthos la santé du cardinal Porthos répondit qu il ne demandait pas mieux si l étranger à son tour voulait boire à la santé du roi L étranger s écria qu il ne connaissait d autre roi que Son Éminence Porthos l appela ivrogne l étranger tira son épée Illustration Porthos l appela ivrogne l étranger tira son épée Vous avez fait une sottise dit Athos n importe il n y a pas à reculer maintenant tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que vous pourrez Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride tandis que Porthos promettait à son adversaire de le perforer de tous les coups connus de l escrime Et d un dit Athos au bout de cinq cents pas Mais pourquoi cet homme s est il attaqué à Porthos plutôt qu à tout autre demanda Aramis Parce que Porthos parlant plus haut que nous tous il l a pris pour le chef dit d Artagnan J ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse murmura Athos Et les voyageurs continuèrent leur route A Beauvais on s arrêta deux heures tant pour faire souffler les chevaux que pour attendre Porthos Au bout de deux heures comme Porthos n arrivait pas ni aucune nouvelle de lui on se remit en chemin A une lieue de Beauvais à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus on rencontra huit ou dix hommes qui profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit avaient l air d y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses Aramis craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel les apostropha durement Athos voulut le retenir il était trop tard Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l un d eux Alors chacun de ces hommes recula jusqu au fossé et y prit un mousquet caché il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par les armes Aramis reçut une balle qui lui traversa l épaule et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins Cependant Mousqueton seul tomba de cheval non pas qu il fût grièvement atteint mais comme il ne pouvait voir sa blessure sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu il ne l était C est une embuscade dit d Artagnan ne brûlons pas une amorce et en route Aramis tout blessé qu il était saisit la crinière de son cheval qui l emporta avec les autres Celui de Mousqueton les avait rejoints et galopait tout seul à son rang Cela nous fera un cheval de rechange dit Athos J aimerais mieux un chapeau dit d Artagnan le mien a été emporté par une balle C est bien heureux ma foi que la lettre que je porte n ait pas été dedans Illustration Et chacun de ces hommes prit un mousquet caché Ah çà mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera dit Aramis Si Porthos était sur ses jambes il nous aurait rejoints maintenant dit Athos M est avis que sur le terrain l ivrogne se sera dégrisé Illustration Et l on galopa encore pendant deux heures Et l on galopa encore pendant deux heures quoique les chevaux fussent si fatigués qu il était à craindre qu ils ne refusassent bientôt le service Les voyageurs avaient pris la traverse espérant de cette façon être moins inquiétés mais à Crèvecœur Aramis déclara qu il ne pouvait aller plus loin Et en effet il avait fallu tout le courage qu il cachait sous sa forme élégante et sous ses façons polies pour arriver jusque là A tout moment il pâlissait et l on était obligé de le soutenir sur son cheval on le descendit à la porte du cabaret on lui laissa Bazin qui au reste dans une escarmouche était plus embarrassant qu utile et l on repartit dans l espérance d aller coucher à Amiens Morbleu dit Athos quand ils se retrouvèrent en route réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet morbleu je ne serai plus leur dupe et je vous réponds qu ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l épée d ici à Calais J en jure Ne jurons pas dit d Artagnan galopons si toutefois nos chevaux y consentent Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux qui vigoureusement stimulés retrouvèrent des forces On arriva à Amiens à minuit et l on descendit à l auberge du Lis d Or Illustration On descendit Aramis à la porte du cabaret L hôtelier avait l air du plus honnête homme de la terre il reçut les voyageurs son bougeoir d une main et son bonnet de coton de l autre il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre malheureusement chacune de ces chambres était à l extrémité de l hôtel D Artagnan et Athos refusèrent l hôte répondit qu il n y en avait cependant pas d autres dignes de Leurs Excellences mais les voyageurs déclarèrent qu ils coucheraient dans la chambre commune chacun sur un matelas qu on leur jetterait à terre L hôte insista les voyageurs tinrent bon il fallut faire ce qu ils voulurent Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans lorsqu on frappa au volet de la cour ils demandèrent qui était là reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent En effet c était Planchet et Grimaud Grimaud suffira pour garder les chevaux dit Planchet si ces messieurs veulent je coucherai en travers de leur porte de cette façon là ils seront sûrs qu on n arrivera pas jusqu à eux Et sur quoi coucheras tu dit d Artagnan Voici mon lit répondit Planchet Et il montra une botte de paille Viens donc dit d Artagnan tu as raison la figure de l hôte ne me convient pas elle est trop gracieuse Ni à moi non plus dit Athos Planchet monta par la fenêtre s installa en travers de la porte tandis que Grimaud allait s enfermer dans l écurie répondant qu à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts La nuit fut assez tranquille on essaya bien vers les deux heures du matin d ouvrir la porte mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria Qui va là on répondit qu on se trompait et on s éloigna A quatre heures du matin on entendit un grand bruit dans les écuries Grimaud avait voulu réveiller les garçons d écurie et les garçons d écurie le battaient Quand on ouvrit la fenêtre on vit le pauvre garçon sans connaissance la tête fendue d un coup de manche à fourche Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux les chevaux étaient fourbus Celui de Mousqueton seul qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures la veille aurait pu continuer la route mais par une erreur inconcevable le chirurgien vétérinaire qu on avait envoyé chercher à ce qu il paraît pour saigner le cheval de l hôte avait saigné celui de Mousqueton Cela commençait à devenir inquiétant tous ces accidents successifs étaient peut être le résultat du hasard mais ils pouvaient tout aussi bien être celui d un complot Athos et d Artagnan sortirent tandis que Planchet allait s informer s il n y avait pas trois chevaux à vendre dans les environs A la porte étaient deux chevaux tout équipés frais et vigoureux Cela faisait bien l affaire Il demanda où étaient les maîtres on lui dît que les maîtres avaient passé la nuit dans l auberge et réglaient leur compte à cette heure avec le maître Athos descendit pour payer la dépense tandis que d Artagnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue l hôtelier était dans une chambre basse et reculée on pria Athos d y passer Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer l hôte était seul et assis devant son bureau dont un des tiroirs était entr ouvert Il prit l argent que lui présenta Athos le tourna et le retourna dans ses mains et tout à coup s écriant que la pièce était fausse il déclara qu il allait le faire arrêter lui et son compagnon comme faux monnayeurs Drôle dit Athos en marchant sur lui je vais te couper les oreilles Au même instant quatre hommes armés jusqu aux dents entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos Je suis pris cria Athos de toutes les forces de ses poumons au large d Artagnan pique pique Et il lâcha deux coups de pistolet D Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter deux fois ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à la porte sautèrent dessus leur enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et partirent au triple galop Sais tu ce qu est devenu Athos demanda d Artagnan à Planchet en courant Ah monsieur dit Planchet j en ai vu tomber deux à ses deux coups et il m a semblé à travers la porte vitrée qu il ferraillait avec les autres Illustration Au large d Artagnan pique pique Brave Athos murmura d Artagnan Et quand on pense qu il faut l abandonner Au reste autant nous attend peut être à deux pas d ici En avant Planchet en avant tu es un brave homme Je vous l ai dit monsieur répondit Planchet les Picards ça se reconnaît à l user d ailleurs je suis ici dans mon pays ça m excite Et tous deux piquant de plus belle arrivèrent à Saint Omer d une seule traite A Saint Omer ils firent souffler les chevaux la bride passée à leurs bras de peur d accident et mangèrent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue après quoi ils repartirent A cent pas des portes de Calais le cheval de d Artagnan s abattit et il n y eut pas moyen de le faire relever le sang lui sortait par le nez et par les yeux restait celui de Planchet mais celui là s était arrêté et il n y eut plus moyen de le faire repartir Heureusement comme nous l avons dit ils étaient à cent pas de la ville ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au port Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précédait que d une cinquantaine de pas Ils s approchèrent vivement de ce gentilhomme qui paraissait fort affairé Il avait ses bottes couvertes de poussière et s informait s il ne pourrait point passer à l instant même en Angleterre Rien ne serait plus facile répondit le patron d un bâtiment prêt à mettre à la voile mais ce matin est arrivé l ordre de ne laisser partir personne sans une permission expresse de M le cardinal J ai cette permission dit le gentilhomme en tirant le papier de sa poche la voici Faites la viser par le gouverneur du port dit le patron et donnez moi la préférence Où trouverai je le gouverneur A sa campagne Et cette campagne est située A un quart de lieue de la ville tenez vous la voyez d ici au pied de cette petite éminence ce toit en ardoises Très bien dit le gentilhomme Et suivi de son laquais il prit le chemin de la maison de campagne du gouverneur D Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents pas de distance Une fois hors de la ville d Artagnan pressa le pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois Monsieur lui dit d Artagnan vous me paraissez fort pressé On ne peut plus pressé monsieur J en suis désespéré dit d Artagnan car comme je suis très pressé aussi je voulais vous prier de me rendre un service Lequel De me laisser passer le premier Impossible dit le gentilhomme j ai fait soixante lieues en quarante quatre heures et il faut que demain à midi je sois à Londres J ai fait le même chemin en quarante heures et il faut que demain à dix heures je sois à Londres Désespéré monsieur mais je suis arrivé le premier et je ne passerai pas le second Désespéré monsieur mais je suis arrivé le second et je passerai le premier Service du roi dit le gentilhomme Service de moi dit d Artagnan Mais c est une mauvaise querelle que vous me cherchez là ce me semble Parbleu que voulez vous que ce soit Que désirez vous Vous voulez le savoir Certainement Eh bien je veux l ordre dont vous êtes porteur attendu que je n en ai pas moi et qu il m en faut un Vous plaisantez je présume Je ne plaisante jamais Laissez moi passer Vous ne passerez pas Mon brave jeune homme je vais vous casser la tête Holà Lubin mes pistolets Planchet dit d Artagnan charge toi du valet je me charge du maître Planchet enhardi par le premier exploit sauta sur Lubin et comme il était fort et vigoureux il le renversa les reins contre terre et lui mit le genou sur la poitrine Faites votre affaire monsieur dit Planchet moi j ai fait la mienne Voyant cela le gentilhomme tira son épée et fondit sur d Artagnan mais il avait affaire à forte partie En trois secondes d Artagnan lui fournit trois coups d épée en disant à chaque coup Un pour Athos un pour Porthos un pour Aramis Au troisième coup le gentilhomme tomba comme une masse D Artagnan le crut mort ou tout au moins évanoui et s approcha pour lui prendre l ordre mais au moment où il étendait le bras afin de le fouiller le blessé qui n avait pas lâché son épée lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant Un pour vous Et un pour moi au dernier les bons s écria d Artagnan furieux et le clouant par terre d un quatrième coup d épée dans le ventre Illustration Et un pour moi Au dernier les bons Cette fois le gentilhomme ferma les yeux et s évanouit D Artagnan fouilla dans la poche où il l avait vu remettre l ordre de passage et le prit Il était au nom du comte de Wardes Puis jetant un dernier coup d œil sur le beau jeune homme qui avait vingt cinq ans à peine et qu il laissait là gisant privé de sentiment et peut être mort il poussa un soupir sur cette étrange destinée qui porte les hommes à se détruire les uns les autres pour les intérêts de gens qui leur sont étrangers et qui souvent ne savent pas même qu ils existent Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin qui poussait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses forces Monsieur dit il tant que je le tiendrai ainsi il ne criera pas j en suis bien sûr mais aussitôt que je le lâcherai il va se remettre à crier Je le reconnais pour un Normand et les Normands sont entêtés En effet tout comprimé qu il était Lubin essayait encore de filer des sons Attends dit d Artagnan Et prenant son mouchoir il le bâillonna Maintenant dit Planchet lions le à un arbre La chose fut faite en conscience puis on tira le comte de Wardes près de son domestique et comme la nuit commençait à tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux à quelques pas dans le bois il était évident qu ils devaient rester là jusqu au lendemain Et maintenant dit d Artagnan chez le gouverneur Mais vous êtes blessé ce me semble dit Planchet Ce n est rien occupons nous du plus pressé puis nous reviendrons à ma blessure qui au reste ne me paraît pas très dangereuse Et tous deux s acheminèrent à grands pas vers la campagne du digne fonctionnaire On annonça M le comte de Wardes D Artagnan fut introduit Vous avez un ordre signé du cardinal dit le gouverneur Oui monsieur répondit d Artagnan le voici Ah ah il est en règle et bien recommandé dit le gouverneur C est tout simple répondit d Artagnan je suis de ses plus fidèles Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu un de parvenir en Angleterre Oui un certain d Artagnan un gentilhomme béarnais qui est parti de Paris avec trois de ses amis dans l intention de gagner Londres Le connaissez vous personnellement demanda le gouverneur Qui cela Ce d Artagnan A merveille Donnez moi son signalement alors Rien de plus facile Et d Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes Est il accompagné demanda le gouverneur Oui d un valet nommé Lubin On veillera sur eux et si on leur met la main dessus Son Éminence peut être tranquille ils seront reconduits à Paris sous bonne escorte Et ce faisant monsieur le gouverneur dit d Artagnan vous aurez bien mérité du cardinal Vous le reverrez à votre retour monsieur le comte Sans aucun doute Dites lui je vous prie que je suis bien son serviteur Je n y manquerai pas Et joyeux de cette assurance le gouverneur visa le laissez passer et le remit à d Artagnan D Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles il salua le gouverneur le remercia et partit Une fois dehors lui et Planchet prirent leur course et faisant un long détour ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autre porte Le bâtiment était toujours prêt à partir le patron attendait sur le port Eh bien dit il en apercevant d Artagnan Voici ma passe visée dit celui ci Et cet autre gentilhomme Illustration Cinq minutes après ils étaient à bord Il ne partira pas aujourd hui dit d Artagnan mais soyez tranquille je payerai le passage pour nous deux En ce cas partons dit le patron Partons répéta d Artagnan Et il sauta avec Planchet dans le canot cinq minutes après ils étaient à bord Il était temps à une demi lieue en mer d Artagnan vit briller une lumière et entendit une détonation C était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port Il était temps de s occuper de sa blessure heureusement comme l avait pensé d Artagnan elle n était pas des plus dangereuses la pointe de l épée avait rencontré une côte et avait glissé le long de l os de plus la chemise s était collée aussitôt à la plaie et à peine avait elle répandu quelques gouttes de sang D Artagnan était brisé de fatigue on lui étendit un matelas sur le pont il se jeta dessus et s endormit Le lendemain au point du jour il se trouva à trois ou quatre lieues seulement des côtes d Angleterre la brise avait été faible toute la nuit et l on avait peu marché A dix heures le bâtiment jetait l ancre dans le port de Douvres A dix heures et demie d Artagnan mettait le pied sur la terre d Angleterre en s écriant Enfin m y voilà Mais ce n était pas tout il fallait gagner Londres En Angleterre la poste était assez bien servie D Artagnan et Planchet prirent chacun un bidet un postillon courut devant eux en quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale D Artagnan ne connaissait pas Londres d Artagnan ne savait pas un mot d anglais mais il écrivit le nom de Buckingham sur un papier et chacun lui indiqua l hôtel du duc Le duc était à la chasse à Windsor avec le roi D Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc qui l ayant accompagné dans tous ses voyages parlait parfaitement français et lui dit qu il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort et qu il fallait qu il parlât à son maître à l instant même La confiance avec laquelle parlait d Artagnan convainquit Patrice c était le nom de ce ministre du ministre Il fit seller deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde Quant à Planchet on l avait descendu de sa monture raide comme un jonc le pauvre garçon était au bout de ses forces d Artagnan semblait de fer On arriva au château là on se renseigna le roi et Buckingham chassaient à l oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là En vingt minutes on fut au lieu indiqué Bientôt Patrice entendit la voix de son maître qui appelait son faucon Qui faut il que j annonce à milord duc demanda Patrice Le jeune homme qui un soir lui a cherché une querelle sur le Pont Neuf en face de la Samaritaine Singulière recommandation Vous verrez qu elle en vaut bien une autre Patrice mit son cheval au galop atteignit le duc et lui annonça dans les termes que nous avons dits qu un messager l attendait Buckingham reconnut d Artagnan à l instant même et se doutant que quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle il ne prit que le temps de demander où était celui qui la lui apportait et ayant reconnu de loin l uniforme des gardes il mit son cheval au galop et vint droit à d Artagnan Patrice par discrétion se tint à l écart Il n est point arrivé malheur à la reine s écria Buckingham répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette interrogation Je ne crois pas cependant je crois qu elle court quelque grand péril dont Votre Grâce seule peut la tirer Moi s écria Buckingham Eh quoi je serais assez heureux pour lui être bon à quelque chose Parlez parlez Prenez cette lettre dit d Artagnan Cette lettre de qui vient cette lettre De Sa Majesté à ce que je pense De Sa Majesté dit Buckingham pâlissant si fort que d Artagnan crut qu il allait se trouver mal Quelle est cette déchirure dit il en montrant à d Artagnan un endroit où elle était percée à jour Ah ah dit d Artagnan je n avais pas vu cela c est l épée du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine Vous êtes blessé demanda Buckingham en rompant le cachet Illustration Juste ciel qu ai je lu s écria le duc Oh rien dit d Artagnan une égratignure Juste ciel qu ai je lu s écria le duc Patrice reste ici ou plutôt rejoins le roi partout où il sera et dis à Sa Majesté que je la supplie humblement de m excuser mais qu une affaire de la plus haute importance me rappelle à Londres Venez monsieur venez Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale XXI LA COMTESSE DE WINTER Tout le long de la route le duc se fit mettre au courant par d Artagnan non pas de tout ce qui s était passé mais de ce que d Artagnan savait En rapprochant ce qu il avait entendu sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui il put donc se faire une idée assez exacte d une position de la gravité de laquelle au reste la lettre de la reine si courte et si peu explicite qu elle fût lui donnait la mesure Mais ce qui l étonnait surtout c est que le cardinal intéressé comme il l était à ce que ce jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre ne fût point parvenu à l arrêter en route Ce fut alors et sur la manifestation de cet étonnement que d Artagnan lui raconta les précautions prises et comment grâce au dévouement de ses trois amis qu il avait éparpillés tout sanglants sur la route il était arrivé à en être quitte pour le coup d épée qui avait traversé le billet de la reine et qu il avait rendu à M de Wardes en si terrible monnaie Tout en écoutant ce récit fait avec la plus grande simplicité le duc regardait de temps en temps le jeune homme d un air étonné comme s il n eût pas pu comprendre que tant de prudence de courage et de dévouement s alliât avec un visage qui n indiquait pas encore vingt ans Les chevaux allaient comme le vent et en quelques minutes ils furent aux portes de Londres D Artagnan avait cru qu en arrivant dans la ville le duc allait ralentir l allure du sien mais il n en fut pas ainsi il continua sa route à fond de train s inquiétant peu de renverser ceux qui étaient sur son chemin En effet en traversant la Cité deux ou trois accidents de ce genre arrivèrent mais Buckingham ne détourna pas même la tête pour regarder ce qu étaient devenus ceux qu il avait culbutés D Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort à des malédictions Illustration Les chevaux allaient comme le vent En entrant dans la cour de l hôtel Buckingham sauta à bas de son cheval et sans s inquiéter de ce qu il deviendrait il lui jeta la bride sur le cou et s élança vers le perron D Artagnan en fit autant avec un peu plus d inquiétude cependant pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre valets s étaient déjà élancés des cuisines et des écuries et s emparaient aussitôt de leurs montures Le duc marchait si rapidement que d Artagnan avait peine à le suivre Il traversa successivement plusieurs salons d une élégance dont les plus grands seigneurs de France n avaient pas même l idée et il parvint enfin dans une chambre à coucher qui était à la fois un miracle de goût et de richesse Dans l alcôve de cette chambre était une porte prise dans la tapisserie que le duc ouvrit avec une petite clé d or qu il portait suspendue à son cou par une chaîne du même métal Par discrétion d Artagnan était resté en arrière mais au moment où Buckingham franchissait le seuil de cette porte il se retourna et voyant l hésitation du jeune homme Venez lui dit il et si vous avez le bonheur d être admis en la présence de Sa Majesté dites lui ce que vous avez vu Encouragé par cette invitation d Artagnan suivit le duc qui referma la porte derrière lui Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute tapissée de soie de Perse et brochée d or ardemment éclairée par un grand nombre de bougies Au dessus d une espèce d autel et au dessous d un dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges était un portrait de grandeur naturelle représentant Anne d Autriche si parfaitement ressemblant que d Artagnan poussa un cri de surprise on eût cru que la reine allait parler Sur l autel et au dessous du portrait était le coffret qui renfermait les ferrets de diamants Le duc s approcha de l autel s agenouilla comme eût pu faire un prêtre devant le Christ puis il ouvrit le coffret Tenez lui dit il en tirant du coffret un gros nœud de ruban bleu tout étincelant de diamants tenez voici ces précieux ferrets avec lesquels j avais fait le serment d être enterré La reine me les avait donnés la reine me les reprend sa volonté comme celle de Dieu soit faite en toutes choses Illustration Tout à coup le duc poussa un cri terrible Puis il se mit à baiser les uns après les autres ces ferrets dont il allait se séparer Tout à coup il poussa un cri terrible Qu y a t il demanda d Artagnan avec inquiétude et que vous arrive t il milord Il y a que tout est perdu s écria Buckingham en devenant pâle comme un trépassé deux de ces ferrets manquent il n y en a plus que dix Milord les a t il perdus ou croit il qu on les lui ait volés On me les a volés reprit le duc et c est le cardinal qui a fait le coup Tenez voyez les rubans qui les soutenaient ont été coupés avec des ciseaux Si milord pouvait se douter qui a commis le vol Peut être la personne les a t elle encore entre les mains Attendez attendez s écria le duc La seule fois que j aie mis ces ferrets c était au bal du roi il y a huit jours à Windsor La comtesse de Winter avec laquelle j étais brouillé s est rapprochée de moi à ce bal Ce raccommodement c était une vengeance de femme jalouse Depuis ce jour je ne l ai pas revue Cette femme est un agent du cardinal Mais il en a donc dans le monde entier s écria d Artagnan Oh oui oui dit Buckingham en serrant les dents de colère oui c est un terrible lutteur Mais cependant quand doit avoir lieu le bal Lundi prochain Lundi prochain Cinq jours encore c est plus de temps qu il ne nous en faut Patrice s écria le duc en ouvrant la porte de la chapelle Patrice Son valet de chambre de confiance parut Mon joaillier et mon secrétaire Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui prouvaient l habitude qu il avait contractée d obéir aveuglément et sans réplique Mais quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier ce fut le secrétaire qui parut d abord C était tout simple il habitait l hôtel Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre à coucher et écrivant quelques ordres de sa propre main Monsieur Jackson lui dit il vous allez vous rendre de ce pas chez le lord chancelier et lui dire que je le charge de l exécution de ces ordres Je désire qu ils soient promulgués à l instant même Mais Monseigneur si le lord chancelier m interroge sur les motifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordinaire que répondrai je Que tel a été mon bon plaisir et que je n ai de compte à rendre à personne de ma volonté Sera ce la réponse qu il devra transmettre à Sa Majesté reprit en souriant le secrétaire si par hasard Sa Majesté avait la curiosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande Bretagne Vous avez raison monsieur répondit Buckingham il dirait en ce cas au roi que j ai décidé la guerre et que cette mesure est mon premier acte d hostilités contre la France Le secrétaire s inclina et sortit Nous voilà tranquilles de ce côté dit Buckingham en se retournant vers d Artagnan Si les ferrets ne sont point déjà partis pour la France ils n y arriveront qu après vous Comment cela Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté et à moins de permission particulière pas un seul n osera lever l ancre D Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme qui mettait le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance d un roi au service de ses amours Buckingham vit à l expression du visage du jeune homme ce qui se passait dans sa pensée et il sourit Oui dit il oui c est qu Anne d Autriche est ma véritable reine sur un mot d elle je trahirais mon pays je trahirais mon roi je trahirais mon Dieu Elle m a demandé de ne point envoyer aux protestants de La Rochelle le secours que je leur avais promis et je l ai fait Je manquais à ma parole mais n importe j obéissais à son désir n ai je point été grandement payé de mon obéissance dites car c est à cette obéissance que je dois son portrait D Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont parfois suspendues les destinées d un peuple et la vie des hommes Il était plongé dans ces profondes réflexions lorsque l orfèvre entra C était un Irlandais des plus habiles dans son art et qui avouait lui même qu il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham Monsieur O Reilly lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle voyez ces ferrets de diamants et dites moi ce qu ils valent la pièce L orfèvre jeta un coup d œil sur la façon élégante dont ils étaient montés calcula l un dans l autre la valeur des diamants et sans hésitation aucune Quinze cents pistoles la pièce milord répondit il Combien faudrait il de jours pour faire deux ferrets comme ceux là Vous voyez qu il en manque deux Huit jours milord Je les payerai trois mille pistoles la pièce il me les faut pour après demain Milord les aura Vous êtes un homme précieux monsieur O Reilly mais ce n est pas tout ces ferrets ne peuvent être confiés à personne il faut qu ils soient faits dans ce palais Impossible milord il n y a que moi qui puisse les exécuter pour qu on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les anciens Aussi mon cher monsieur O Reilly vous êtes mon prisonnier et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas prenez en donc votre parti Nommez moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin et désignez moi les ustensiles qu ils doivent vous apporter L orfèvre connaissait le duc il savait que toute observation était inutile il en prit à l instant même son parti Il me sera permis de prévenir ma femme demanda t il Oh il vous sera même permis de la voir mon cher monsieur O Reilly votre captivité sera douce soyez tranquille et comme tout dérangement veut un dédommagement voici en dehors du prix des deux ferrets un bon de mille pistoles pour vous faire oublier l ennui que je vous cause D Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre qui remuait à pleines mains les hommes et les millions Quant à l orfèvre il écrivait à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles et en la chargeant de lui retourner en échange son plus habile apprenti un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le titre et une liste des outils qui lui étaient nécessaires Buckingham conduisit l orfèvre dans la chambre qui lui était destinée et qui au bout d une demi heure fut transformée en atelier Puis il mit une sentinelle à chaque porte avec défense de laisser entrer qui que ce fût à l exception de son valet de chambre Patrice Il est inutile d ajouter qu il était absolument défendu à l orfèvre O Reilly et à son aide de sortir sous quelque prétexte que ce fût Ce point réglé le duc revint à d Artagnan Maintenant mon jeune ami dit il l Angleterre est à nous deux que voulez vous que désirez vous Un lit répondit d Artagnan c est pour le moment je l avoue la chose dont j ai le plus besoin Buckingham donna à d Artagnan la chambre qui touchait à la sienne Il voulait garder le jeune homme sous sa main non pas qu il se défiât de lui mais pour avoir quelqu un à qui parler constamment de la reine Une heure après fut promulguée dans Londres l ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun bâtiment chargé pour la France pas même le paquebot des lettres Aux yeux de tous c était une déclaration de guerre entre les deux royaumes Illustration Tenez lui dit il voici les ferrets de diamants Le surlendemain à onze heures les deux ferrets en diamants étaient achevés mais si exactement imités mais si parfaitement pareils que Buckingham ne put reconnaître les nouveaux des anciens et que les plus exercés en pareille matière y auraient été trompés comme lui Aussitôt il fit appeler d Artagnan Tenez lui dit il voici les ferrets de diamants que vous êtes venu chercher et soyez mon témoin que tout ce que la puissance humaine pouvait faire je l ai fait Soyez tranquille milord je dirai ce que j ai vu mais Votre Grâce me remet les ferrets sans la boîte La boîte vous embarrasserait D ailleurs la boîte m est d autant plus précieuse qu elle me reste seule Vous direz que je la garde Je ferai votre commission mot à mot milord Et maintenant reprit Buckingham en regardant fixement le jeune homme comment m acquitterai je jamais envers vous D Artagnan rougit jusqu au blanc des yeux Il vit que le duc cherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose et cette idée que le sang de ses compagnons et le sien lui allait être payé par de l or anglais lui répugnait étrangement Entendons nous milord répondit d Artagnan et pesons bien les faits d avance afin qu il n y ait point de méprise Je suis au service du roi et de la reine de France et fais partie de la compagnie des gardes de M des Essarts lequel ainsi que son beau frère M de Tréville est tout particulièrement attaché à Leurs Majestés J ai donc tout fait pour la reine et rien pour Votre Grâce Il y a plus c est que peut être n eussé je rien fait de tout cela s il ne se fût agi d être agréable à quelqu un qui est ma dame à moi comme la reine est la vôtre Oui dit le duc en souriant et je crois même connaître cette autre personne c est Milord je ne l ai point nommée interrompit vivement le jeune homme C est juste dit le duc c est donc à cette personne que je dois être reconnaissant de votre dévouement Vous l avez dit milord car justement à cette heure qu il est question de guerre je vous avoue que je ne vois dans Votre Grâce qu un Anglais et par conséquent qu un ennemi que je serais encore plus enchanté de rencontrer sur le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors du Louvre ce qui au reste ne m empêchera pas d exécuter de point en point ma mission et de me faire tuer si besoin est pour l accomplir mais je le répète à Votre Grâce sans qu elle ait personnellement pour cela plus à me remercier de ce que je fais pour moi dans cette seconde entrevue que de ce que j ai déjà fait pour elle dans la première Nous disons nous Fier comme un Écossais murmura Buckingham Et nous disons nous Fier comme un Gascon répondit d Artagnan Les Gascons sont les Écossais de la France D Artagnan salua le duc et s apprêta à partir Eh bien vous vous en allez comme cela Par où comment C est vrai Dieu me damne les Français ne doutent de rien J avais oublié que l Angleterre était une île et que vous en étiez le roi Allez au port demandez le brick le Sund remettez cette lettre au capitaine il vous conduira à un petit port où certes on ne vous attend pas et où n abordent ordinairement que des bâtiments pêcheurs Ce port s appelle Saint Valery mais attendez donc arrivé là vous entrerez dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne un véritable bouge à matelots il n y a pas à vous tromper il n y en a qu une Après Vous demanderez l hôte et vous lui direz For ward Ce qui veut dire En avant c est le mot d ordre Il vous donnera un cheval tout sellé et vous indiquera le chemin que vous devez suivre vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route Si vous voulez à chacun d eux donner votre adresse à Paris les quatre chevaux vous y suivront vous en connaissez déjà deux et vous m avez paru les apprécier en amateur ce sont ceux que nous montions rapportez vous en à moi les autres ne leur seront point inférieurs Ces quatre chevaux sont équipés pour la campagne Si fier que vous soyez vous ne refuserez pas d en accepter un et de faire accepter les trois autres à vos compagnons c est pour nous faire la guerre d ailleurs La fin excuse les moyens comme vous dites vous autres Français n est ce pas Oui milord j accepte dit d Artagnan et s il plaît à Dieu nous ferons bon usage de vos présents Maintenant votre main jeune homme peut être nous rencontrerons nous bientôt sur le champ de bataille mais en attendant nous nous quitterons bons amis je l espère Oui milord mais avec l espérance de devenir ennemis bientôt Soyez tranquille je vous le promets Je compte sur votre parole milord D Artagnan salua le duc et s avança vivement vers le port En face de la Tour de Londres il trouva le bâtiment désigné remit sa lettre au capitaine qui la fit viser par le gouverneur du port et appareilla aussitôt Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient En passant bord à bord de l un d eux d Artagnan crut reconnaître la femme de Meung la même que le gentilhomme inconnu avait appelée milady et que lui d Artagnan avait trouvée si belle mais grâce au courant du fleuve et au bon vent qui soufflait son navire allait si vite qu au bout d un instant on fut hors de vue Le lendemain vers cinq heures du matin on aborda à Saint Valery D Artagnan se dirigea à l instant même vers l auberge indiquée et la reconnut aux cris qui s en échappaient on parlait de guerre entre l Angleterre et la France comme d une chose prochaine et indubitable et les matelots joyeux faisaient bombance D Artagnan fendit la foule s avança vers l hôte et prononça le mot for ward A l instant même l hôte lui fit signe de le suivre sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour le conduisit à l écurie où l attendait un cheval tout sellé et lui demanda s il avait besoin de quelque autre chose J ai besoin de connaître la route que je dois suivre dit d Artagnan Illustration Allez donc et que Dieu vous conduise Allez d ici à Blangy et de Blangy à Neufchâtel A Neufchâtel entrez à l auberge de la Herse d or donnez le mot d ordre à l hôtelier et vous trouverez comme ici un cheval tout sellé Dois je quelque chose demanda d Artagnan Tout est payé dit l hôte et largement Allez donc et que Dieu vous conduise Amen répondit le jeune homme en partant au galop Quatre heures après il était à Neufchâtel Il suivit strictement les instructions reçues à Neufchâtel comme à Saint Valery il trouva une monture toute sellée et qui l attendait il voulut transporter les pistolets de la selle qu il venait de quitter à la selle qu il allait prendre les fontes étaient garnies de pistolets pareils Votre adresse à Paris Hôtel des Gardes compagnie des Essarts Bien répondit l hôtelier Quelle route faut il prendre demanda à son tour d Artagnan Celle de Rouen mais vous laisserez la ville à votre droite Au petit village d Écouis vous vous arrêterez il n y a qu une auberge l Écu de France Ne la jugez pas d après son apparence elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra celui ci Même mot d ordre Exactement Adieu maître Bon voyage gentilhomme avez vous besoin de quelque chose D Artagnan fit signe de la tête que non et repartit à fond de train A Écouis la même scène se répéta il trouva un hôte aussi prévenant un cheval frais et reposé il laissa son adresse comme il l avait fait et repartit du même train pour Pontoise A Pontoise il changea une dernière fois de monture et à neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de l hôtel de M de Tréville Il avait fait près de soixante lieues en douze heures M de Tréville le reçut comme s il l avait vu le matin même seulement en lui serrant la main un peu plus vivement que de coutume il lui annonça que la compagnie de M des Essarts était de garde au Louvre et qu il pouvait se rendre à son poste XXII LE BALLET DE LA MERLAISON Le lendemain il n était bruit dans tout Paris que du bal que messieurs les échevins de la ville donnaient au roi et à la reine et dans lequel Leurs Majestés devaient danser le fameux ballet de la Merlaison qui était le ballet favori du roi Depuis huit jours on préparait en effet toutes choses à l hôtel de ville pour cette solennelle soirée Le menuisier de la ville avait dressé des échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitées l épicier de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire blanche ce qui était un luxe inouï pour cette époque enfin vingt violons avaient été prévenus et le prix qu on leur accordait avait été fixé au double du prix ordinaire attendu dit ce rapport qu ils devaient sonner toute la nuit A dix heures du matin le sieur de La Coste enseigne des gardes du roi suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps vint demander au greffier de la ville nommé Clément toutes les clés des portes des chambres et bureaux de l hôtel Ces clés lui furent remises à l instant même chacune d elles portait un billet qui devait servir à la faire reconnaître et à partir de ce moment le sieur de La Coste fut chargé de la garde de toutes les portes et de toutes les avenues A onze heures vint à son tour Duhallier capitaine des gardes amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent aussitôt dans l hôtel de ville aux portes qui leur avaient été assignées A trois heures arrivèrent deux compagnies des gardes l une française l autre suisse La compagnie des gardes françaises était composée moitié des hommes de M Duhallier moitié des hommes de M des Essarts Illustration Messieurs les échevins allèrent au devant du roi A six heures du soir les invités commencèrent à entrer A mesure qu ils entraient ils étaient placés dans la grande salle sur les échafauds préparés A neuf heures arriva madame la première présidente Comme c était après la reine la personne la plus considérable de la fête elle fut reçue par messieurs de la ville et placée dans la loge en face de celle que devait occuper la reine A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi dans la petite salle du côté de l église Saint Jean et cela en face du buffet d argent de la ville qui était gardé par quatre archers A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations c était le roi qui s avançait à travers les rues qui conduisent du Louvre à l hôtel de ville et qui étaient toutes illuminées avec des lanternes de couleur Aussitôt messieurs les échevins vêtus de leurs robes de drap et précédés de six sergents tenant chacun un flambeau à la main allèrent au devant du roi qu ils rencontrèrent sur les degrés où le prévôt des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue compliment auquel Sa Majesté répondit en s excusant d être venue si tard mais en rejetant la faute sur M le cardinal lequel l avait retenue jusqu à onze heures pour parler des affaires de l État Sa Majesté en habit de cérémonie était accompagnée de S A R Monsieur du comte de Soissons du grand prieur du duc de Longueville du duc d Elbeuf du comte d Harcourt du comte de La Roche Guyon de M de Liancourt de M de Baradas du comte de Cramail et du chevalier de Souveray Chacun remarqua que le roi avait l air triste et préoccupé Un cabinet avait été préparé pour le roi et un autre pour Monsieur Dans chacun de ces cabinets étaient déposés des habits de masques Autant avait été fait pour la reine et pour madame la présidente Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs Majestés devaient s habiller deux par deux dans des chambres préparées à cet effet Avant d entrer dans le cabinet le roi recommanda qu on le vînt prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal Une demi heure après l entrée du roi de nouvelles acclamations retentirent celles là annonçaient l arrivée de la reine les échevins firent ainsi qu ils avaient fait déjà et précédés de sergents ils s avancèrent devant leur illustre convive La reine entra dans la salle on remarqua que comme le roi elle avait l air triste et surtout fatigué Au moment où elle entrait le rideau d une petite tribune qui jusque là était resté fermé s ouvrit et l on vit apparaître la tête pâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol Ses yeux se fixèrent sur ceux de la reine et un sourire de joie terrible passa sur ses lèvres la reine n avait pas ses ferrets de diamants La reine resta quelque temps à recevoir les compliments de messieurs de la ville et à répondre aux saluts des dames Tout à coup le roi apparut avec le cardinal à l une des portes de la salle Le cardinal lui parlait tout bas et le roi était très pâle Le roi fendit la foule et sans masque les rubans de son pourpoint à peine noués il s approcha de la reine et d une voix altérée Madame lui dit il pourquoi donc s il vous plaît n avez vous point vos ferrets de diamants quand vous savez qu il m eût été agréable de les voir La reine étendit son regard autour d elle et vit derrière le cardinal qui souriait d un sourire diabolique Sire répondit la reine d une voix altérée parce qu au milieu de cette grande foule j ai craint qu il ne leur arrivât malheur Et vous avez eu tort madame si je vous ai fait ce cadeau c était pour que vous vous en pariez Je vous dis que vous avez eu tort Illustration Madame pourquoi n avez vous point vos ferrets Et la voix du roi était tremblante de colère chacun regardait et écoutait avec étonnement ne comprenant rien à ce qui se passait Sire dit la reine je puis les envoyer chercher au Louvre où ils sont et ainsi les désirs de Votre Majesté seront accomplis Faites madame faites et cela au plus tôt car dans une heure le ballet va commencer La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire à son cabinet De son côté le roi gagna le sien Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion Tout le monde avait pu remarquer qu il s était passé quelque chose entre le roi et la reine mais tous deux avaient parlé si bas que chacun par respect s étant éloigné de quelques pas personne n avait rien entendu Les violons sonnaient de toutes leurs forces mais on ne les écoutait pas Le roi sortit le premier de son cabinet il était en costume de chasse des plus élégants et Monsieur et les autres seigneurs étaient habillés comme lui C était le costume que le roi portait le mieux et vêtu ainsi il semblait véritablement le premier gentilhomme de son royaume Le cardinal s approcha du roi et lui remit une boîte Le roi l ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants Que veut dire cela demanda t il au cardinal Rien répondit celui ci seulement si la reine a les ferrets ce dont je doute comptez les sire et si vous n en trouvez que dix demandez à Sa Majesté qui peut lui avoir dérobé les deux ferrets que voici Le roi regarda le cardinal comme pour l interroger mais il n eut le temps de lui adresser aucune question un cri d admiration sortit de toutes les bouches Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume la reine était à coup sûr la plus belle femme de France Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait à merveille elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues un surtout en velours gris perle rattaché par des agrafes de diamants et une jupe de satin bleu toute brodée d argent Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets soutenus par un nœud de même couleur que les plumes et la jupe Le roi tressaillait de joie et le cardinal de colère cependant distants comme ils l étaient de la reine ils ne pouvaient compter les ferrets la reine les avait seulement en avait elle dix ou en avait elle douze En ce moment les violons sonnèrent le signal du ballet Le roi s avança vers madame la présidente avec laquelle il devait danser et Son Altesse Monsieur avec la reine On se mit en place et le ballet commença Le roi figurait en face de la reine et chaque fois qu il passait près d elle il dévorait du regard ses ferrets dont il ne pouvait savoir le compte Une sueur froide couvrait le front du cardinal Le ballet dura une heure il avait seize entrées Le ballet fini au milieu des applaudissements de toute la salle chacun reconduisit sa dame à sa place mais le roi profita du privilège qu il avait de laisser la sienne où il se trouvait pour s avancer vivement vers la reine Je vous remercie madame lui dit il de la déférence que vous avez montrée pour mes désirs mais je crois qu il vous manque deux ferrets et je vous les rapporte A ces mots il tendit à la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal Comment sire s écria la jeune reine jouant la surprise vous m en donnez encore deux autres mais alors cela m en fera donc quatorze En effet le roi compta et les douze ferrets se trouvèrent sur l épaule de Sa Majesté Le roi appela le cardinal Eh bien que signifie cela monsieur le cardinal demanda t il d un ton sévère Illustration Le ballet dura une heure Cela signifie sire répondit le cardinal que je désirais faire accepter ces deux ferrets à Sa Majesté et que n osant les lui offrir moi même j ai adopté ce moyen Et j en suis d autant plus reconnaissante à Votre Éminence répondit Anne d Autriche avec un sourire qui prouvait qu elle n était pas dupe de cette ingénieuse galanterie que je suis certaine que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à eux seuls que les douze autres ont coûté à Sa Majesté Puis ayant salué le roi et le cardinal la reine reprit le chemin de la chambre où elle s était habillée et où elle devait se dévêtir L attention que nous avons été obligé de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits nous a écarté un instant de celui à qui Anne d Autriche devait le triomphe inouï qu elle venait de remporter sur le cardinal et qui confondu ignoré perdu dans la foule entassée à l une des portes regardait de là cette scène compréhensible seulement pour quatre personnes le roi la reine Son Éminence et lui Et encore le roi ne comprenait il pas tout La reine venait de regagner sa chambre et d Artagnan s apprêtait à se retirer lorsqu il sentit qu on lui touchait légèrement l épaule il se retourna et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre Cette jeune femme avait le visage couvert d un loup de velours noir mais malgré cette précaution qui au reste était bien plutôt prise pour les autres que pour lui il reconnut à l instant même son guide ordinaire la légère et spirituelle madame Bonacieux La veille ils s étaient vus à peine chez le suisse Germain où d Artagnan l avait fait demander La hâte qu avait la jeune femme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l heureux retour de son messager fit que les deux amants échangèrent à peine quelques paroles D Artagnan suivit donc madame Bonacieux mû par un double sentiment l amour et la curiosité Pendant toute la route et à mesure que les corridors devenaient plus déserts d Artagnan voulait arrêter la jeune femme la saisir la contempler ne fût ce qu un instant mais vive comme un oiseau elle glissait toujours entre ses mains et lorsqu il voulait parler son doigt ramené sur sa bouche avec un petit geste impératif plein de charme lui rappelait qu il était sous l empire d une puissance à laquelle il devait aveuglément obéir et qui lui interdisait jusqu à la plus légère plainte enfin après une minute ou deux de tours et de détours madame Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout à fait obscur Là elle lui fit un nouveau signe de mutisme et ouvrant une seconde porte cachée par une tapisserie dont les ouvertures répandirent tout à coup une vive lumière elle disparut D Artagnan demeura un instant immobile et se demandant où il était mais bientôt un rayon de lumière qui pénétrait par cette chambre l air chaud et parfumé qui arrivait jusqu à lui la conversation de deux ou trois femmes au langage à la fois respectueux et élégant le mot de Majesté plusieurs fois répété lui indiquèrent clairement qu il était dans un cabinet attenant à la chambre de la reine Le jeune homme se tint dans l ombre et attendit La reine paraissait gaie et heureuse ce qui semblait fort étonner les personnes qui l entouraient et qui avaient au contraire l habitude de la voir presque toujours soucieuse La reine rejetait cette gaîté sur la beauté de la fête sur le plaisir que lui avait fait éprouver le ballet et comme il n est pas permis de contredire une reine qu elle sourie ou qu elle pleure chacun renchérissait sur la galanterie de messieurs les échevins de la ville de Paris Quoique d Artagnan ne connût point la reine il distingua bientôt sa voix des autres voix d abord à un léger accent étranger puis à ce sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines Il l entendait s approcher et s éloigner de cette porte ouverte et deux ou trois fois il vit même l ombre d un corps intercepter la lumière Enfin tout à coup une main et un bras adorables de forme et de blancheur passèrent à travers la tapisserie d Artagnan comprit que c était sa récompense il se jeta à genoux saisit cette main et y appuya respectueusement ses lèvres puis cette main se retira laissant dans les siennes un objet qu il reconnut pour être une bague aussitôt la porte se referma et d Artagnan se retrouva dans la plus complète obscurité Illustration D Artagnan se jeta à genoux D Artagnan mit la bague à son doigt et attendit de nouveau il était évident que tout n était pas fini encore Après la récompense de son dévouement devait venir la récompense de son amour D ailleurs le ballet était dansé mais la soirée était à peine commencée on soupait à trois heures et l horloge Saint Jean depuis quelque temps déjà avait sonné deux heures trois quarts En effet peu à peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine puis on l entendit s éloigner puis la porte du cabinet où était d Artagnan se rouvrit et madame Bonacieux s y élança Vous enfin s écria d Artagnan Silence dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lèvres du jeune homme silence et allez vous en par où vous êtes venu Mais où et quand vous reverrai je s écria d Artagnan Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira Partez partez Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d Artagnan hors du cabinet D Artagnan obéit comme un enfant sans résistance et sans objection aucune ce qui prouve qu il était bien réellement amoureux XXIII LE RENDEZ VOUS D Artagnan revint chez lui tout courant et quoiqu il fût plus de trois heures du matin et qu il eût les plus méchants quartiers de Paris à traverser il ne fit aucune mauvaise rencontre Il trouva la porte de son allée entr ouverte monta son escalier et frappa doucement et d une façon convenue entre lui et son laquais Planchet qu il avait renvoyé deux heures auparavant de l hôtel de ville en lui recommandant de l attendre vint lui ouvrir la porte Quelqu un a t il apporté une lettre pour moi demanda vivement d Artagnan Personne n a apporté de lettre monsieur répondit Planchet mais il y en a une qui est venue toute seule Que veux tu dire imbécile Je veux dire qu en rentrant quoique j eusse la clé de votre appartement dans ma poche et que cette clé ne m eût point quitté j ai trouvé une lettre sur le tapis vert de la table dans votre chambre à coucher Et où est cette lettre Je l ai laissée où elle était monsieur Il n est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les gens Si la fenêtre était ouverte encore ou seulement entre bâillée je ne dis pas mais non tout était hermétiquement fermé Monsieur prenez garde car il y a très certainement quelque magie là dessous Pendant ce temps le jeune homme s élançait dans la chambre et ouvrait la lettre elle était de madame Bonacieux et conçue en ces termes On a de vifs remerciements à vous faire et à vous transmettre Trouvez vous ce soir vers dix heures à Saint Cloud en face du pavillon qui s élève à l angle de la maison de M d Estrées C B En lisant cette lettre d Artagnan sentait son cœur se dilater et s étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le cœur des amants C était le premier billet qu il recevait c était le premier rendez vous qui lui était accordé Son cœur gonflé par l ivresse de la joie se sentait prêt à défaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu on appelle l amour Eh bien monsieur dit Planchet qui avait vu son maître rougir et pâlir successivement eh bien n est ce pas que j avais deviné juste et que c est quelque méchante affaire Tu te trompes Planchet répondit d Artagnan et la preuve c est que voici un écu pour que tu boives à ma santé Je remercie monsieur de l écu qu il me donne et je lui promets de suivre exactement ses instructions mais il n en est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermées Tombent du ciel mon ami tombent du ciel Alors monsieur est content demanda Planchet Mon cher Planchet je suis le plus heureux des hommes Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller me coucher Oui va Que toutes les bénédictions du ciel tombent sur monsieur mais il n en est pas moins vrai que cette lettre Et Planchet se retira en secouant la tête avec un air de doute que n était point parvenue à effacer entièrement la libéralité de d Artagnan Resté seul d Artagnan lut et relut son billet puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes tracées par la main de sa belle maîtresse Enfin il se coucha s endormit et fit des rêves d or A sept heures du matin il se leva et appela Planchet qui au second appel ouvrit la porte le visage encore mal nettoyé des inquiétudes de la veille Planchet lui dit d Artagnan je sors pour toute la journée peut être tu es donc libre jusqu à sept heures du soir mais à sept heures du soir tiens toi prêt avec deux chevaux Allons dit Planchet il paraît que nous allons encore nous faire traverser la peau en plusieurs endroits Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets Eh bien que disais je s écria Planchet Là j en étais sûr maudite lettre Mais rassure toi donc imbécile il s agit tout simplement d une partie de plaisir Oh comme les voyages d agrément de l autre jour où il pleuvait des balles et où il poussait des chausse trapes Au reste si vous avez peur monsieur Planchet reprit d Artagnan j irai sans vous j aime mieux voyager seul que d avoir un compagnon qui tremble Monsieur me fait injure dit Planchet il me semblait cependant qu il m avait vu à l œuvre Oui mais j ai cru que tu avais usé tout ton courage d une seule fois Monsieur verra que dans l occasion il m en reste encore seulement je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer s il veut qu il m en reste longtemps Crois tu en avoir encore une certaine somme à dépenser ce soir Je l espère Eh bien je compte sur toi A l heure dite je serai prêt seulement je croyais que monsieur n avait qu un cheval à l écurie des gardes Peut être n y en a t il qu un encore en ce moment ci mais ce soir il y en aura quatre Il paraît que notre voyage est un voyage de remonte Justement dit d Artagnan Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommandation il sortit M Bonacieux était sur sa porte L intention de d Artagnan était de passer outre sans parler au digne mercier mais celui ci fit un salut si doux et si bénin que force fut à son locataire non seulement de le lui rendre mais encore de lier conversation avec lui Comment d ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari dont la femme vous a donné un rendez vous le soir même à Saint Cloud en face du pavillon de M d Estrées D Artagnan s approcha de l air le plus aimable qu il put prendre La conversation tomba tout naturellement sur l incarcération du pauvre homme M Bonacieux qui ignorait que d Artagnan eût entendu sa conversation avec l homme de Meung raconta à son jeune locataire les persécutions de ce monstre de M de Laffemas qu il ne cessa de qualifier pendant tout son récit du titre de bourreau du cardinal et s étendit longuement sur la Bastille les verrous les guichets les soupiraux les grilles et les instruments de torture D Artagnan l écouta avec une complaisance exemplaire puis lorsqu il eut fini Et madame Bonacieux dit il enfin savez vous qui l avait enlevée car je n oublie pas que c est à cette circonstance fâcheuse que je dois le bonheur d avoir fait votre connaissance Ah dit M Bonacieux ils se sont bien gardés de me le dire et ma femme de son côté m a juré ses grands dieux qu elle ne le savait pas Mais vous même continua M Bonacieux d un ton de bonhomie parfaite qu êtes vous devenu tous ces jours passés je ne vous ai vu ni vous ni vos amis et ce n est pas sur le pavé de Paris je pense que vous avez ramassé toute la poussière que Planchet époussetait hier sur vos bottes Vous avez raison mon cher monsieur Bonacieux mes amis et moi nous avons fait un petit voyage Loin d ici Oh mon Dieu non à une quarantaine de lieues seulement nous avons été conduire M Athos aux eaux de Forges où mes amis sont restés Et vous êtes revenu vous n est ce pas reprit M Bonacieux en donnant à sa physionomie son air le plus malin Un beau garçon comme vous n obtient pas de longs congés de sa maîtresse et nous étions impatiemment attendu à Paris n est ce pas Ma foi dit en riant le jeune homme je vous l avoue d autant mieux mon cher monsieur Bonacieux que je vois qu on ne peut rien vous cacher Oui j étais attendu et bien impatiemment je vous en réponds Un léger nuage passa sur le front de Bonacieux mais si léger que d Artagnan ne s en aperçut pas Illustration Ah faites donc le bon apôtre Et nous allons être récompensé de notre diligence continua le mercier avec une légère altération dans la voix altération que d Artagnan ne remarqua pas plus qu il n avait fait du nuage momentané qui un instant auparavant avait assombri la figure du digne homme Ah faites donc le bon apôtre dit en riant d Artagnan Non ce que je vous en dis reprit Bonacieux c est seulement pour savoir si nous rentrons tard Pourquoi cette question mon cher hôte demanda d Artagnan est ce que vous comptez m attendre Non c est que depuis mon arrestation et le vol qui a été commis chez moi je m effraye chaque fois que j entends ouvrir une porte et surtout la nuit Dame que voulez vous je ne suis point homme d épée moi Eh bien ne vous effrayez pas si je rentre à une heure à deux ou trois heures du matin si je ne rentre pas du tout ne vous effrayez pas encore Cette fois Bonacieux devint si pâle que d Artagnan ne put faire autrement que de s en apercevoir et lui demanda ce qu il avait Rien répondit Bonacieux rien Depuis mes malheurs seulement je suis sujet à des faiblesses qui me prennent tout à coup et je viens de me sentir passer un frisson Ne faites pas attention à cela vous qui n avez à vous occuper que d être heureux Alors j ai de l occupation car je le suis Pas encore attendez donc vous avez dit A ce soir Eh bien ce soir arrivera Dieu merci et peut être l attendez vous avec autant d impatience que moi Peut être ce soir madame Bonacieux visitera t elle le domicile conjugal Madame Bonacieux n est pas libre ce soir répondit gravement le mari elle est retenue au Louvre par son service Tant pis pour vous mon cher hôte tant pis quand je suis heureux moi je voudrais que tout le monde le fût mais il paraît que ce n est pas possible Et le jeune homme s éloigna en riant aux éclats de la plaisanterie que lui seul pensait il pouvait comprendre Amusez vous bien répondit Bonacieux avec un accent sépulcral Mais d Artagnan était déjà trop loin pour entendre et eût il entendu dans la disposition d esprit où il était il n eût certes pas remarqué cet accent Il se dirigea vers l hôtel de M de Tréville sa visite de la veille avait été on se le rappelle très courte et très peu explicative Il trouva M de Tréville dans la joie de son âme Le roi et la reine avaient été charmants pour lui au bal Il est vrai que le cardinal avait été parfaitement maussade A une heure du matin il s était retiré sous prétexte qu il était indisposé Quant à Leurs Majestés elles n étaient rentrées au Louvre qu à six heures Maintenant dit M de Tréville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l appartement pour voir s ils étaient bien seuls maintenant parlons de vous mon jeune ami car il est évident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi dans le triomphe de la reine et dans l humiliation de Son Éminence Il s agit de bien vous tenir Qu ai je à craindre répondit d Artagnan tant que j aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés Tout croyez moi Le cardinal n est point homme à oublier une mystification tant qu il n aura pas réglé ses comptes avec le mystificateur et le mystificateur m a bien l air d être certain Gascon de ma connaissance Croyez vous que le cardinal soit aussi avancé que vous et sache que c est moi qui ai été à Londres Diable vous avez été à Londres Est ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt Prenez garde mon cher d Artagnan ce n est pas une bonne chose que le présent d un ennemi n y a t il pas là dessus certain vers latin Attendez donc Oui sans doute répondit d Artagnan qui n avait jamais pu se fourrer la première règle du rudiment dans la tête et qui par son ignorance avait fait le désespoir de son précepteur oui sans doute il doit y en avoir un Il y en a un certainement dit M de Tréville qui avait une teinte de lettres et M de Benserade me le citait l autre jour Attendez donc Ah m y voici Timeo Danaos et dona ferentes Ce qui veut dire Défiez vous de l ennemi qui vous fait des présents Ce diamant ne vient pas d un ennemi monsieur reprit d Artagnan il vient de la reine De la reine oh oh dit M de Tréville Effectivement c est un véritable bijou royal qui vaut mille pistoles comme un denier Par qui la reine vous a t elle fait remettre ce cadeau Elle me l a remis elle même Où cela Dans le cabinet attenant à la chambre où elle a changé de toilette Comment En me donnant sa main à baiser Vous avez baisé la main de la reine s écria M de Tréville en regardant d Artagnan Sa Majesté m a fait l honneur de m accorder cette grâce Et cela en présence de témoins Imprudente trois fois imprudente Non monsieur rassurez vous personne ne l a vue reprit d Artagnan Et il raconta à M de Tréville comment les choses s étaient passées Oh les femmes les femmes s écria le vieux soldat je les reconnais bien à leur imagination romanesque tout ce qui sent le mystérieux les charme ainsi vous avez vu le bras voilà tout vous rencontreriez la reine que vous ne la reconnaîtriez pas elle vous rencontrerait qu elle ne saurait pas qui vous êtes Non mais grâce à ce diamant reprit le jeune homme Écoutez dit M de Tréville voulez vous que je vous donne un conseil un bon conseil un conseil d ami Vous me ferez honneur monsieur dit d Artagnan Illustration Vendre cette bague jamais Eh bien allez chez le premier orfèvre venu et vendez lui ce diamant pour le prix qu il vous en donnera si juif qu il soit vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles Les pistoles n ont pas de nom jeune homme et cette bague en a un terrible et qui peut trahir celui qui la porte Vendre cette bague une bague qui vient de ma souveraine jamais dit d Artagnan Alors tournez en le chaton en dedans pauvre fou car on sait qu un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l écrin de sa mère Vous croyez donc que j ai quelque chose à craindre demanda d Artagnan C est à dire jeune homme que celui qui s endort sur une mine dont la mèche est allumée doit se regarder comme en sûreté en comparaison de vous Diable dit d Artagnan que le ton d assurance de M de Tréville commençait à inquiéter diable que faut il faire Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose Le cardinal a la mémoire tenace et la main longue croyez moi il vous jouera quelque tour Mais lequel Eh le sais je moi est ce qu il n a pas à son service toutes les ruses du démon Le moins qui puisse vous arriver est qu on vous arrête Comment on oserait arrêter un homme au service de Sa Majesté Pardieu on s est bien gêné pour Athos En tout cas jeune homme croyez en un homme qui est depuis trente ans à la cour ne vous endormez pas dans votre sécurité ou vous êtes perdu Bien au contraire et c est moi qui vous le dis voyez des ennemis partout Si l on vous cherche une querelle évitez la fût ce un enfant de dix ans qui vous la cherche si l on vous attaque de nuit ou de jour battez en retraite et sans honte si vous traversez un pont tâtez les planches de peur qu une planche ne vous manque sous le pied si vous passez devant une maison qu on bâtit regardez en l air de peur qu une pierre ne vous tombe sur la tête si vous rentrez tard faites vous suivre par votre laquais et que votre laquais soit armé si toutefois vous êtes sûr de votre laquais Défiez vous de tout le monde de votre ami de votre frère de votre maîtresse de votre maîtresse surtout D Artagnan rougit De ma maîtresse répéta t il machinalement et pourquoi plutôt d elle que d un autre C est que la maîtresse est un des moyens favoris du cardinal il n en a pas de plus expéditif une femme vous vend pour dix pistoles témoin Dalila Vous savez les Écritures hein D Artagnan pensa au rendez vous que lui avait donné madame Bonacieux pour le soir même mais nous devons dire à la louange de notre héros que la mauvaise opinion que M de Tréville avait des femmes en général ne lui inspira pas le moindre petit soupçon contre sa jolie hôtesse Mais à propos reprit M de Tréville que sont devenus vos trois compagnons J allais vous demander si vous n en aviez pas appris quelques nouvelles Aucune monsieur Eh bien je les ai laissés sur ma route Porthos à Chantilly avec un duel sur les bras Aramis à Crèvecœur avec une balle dans l épaule et Athos à Amiens avec une accusation de faux monnayeur sur le corps Voyez vous dit M de Tréville et comment êtes vous échappé vous Par miracle monsieur je dois le dire avec un coup d épée dans la poitrine et en clouant M le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais comme un papillon à une tapisserie Voyez vous encore de Wardes un homme au cardinal un cousin de Rochefort Tenez mon cher ami il me vient une idée Dites monsieur A votre place je ferais une chose Laquelle Tandis que Son Éminence me ferait chercher à Paris je reprendrais moi sans tambour ni trompette la route de Picardie et je m en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons Que diable ils méritent bien cette petite attention de votre part Le conseil est bon monsieur et demain je partirai Demain et pourquoi pas ce soir Ce soir monsieur je suis retenu à Paris par une affaire indispensable Ah jeune homme jeune homme quelque amourette Prenez garde je vous le répète c est la femme qui nous a perdus tous tant que nous serons et qui nous perdra encore tous tant que nous sommes Croyez moi partez ce soir Impossible monsieur Vous avez donc donné votre parole Oui monsieur Mais promettez moi que si vous n êtes pas tué cette nuit vous partirez demain Je vous le promets Avez vous besoin d argent J ai encore cinquante pistoles C est autant qu il m en faut je le pense Mais vos compagnons Je pense qu ils ne doivent pas en manquer Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante quinze pistoles dans nos poches Vous reverrai je avant votre départ Non pas que je pense monsieur à moins qu il n y ait du nouveau Allons bon voyage Merci monsieur Et d Artagnan prit congé de M de Tréville touché plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires Il passa successivement chez Athos chez Porthos et chez Aramis Aucun d eux n était rentré Leurs laquais aussi étaient absents et l on n avait des nouvelles ni des uns ni des autres Il se serait bien informé d eux à leurs maîtresses mais il ne connaissait ni celle de Porthos ni celle d Aramis quant à Athos il n en avait pas En passant devant l hôtel des Gardes il jeta un coup d œil dans l écurie trois chevaux étaient déjà rentrés sur quatre Planchet tout ébahi était en train de les étriller et avait déjà fini avec deux d entre eux Ah monsieur dit Planchet en apercevant d Artagnan que je suis aise de vous voir Et pourquoi cela Planchet demanda le jeune homme Auriez vous confiance en M Bonacieux notre hôte Moi pas le moins du monde Oh que vous faites bien monsieur Mais d où vient cette question De ce que tandis que vous causiez avec lui je vous observais sans vous écouter monsieur sa figure a changé deux ou trois fois de couleur Bah Monsieur n a pas remarqué cela préoccupé qu il était de la lettre qu il venait de recevoir mais moi au contraire que l étrange façon dont cette lettre était parvenue à la maison avait mis sur mes gardes je n ai pas perdu un mouvement de sa physionomie Et tu l as trouvée Traîtreuse monsieur Vraiment De plus aussitôt que monsieur l a eu quitté et qu il a disparu au coin de la rue M Bonacieux a pris son chapeau a fermé sa porte et s est mis à courir par la rue opposée En effet tu as raison Planchet tout cela me paraît fort louche et sois tranquille nous ne lui payerons pas notre loyer que la chose ne nous ait été catégoriquement expliquée Monsieur plaisante mais monsieur verra Illustration Planchet tout ébahi était en train de les étriller Que veux tu Planchet ce qui doit arriver est écrit Monsieur ne renonce donc pas à sa promenade de ce soir Bien au contraire Planchet plus j en voudrai à M Bonacieux plus j irai au rendez vous que m a donné cette lettre qui t inquiète tant Alors si c est la résolution de monsieur Inébranlable mon ami ainsi donc à neuf heures tiens toi prêt ici à l hôtel je viendrai te prendre Planchet voyant qu il n y avait plus aucun espoir de faire renoncer son maître à son projet poussa un profond soupir et se mit à étriller le troisième cheval Quant à d Artagnan comme c était au fond un garçon plein de prudence au lieu de rentrer chez lui il s en alla dîner chez ce prêtre gascon qui au moment de la détresse des quatre amis leur avait donné un déjeuner de chocolat XXIV LE PAVILLON A neuf heures d Artagnan était à l hôtel des Gardes il trouva Planchet sous les armes Le quatrième cheval était arrivé Planchet était armé de son mousqueton et d un pistolet D Artagnan avait son épée et passa deux pistolets à sa ceinture puis tous deux enfourchèrent chacun un cheval et s éloignèrent sans bruit Il faisait nuit close et personne ne les vit sortir Planchet se mit à la suite de son maître et marcha derrière à dix pas D Artagnan traversa les quais sortit par la porte de la Conférence et suivit le chemin bien plus beau alors qu aujourd hui qui mène à Saint Cloud Tant qu on fut dans la ville Planchet garda respectueusement la distance qu il s était imposée mais dès que le chemin commença à devenir désert et plus obscur il se rapprocha tout doucement si bien que lorsqu on entra dans le bois de Boulogne il se trouva tout naturellement marcher côte à côte avec son maître En effet nous ne devons pas dissimuler que l oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquiétude D Artagnan s aperçut qu il se passait chez son laquais quelque chose d extraordinaire Eh bien monsieur Planchet lui demanda t il qu avons nous donc Ne trouvez vous pas monsieur que les bois sont comme les églises Pourquoi cela Planchet Parce qu on n ose point parler haut dans ceux ci comme dans celles là Pourquoi n oses tu parler haut Planchet parce que tu as peur Peur d être entendu oui monsieur Peur d être entendu Notre conversation est cependant morale mon cher Planchet et nul n y trouverait à redire Ah monsieur reprit Planchet en revenant à son idée mère que ce M Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de déplaisant dans le jeu de ses lèvres Qui diable te fait penser à Bonacieux Monsieur on pense à ce que l on peut et non pas à ce que l on veut Parce que tu es un poltron Planchet Monsieur ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie la prudence est une vertu Et tu es vertueux n est ce pas Planchet Monsieur n est ce pas le canon d un mousquet qui brille là bas Si nous baissions la tête En vérité murmura d Artagnan à qui les recommandations de M de Tréville revenaient en mémoire en vérité cet animal finirait par me faire peur Et il mit son cheval au trot Planchet suivit le mouvement de son maître exactement comme s il eût été son ombre et se trouva trottant près de lui Est ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit monsieur demanda t il Non Planchet car tu es arrivé toi Comment je suis arrivé et monsieur Moi je vais encore à quelques pas Et monsieur me laisse seul ici Tu as peur Planchet Non mais je fais seulement observer à monsieur que la nuit sera très froide que les fraîcheurs donnent des rhumatismes et qu un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur pour un maître alerte comme monsieur Eh bien si tu as froid Planchet tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois là bas et tu m attendras demain matin à six heures devant la porte Monsieur j ai bu et mangé respectueusement l écu que vous m avez donné ce matin de sorte qu il ne me reste pas un traître sou dans le cas où j aurais froid Voici une demi pistole A demain D Artagnan descendit de son cheval jeta la bride au bras de Planchet et s éloigna rapidement en s enveloppant dans son manteau Dieu que j ai froid s écria Planchet dès qu il eut perdu son maître de vue Et pressé qu il était de se réchauffer il se hâta d aller frapper à la porte d une maison parée de tous les attributs d un cabaret de banlieue Cependant d Artagnan qui s était jeté dans un petit chemin de traverse continuait sa route et atteignait Saint Cloud mais au lieu de suivre la grande rue il tourna derrière le château gagna une espèce de ruelle fort écartée et se trouva bientôt en face du pavillon indiqué Il était situé dans un lieu tout à fait désert Un grand mur à l angle duquel était ce pavillon régnait d un côté de cette ruelle et de l autre une haie défendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s élevait une maigre cabane Il était arrivé au rendez vous et comme on ne lui avait pas dit d annoncer sa présence par aucun signal il attendit Nul bruit ne se faisait entendre on eût dit qu on était à cent lieues de la capitale D Artagnan s adossa à la haie après avoir jeté un coup d œil derrière lui Par delà cette haie ce jardin et cette cabane un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensité où dort Paris vide béant immensité où brillaient quelques points lumineux étoiles funèbres de cet enfer Mais pour d Artagnan tous les aspects revêtaient une forme heureuse toutes les idées avaient un sourire toutes les ténèbres étaient diaphanes L heure du rendez vous allait sonner En effet au bout de quelques instants le beffroi de Saint Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit Mais chacune de ces heures qui composaient l heure attendue vibrait harmonieusement au cœur du jeune homme Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon situé à l angle du mur et dont toutes les fenêtres étaient fermées par des volets excepté une seule du premier étage A travers cette fenêtre brillait une lumière douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s élevaient formant groupe en dehors du parc Évidemment derrière cette petite fenêtre si gracieusement éclairée la jolie madame Bonacieux l attendait Bercé par cette douce idée d Artagnan attendit de son côté une demi heure sans impatience aucune les yeux fixés sur ce charmant petit séjour dont d Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorées attestant l élégance du reste de l appartement Le beffroi de Saint Cloud sonna dix heures et demie Cette fois ci sans que d Artagnan comprit pourquoi un frisson courut dans ses veines Peut être aussi le froid commençait il à le gagner et prenait il pour une impression morale une sensation tout à fait physique Puis l idée lui vint qu il avait mal lu et que le rendez vous était pour onze heures seulement Il s approcha de la fenêtre se plaça dans un rayon de lumière tira sa lettre de sa poche et la relut il ne s était point trompé le rendez vous était bien pour dix heures Il alla reprendre son poste commençant à être assez inquiet de ce silence et de cette solitude Onze heures sonnèrent D Artagnan commença à craindre véritablement qu il ne fût arrivé quelque chose à madame Bonacieux Il frappa trois coups dans ses mains signal ordinaire des amoureux mais personne ne lui répondit pas même l écho Alors il pensa avec un certain dépit que peut être la jeune femme s était endormie en l attendant Il s approcha du mur et essaya d y monter mais le mur était nouvellement crépi et d Artagnan se retourna inutilement les ongles En ce moment il avisa les arbres dont la lumière continuait d argenter les feuilles et comme l un d eux faisait saillie sur le chemin il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait pénétrer dans le pavillon L arbre était facile D ailleurs d Artagnan avait vingt ans à peine et par conséquent se souvenait de son métier d écolier En un instant il fut au milieu des branches et par les vitres transparentes ses yeux plongèrent dans l intérieur du pavillon Chose étrange et qui fit frissonner d Artagnan de la plante des pieds à la racine des cheveux cette douce lumière cette calme lampe éclairait une scène de désordre épouvantable une des vitres de la fenêtre était cassée la porte de la chambre avait été enfoncée et à demi brisée pendait à ses gonds une table qui avait dû être couverte d un élégant souper gisait à terre les flacons en éclats les fruits écrasés jonchaient le parquet tout témoignait dans cette chambre d une lutte violente et désespérée d Artagnan crut même reconnaître au milieu de ce pêle mêle étrange des lambeaux de vêtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux Illustration En un instant il fut au milieu des branches Il se hâta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de cœur il voulait voir s il ne trouverait pas d autres traces de violence La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit D Artagnan s aperçut alors chose qu il n avait pas remarquée d abord car rien ne le poussait à cet examen que le sol battu ici troué là présentait des traces confuses de pas d hommes et de pieds de chevaux En outre les roues d une voiture qui paraissait venir de Paris avaient creusé dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dépassait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris Enfin d Artagnan en poursuivant ses recherches trouva près du mur un gant de femme déchiré Cependant ce gant par tous les points où il n avait pas touché la terre boueuse était d une fraîcheur irréprochable C était un de ces gants parfumés comme les amants aiment à en arracher d une jolie main A mesure que d Artagnan poursuivait ses investigations une sueur plus abondante et plus glacée perlait sur son front son cœur était serré par une horrible angoisse sa respiration était haletante et cependant il se disait pour se rassurer que ce pavillon n avait peut être rien de commun avec madame Bonacieux que la jeune femme lui avait donné rendez vous devant ce pavillon et non dans ce pavillon qu elle avait pu être retenue à Paris par son service par la jalousie de son mari peut être Mais tous ces raisonnements étaient battus en brèche détruits renversés par ce sentiment de douleur intime qui dans certaines occasions s empare de tout notre être et nous crie par tout ce qui est destiné chez nous à entendre qu un grand malheur plane sur nous Alors d Artagnan devint presque insensé il courut sur la grande route prit le même chemin qu il avait déjà fait s avança jusqu au bac et interrogea le passeur Vers les sept heures du soir le passeur avait fait traverser la rivière à une femme enveloppée d une mante noire qui paraissait avoir le plus grand intérêt à ne pas être reconnue mais justement à cause des précautions qu elle prenait le passeur avait prêté une attention plus grande et il avait reconnu que la femme était jeune et jolie Il y avait alors comme aujourd hui une foule de jeunes et jolies femmes qui venaient à Saint Cloud et qui avaient intérêt à ne pas être vues et cependant d Artagnan ne douta point un instant que ce ne fût madame Bonacieux qu avait remarquée le passeur D Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de madame Bonacieux et s assurer qu il ne s était pas trompé que le rendez vous était bien à Saint Cloud et non ailleurs devant le pavillon de M d Estrées et non dans une autre rue Tout concourait à prouver à d Artagnan que ses pressentiments ne le trompaient point et qu un grand malheur était arrivé Il reprit le chemin du château tout courant il lui semblait qu en son absence quelque chose de nouveau s était peut être passé au pavillon et que des renseignements l attendaient là La ruelle était toujours déserte et la même lueur calme et douce s épanchait de la fenêtre D Artagnan songea alors à cette masure muette et aveugle mais qui sans doute avait vu et qui peut être pouvait parler La porte de clôture était fermée mais il sauta par dessus la haie et malgré les aboiements d un chien à la chaîne il s approcha de la cabane Aux premiers coups qu il frappa rien ne répondit Un silence de mort régnait dans la cabane comme dans le pavillon cependant comme cette cabane était sa dernière ressource il s obstina Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit intérieur bruit craintif et qui semblait trembler lui même d être entendu Alors d Artagnan cessa de frapper et pria avec un accent si plein d inquiétude et de promesses d effroi et de cajolerie que sa voix était de nature à rassurer le plus peureux Enfin un vieux volet vermoulu s ouvrit ou plutôt s entre bâilla et se referma dès que la lueur d une misérable lampe qui brûlait dans un coin eut éclairé le baudrier la poignée de l épée et le pommeau des pistolets de d Artagnan Cependant si rapide qu eût été le mouvement d Artagnan avait eu le temps d entrevoir une tête de vieillard Au nom du ciel dit il écoutez moi j attendais quelqu un qui ne vient pas je meurs d inquiétude Serait il arrivé quelque malheur aux environs Parlez La fenêtre se rouvrit lentement et la même figure apparut de nouveau seulement elle était plus pâle encore que la première fois D Artagnan raconta naïvement son histoire aux noms près il dit comment il avait rendez vous avec une jeune femme devant ce pavillon et comment ne la voyant pas venir il était monté sur le tilleul et à la lueur de la lampe il avait vu le désordre de la chambre Le vieillard l écouta attentivement tout en faisant signe que c était bien cela puis lorsque d Artagnan eut fini il hocha la tête d un air qui n annonçait rien de bon Que voulez vous dire s écria d Artagnan Au nom du ciel voyons expliquez vous Oh monsieur dit le vieillard ne me demandez rien car si je vous disais ce que j ai vu bien certainement il ne m arriverait rien de bon Vous avez donc vu quelque chose reprit d Artagnan En ce cas au nom du ciel continua t il en lui jetant une pistole dites ce que vous avez vu et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon cœur Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de d Artagnan qu il lui fit signe d écouter et qu il lui dit à voix basse Il était neuf heures à peu près j avais entendu quelque bruit dans la rue et je désirais savoir ce que ce pouvait être lorsque en m approchant de ma porte je m aperçus qu on cherchait à entrer Comme je suis pauvre et que je n ai pas peur qu on me vole j allai ouvrir et je vis trois hommes à quelques pas de là Dans l ombre était un carrosse avec des chevaux attelés et des chevaux de main Ces chevaux de main appartenaient évidemment aux trois hommes qui étaient vêtus en cavaliers Ah mes bons messieurs m écriai je que demandez vous Tu dois avoir une échelle me dit celui qui paraissait le chef de l escorte Oui monsieur celle avec laquelle je cueille mes fruits Donne nous la et rentre chez toi voilà un écu pour le dérangement que nous te causons Souviens toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu écouteras quelque menace que nous te fassions j en suis sûr) tu es perdu A ces mots il me jeta un écu que je ramassai et il prit mon échelle Effectivement après avoir refermé la porte de la haie derrière eux je fis semblant de rentrer à la maison mais j en sortis aussitôt par la porte de derrière et me glissant dans l ombre je parvins jusqu à cette touffe de sureau du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans être vu Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit ils en tirèrent un homme gros court grisonnant mesquinement vêtu de couleur sombre lequel monta avec précaution à l échelle regarda sournoisement dans l intérieur de la chambre redescendit à pas de loup et murmura à voix basse C est elle Aussitôt celui qui m avait parlé s approcha de la porte du pavillon l ouvrit avec une clé qu il portait sur lui referma la porte et disparut en même temps les deux autres hommes montèrent à l échelle Le petit vieux demeurait à la portière le cocher maintenait les chevaux de la voiture et un laquais les chevaux de selle Tout à coup de grands cris retentirent dans le pavillon une femme accourut à la fenêtre et l ouvrit comme pour se précipiter Mais aussitôt qu elle aperçut les deux hommes elle se rejeta en arrière les deux hommes s élancèrent après elle dans la chambre Illustration Lequel monta avec précaution à l échelle Alors je ne vis plus rien mais j entendis le bruit de meubles que l on brise La femme criait et appelait au secours Mais bientôt ses cris furent étouffés les trois hommes se rapprochèrent de la fenêtre emportant la femme dans leurs bras deux descendirent par l échelle et la transportèrent dans la voiture où le petit vieux entra après elle Celui qui était resté dans le pavillon referma la croisée sortit un instant après par la porte et s assura que la femme était bien dans la voiture ses deux compagnons l attendaient déjà à cheval il sauta à son tour en selle le laquais reprit place près du cocher le carrosse s éloigna au galop escorté par les trois cavaliers et tout fut fini A partir de ce moment là je n ai plus rien vu rien entendu Illustration Deux hommes descendirent par l échelle et la portèrent dans la voiture D Artagnan écrasé par une si terrible nouvelle resta immobile et muet tandis que tous les démons de la colère et de la jalousie hurlaient dans son cœur Mais mon gentilhomme reprit le vieillard sur lequel ce muet désespoir causait certes plus d effet que n en eussent produit des cris et des larmes allons ne vous désolez pas ils ne vous l ont pas tuée voilà l essentiel Savez vous à peu près dit d Artagnan quel est l homme qui conduisait cette infernale expédition Je ne le connais pas Mais puisqu il vous a parlé vous avez pu le voir Ah c est son signalement que vous me demandez Oui Un grand sec basané moustaches noires œil noir l air d un gentilhomme C est cela s écria d Artagnan encore lui toujours lui C est mon démon à ce qu il paraît Et l autre Lequel Le petit Oh celui là n est pas un seigneur j en réponds d ailleurs il ne portait pas l épée et les autres le traitaient sans aucune considération Quelque laquais murmura d Artagnan Ah pauvre femme pauvre femme qu en ont ils fait Vous m avez promis le secret dit le vieillard Et je vous renouvelle ma promesse soyez tranquille je suis gentilhomme Un gentilhomme n a que sa parole et je vous ai donné la mienne D Artagnan reprit l âme navrée le chemin du bac Tantôt il ne pouvait croire que ce fût madame Bonacieux et il espérait le lendemain la retrouver au Louvre tantôt il craignait qu elle n eût eu une intrigue avec quelque autre et qu un jaloux ne l eût surprise et fait enlever Il flottait il se désolait il se désespérait Oh si j avais là mes amis s écria t il j aurais au moins quelque espérance de la retrouver mais qui sait ce qu ils sont devenus eux mêmes Il était minuit à peu près il s agissait de retrouver Planchet D Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il aperçut un peu de lumière dans aucun d eux il ne retrouva Planchet Au sixième il commença de réfléchir que la recherche était un peu hasardée D Artagnan n avait donné rendez vous à son laquais qu à six heures du matin et quelque part qu il fût il était dans son droit D ailleurs il vint au jeune homme cette idée qu en restant aux environs du lieu où l événement s était passé il obtiendrait peut être quelque éclaircissement sur cette mystérieuse affaire Au sixième cabaret comme nous l avons dit d Artagnan s arrêta donc demanda une bouteille de vin de première qualité s accouda dans l angle le plus obscur et se décida à attendre ainsi le jour mais cette fois encore son espérance fut trompée et quoiqu il écoutât de toutes ses oreilles il n entendit au milieu des jurons des lazzi et des injures qu échangeaient entre eux les ouvriers les laquais et les rouliers qui composaient l honorable société dont il faisait partie rien qui pût le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevée Force lui fut donc après avoir avalé sa bouteille par désœuvrement et pour ne pas éveiller les soupçons de chercher dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de s endormir tant bien que mal D Artagnan avait vingt ans on se le rappelle et à cet âge le sommeil a des droits imprescriptibles qu il réclame impérieusement même sur les cœurs les plus désespérés Vers six heures du matin d Artagnan se réveilla avec ce malaise qui accompagne ordinairement le point du jour après une mauvaise nuit Sa toilette n était pas longue à faire il se tâta pour savoir si l on n avait pas profité de son sommeil pour le voler et ayant retrouvé son diamant à son doigt sa bourse dans sa poche et ses pistolets à sa ceinture il se leva paya sa bouteille et sortit pour voir s il n aurait pas plus de bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit En effet la première chose qu il aperçut à travers le brouillard humide et grisâtre fut l honnête Planchet qui deux chevaux en main l attendait à la porte d un petit cabaret borgne devant lequel d Artagnan était passé sans même soupçonner son existence XXV PORTHOS Au lieu de rentrer chez lui directement d Artagnan mit pied à terre à la porte de M de Tréville et monta rapidement l escalier Cette fois il était décidé à lui raconter tout ce qui venait de se passer Comme M de Tréville voyait presque journellement la reine il pourrait peut être tirer de Sa Majesté quelque renseignement sur la pauvre femme à qui l on faisait sans doute payer son dévouement à sa maîtresse M de Tréville écouta le récit du jeune homme avec une gravité qui prouvait qu il voyait autre chose dans toute cette aventure qu une intrigue d amour puis quand d Artagnan eut achevé Hum dit il tout ceci sent Son Éminence d une lieue Mais que faire dit d Artagnan Rien absolument rien à cette heure que quitter Paris comme je vous l ai dit le plus tôt possible Je verrai la reine je lui raconterai les détails de la disparition de cette pauvre femme qu elle ignore sans doute ces détails la guideront de son côté et à votre retour peut être aurai je quelque bonne nouvelle à vous dire Reposez vous en sur moi D Artagnan savait que quoique Gascon M de Tréville n avait pas l habitude de promettre et que lorsque par hasard il promettait il tenait plus qu il n avait promis Il le salua donc plein de reconnaissance pour le passé et pour l avenir et le digne capitaine qui de son côté éprouvait un vif intérêt pour ce jeune homme si brave et si résolu lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage Décidé à mettre les conseils de M de Tréville en pratique à l instant même d Artagnan s achemina vers la rue des Fossoyeurs afin de veiller à la confection de son portemanteau En s approchant de sa maison il reconnut M Bonacieux en costume du matin debout sur le seuil de sa porte Tout ce que lui avait dit la veille le prudent Planchet sur le caractère sinistre de son hôte revint alors à l esprit de d Artagnan qui le regarda plus attentivement qu il n avait fait encore En effet outre cette pâleur jaunâtre et maladive qui indique l infiltration de la bile dans le sang et qui pouvait d ailleurs n être qu accidentelle d Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans l habitude des rides de sa face Un fripon ne rit pas de la même façon qu un honnête homme un hypocrite ne pleure pas les mêmes larmes qu un homme de bonne foi Toute fausseté est un masque et si bien fait que soit le masque on arrive toujours avec un peu d attention à le distinguer du visage Il sembla donc à d Artagnan que M Bonacieux portait un masque et même que ce masque était des plus désagréables à voir En conséquence il allait vaincu par sa répugnance pour cet homme passer devant lui sans parler quand ainsi que la veille M Bonacieux l interpella Eh bien jeune homme lui dit il il paraît que nous faisons de grasses nuits sept heures du matin peste Il me semble que vous retournez tant soit peu les habitudes reçues et que vous rentrez à l heure où les autres sortent On ne vous fera pas le même reproche maître Bonacieux dit le jeune homme et vous êtes le modèle des gens rangés Il est vrai que lorsque l on possède une jeune et jolie femme on n a pas besoin de courir après le bonheur c est le bonheur qui vient vous trouver n est ce pas monsieur Bonacieux Bonacieux grimaça un sourire Ah ah dit Bonacieux vous êtes un plaisant compagnon Mais où diable avez vous été courir cette nuit mon jeune maître Il paraît qu il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse D Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue mais dans ce mouvement ses regards se portèrent en même temps sur les souliers et les bas du mercier on eût dit qu on les avait trempés dans le même bourbier les uns et les autres étaient maculés de taches absolument pareilles Alors une idée subite traversa l esprit de d Artagnan Ce petit homme gros court grisonnant cette espèce de laquais vêtu d un habit sombre traité sans considération par les gens d épée qui composaient l escorte c était Bonacieux lui même Le mari avait présidé à l enlèvement de sa femme Il prit à d Artagnan une terrible envie de sauter à la gorge du mercier et de l étrangler mais nous l avons dit c était un garçon fort prudent et il se contint Cependant la révolution qui s était faite sur son visage était si visible que Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer d un pas mais justement il se trouvait devant le battant de la porte qui était fermée et l obstacle qu il rencontra le força de se tenir à la même place Illustration Vos bas et vos souliers réclament aussi un coup de brosse Ah çà mais vous qui plaisantez mon brave homme dit d Artagnan il me semble que si mes bottes ont besoin d un coup d éponge vos bas et vos souliers réclament un coup de brosse Est ce que de votre côté vous auriez aussi couru la prétentaine maître Bonacieux Ah diable ceci ne serait point pardonnable à un homme de votre âge et qui de plus a une jeune et jolie femme comme la vôtre Oh mon Dieu non dit Bonacieux mais hier j ai été à Saint Mandé pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument me passer et comme les chemins étaient mauvais j en ai rapporté toute cette fange que je n ai pas encore eu le temps de faire disparaître Le lieu que désignait Bonacieux comme celui qui avait été le but de sa course fut une nouvelle preuve à l appui des soupçons qu avait conçus d Artagnan Bonacieux avait dit Saint Mandé parce que Saint Mandé est le point absolument opposé à Saint Cloud Cette probabilité lui fut une première consolation Si Bonacieux savait où était sa femme on pourrait toujours en employant les moyens extrêmes forcer le mercier à desserrer les dents et à laisser échapper son secret Il s agissait seulement de changer cette probabilité en certitude Pardon mon cher monsieur Bonacieux si j en use avec vous sans façon dit d Artagnan mais rien n altère comme de ne pas dormir j ai donc une soif d enragé permettez moi de prendre un verre d eau chez vous vous le savez cela ne se refuse pas entre voisins Et sans attendre la permission de son hôte d Artagnan entra vivement dans la maison et jeta un coup d œil rapide sur le lit Le lit n était pas défait Bonacieux ne s était pas couché Il rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux il avait accompagné sa femme jusqu à l endroit où on l avait conduite ou tout au moins jusqu au premier relais Merci maître Bonacieux dit d Artagnan en vidant son verre voilà tout ce que je voulais de vous Maintenant je rentre chez moi je vais faire brosser mes bottes par Planchet et quand il aura fini je vous l enverrai si vous voulez pour brosser vos souliers Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier adieu et se demandant s il ne s était pas enferré lui même Sur le haut de l escalier il trouva Planchet tout effaré Ah monsieur s écria Planchet dès qu il eut aperçu son maître en voilà bien d une autre et il me tardait bien que vous rentrassiez Qu y a t il donc demanda d Artagnan Oh je vous le donne en cent monsieur je vous le donne en mille de deviner la visite que j ai reçue pour vous en votre absence Quand cela Il y a une demi heure tandis que vous étiez chez M de Tréville Et qui donc est venu Voyons parle M de Cavois M de Cavois En personne Le capitaine des gardes de Son Éminence Lui même Il venait m arrêter Je m en suis douté monsieur et cela malgré son air patelin Il avait l air patelin dis tu C est à dire qu il était tout miel monsieur Vraiment Il venait disait il de la part de Son Éminence qui vous voulait beaucoup de bien vous prier de le suivre au Palais Royal Et tu lui as répondu Que la chose était impossible attendu que vous étiez hors de la maison comme il le pouvait voir Alors qu a t il dit Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journée puis il a ajouté tout bas Dis à ton maître que Son Éminence est parfaitement disposée pour lui et que sa fortune dépend peut être de cette entrevue Le piège est assez maladroit pour le cardinal reprit en souriant le jeune homme Aussi je l ai vu le piège et j ai répondu que vous seriez désespéré à votre retour Où est il allé a demandé M de Cavois A Troyes en Champagne ai je répondu Et quand est il parti Hier soir Planchet mon ami interrompit d Artagnan tu es véritablement un homme précieux Vous comprenez monsieur j ai pensé qu il serait toujours temps si vous désirez voir M de Cavois de me démentir en disant que vous n étiez point parti ce serait moi dans ce cas qui aurais fait le mensonge et comme je ne suis pas gentilhomme moi je puis mentir Rassure toi Planchet tu conserveras ta réputation d homme véridique dans un quart d heure nous partons C est le conseil que j allais donner à monsieur et où allons nous sans être trop curieux Pardieu du côté opposé à celui vers lequel tu as dit que j étais allé D ailleurs n as tu pas autant de hâte d avoir des nouvelles de Grimaud de Mousqueton et de Bazin que j en ai moi de savoir ce que sont devenus Athos Porthos et Aramis Si fait monsieur dit Planchet et je partirai quand vous voudrez l air de la province vaut mieux pour nous à ce que je crois en ce moment que l air de Paris Ainsi donc Ainsi donc fais notre paquet Planchet et partons moi je m en vais devant les mains dans mes poches pour qu on ne se doute de rien Tu me rejoindras à l hôtel des Gardes A propos Planchet je crois que tu as raison à l endroit de notre hôte et c est décidément une affreuse canaille Ah croyez moi monsieur quand je vous dis quelque chose je suis physionomiste moi allez D Artagnan descendit le premier comme la chose avait été convenue puis pour n avoir rien à se reprocher il se dirigea une dernière fois vers la demeure de ses trois amis on n avait reçu aucune nouvelle d eux seulement une lettre toute parfumée et d une écriture élégante et menue était arrivée pour Aramis D Artagnan s en chargea Dix minutes après Planchet le rejoignait dans les écuries de l hôtel des Gardes D Artagnan pour qu il n y eût pas de temps perdu avait déjà sellé son cheval lui même C est bien dit il à Planchet lorsque celui ci eut joint le portemanteau à l équipement maintenant selle les trois autres et partons Croyez vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux demanda Planchet avec son air narquois Non monsieur le mauvais plaisant répondit d Artagnan mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis si toutefois nous les retrouvons vivants Ce qui serait une grande chance répondit Planchet mais enfin il ne faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu Amen dit d Artagnan en enfourchant son cheval Et tous deux sortirent de l hôtel des Gardes s éloignant chacun par un bout de la rue l un devant quitter Paris par la barrière de La Villette et l autre par la barrière de Montmartre pour se rejoindre au delà de Saint Denis manœuvre stratégique qui ayant été exécutée avec une égale ponctualité fut couronnée des plus heureux résultats D Artagnan et Planchet entrèrent ensemble à Pierrefitte Planchet était plus courageux il faut le dire le jour que la nuit Cependant sa prudence naturelle ne l abandonnait pas un seul instant il n avait oublié aucun des incidents du premier voyage et il tenait pour ennemis tous ceux qu il rencontrait sur la route Il en résultait qu il avait sans cesse le chapeau à la main ce qui lui valait de sévères mercuriales de la part de d Artagnan qui craignait que grâce à cet excès de politesse on ne le prît pour le valet d un homme de peu Cependant soit qu effectivement les passants fussent touchés de l urbanité de Planchet soit que cette fois personne ne fût aposté sur la route du jeune homme nos deux voyageurs arrivèrent à Chantilly sans accident aucun et descendirent à l hôtel du Grand Saint Martin le même dans lequel ils s étaient arrêtés lors de leur premier voyage L hôte en voyant un jeune homme suivi d un laquais et de deux chevaux de main s avança respectueusement sur le seuil de la porte Or comme il avait déjà fait onze lieues d Artagnan jugea à propos de s arrêter que Porthos fût ou ne fût pas dans l hôtel Puis peut être n était il pas prudent de s informer du premier coup de ce qu était devenu le mousquetaire Il résulta de ces réflexions que d Artagnan sans demander aucune nouvelle de qui que ce fût descendit recommanda les chevaux à son laquais entra dans une petite chambre destinée à recevoir ceux qui désiraient être seuls et demanda à son hôte une bouteille de son meilleur vin et un déjeuner aussi bon que possible demande qui corrobora encore la bonne opinion que l aubergiste avait prise de son voyageur à la première vue Aussi d Artagnan fut il servi avec une célérité miraculeuse Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume et d Artagnan suivi d un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques ne pouvait malgré la simplicité de son uniforme manquer de faire sensation L hôte voulut le servir lui même ce que voyant d Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante Ma foi mon cher hôte dit d Artagnan en remplissant les deux verres je vous ai demandé de votre meilleur vin et si vous m avez trompé vous allez être puni par où vous avez péché attendu que comme je déteste boire seul vous allez boire avec moi Prenez donc ce verre et buvons A quoi boirons nous voyons pour ne blesser aucune susceptibilité Buvons à la prospérité de votre établissement Votre Seigneurie me fait honneur dit l hôte et je la remercie bien sincèrement de son souhait Mais ne vous y trompez pas dit d Artagnan il y a plus d égoïsme peut être que vous ne le pensez dans mon toast il n y a que les établissements qui prospèrent dans lesquels on soit bien reçu dans les hôtels qui périclitent tout va à la débandade et le voyageur est victime des embarras de son hôte or moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune En effet dit l hôte il me semble que ce n est pas la première fois que j ai l honneur de voir monsieur Bah je suis passé dix fois peut être à Chantilly et sur les dix fois je me suis arrêté au moins trois ou quatre fois chez vous Tenez j y étais encore il y a dix ou douze jours à peu près je faisais la conduite à des amis à des mousquetaires à telle enseigne que l un d eux s est pris de dispute avec un étranger un inconnu un homme qui lui a cherché je ne sais quelle querelle Ah oui vraiment dit l hôte et je me le rappelle parfaitement N est ce pas de M Porthos que Votre Seigneurie veut me parler C est justement le nom de mon compagnon de voyage Mon Dieu mon cher hôte dites moi lui serait il arrivé malheur Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu il n a pas pu continuer sa route En effet il nous avait promis de nous rejoindre et nous ne l avons pas revu Il nous a fait l honneur de rester ici Comment il vous a fait l honneur de rester ici Oui monsieur dans cet hôtel nous sommes même bien inquiets Et de quoi De certaines dépenses qu il a faites Et bien mais les dépenses qu il a faites il les payera Ah monsieur vous me mettez véritablement du baume dans le sang Nous avons fait de fort grandes avances et ce matin encore le chirurgien nous déclarait que si M Porthos ne le payait pas c était à moi qu il s en prendrait attendu que c était moi qui l avais envoyé chercher Mais Porthos est donc blessé Je ne saurais vous le dire monsieur Comment vous ne sauriez me le dire vous devriez cependant être mieux informé que personne Oui mais dans notre état nous ne disons pas tout ce que nous savons monsieur surtout quand on nous a prévenus que nos oreilles répondraient pour notre langue Et bien puis je voir Porthos Certainement monsieur Prenez l escalier montez au premier et frappez au numéro 1 Seulement prévenez que c est vous Comment que je prévienne que c est moi Oui car il pourrait vous arriver malheur Et quel malheur voulez vous qu il m arrive M Porthos peut vous prendre pour quelqu un de la maison et dans un mouvement de colère vous passer son épée à travers le corps ou vous brûler la cervelle Que lui avez vous donc fait Nous lui avons demandé de l argent Ah diable je comprends cela c est une demande que Porthos reçoit très mal quand il n est pas en fonds mais je sais qu il devait y être C est ce que nous avions pensé aussi monsieur comme la maison est fort régulière et que nous faisons nos comptes toutes les semaines au bout de huit jours nous lui avons présenté notre note il paraît que nous sommes tombés dans un mauvais moment car au premier mot que nous avons prononcé sur la chose il nous a envoyés à tous les diables il est vrai qu il avait joué la veille Comment il avait joué la veille et avec qui Oh mon Dieu qui sait cela avec un seigneur qui passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet C est cela le malheureux aura tout perdu Jusqu à son cheval monsieur car lorsque l étranger a été pour partir nous nous sommes aperçus que son laquais sellait le cheval de M Porthos Alors nous lui en avons fait l observation mais il nous a répondu que nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval était à lui Nous avons aussitôt fait prévenir M Porthos de ce qui se passait mais il nous a fait dire que nous étions des faquins de douter de la parole d un gentilhomme et que puisque celui là avait dit que le cheval était à lui il fallait bien que cela fût Je le reconnais bien là murmura d Artagnan Alors continua l hôte je lui fis répondre que du moment où nous paraissions destinés à ne pas nous entendre à l endroit du payement j espérais qu il aurait au moins la bonté d accorder la faveur de sa pratique à mon confrère le maître de l Aigle d Or mais M Porthos me répondit que mon hôtel étant le meilleur il désirait y rester Cette réponse était trop flatteuse pour que j insistasse sur son départ Je me bornai donc à le prier de me rendre sa chambre qui est la plus belle de l hôtel et de se contenter d un joli petit cabinet au troisième Mais à ceci M Porthos répondit que comme il attendait d un moment à l autre sa maîtresse qui était une des plus grandes dames de la cour je devais comprendre que la chambre qu il me faisait l honneur d habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pareille personne Cependant tout en reconnaissant la vérité de ce qu il disait je crus devoir insister mais sans même se donner la peine d entrer en discussion avec moi il prit son pistolet le mit sur sa table de nuit et déclara qu au premier mot qu on lui dirait d un déménagement quelconque à l extérieur ou à l intérieur il brûlerait la cervelle à celui qui serait assez imprudent pour se mêler d une chose qui ne regardait que lui Aussi depuis ce temps là monsieur personne n entre plus dans sa chambre si ce n est son domestique Mousqueton est donc ici Oui monsieur cinq jours après son départ il est revenu de fort mauvaise humeur de son côté il paraît que lui aussi a eu du désagrément dans son voyage Malheureusement il est plus ingambe que son maître ce qui fait que pour son maître il met tout sens dessus dessous attendu que comme il pense qu on pourrait lui refuser ce qu il demande il prend tout ce dont il a besoin sans demander Le fait est répondit d Artagnan que j ai toujours remarqué chez Mousqueton un dévouement et une intelligence très supérieurs Cela est possible monsieur mais supposez qu il m arrive seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un dévouement semblables et je suis un homme ruiné Non car Porthos vous payera Hum fit l hôtelier d un ton de doute C est le favori d une très grande dame qui ne le laissera pas dans l embarras pour une misère comme celle qu il vous doit Si j ose dire ce que je crois là dessus Ce que vous croyez Je dirai plus ce que je sais Ce que vous savez Et même ce dont je suis sûr Et de quoi êtes vous sûr voyons Je dirai que je connais cette grande dame Vous Oui moi Et comment la connaissez vous Oh monsieur si je croyais pouvoir me fier à votre discrétion Parlez et foi de gentilhomme vous n aurez pas à vous repentir de votre confiance Eh bien monsieur vous concevez l inquiétude fait faire bien des choses Qu avez vous fait Oh d ailleurs rien qui ne soit dans le droit d un créancier Enfin M Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse en nous recommandant de le jeter à la poste Son domestique n était pas encore arrivé Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre il fallait bien qu il nous chargeât de ses commissions Ensuite Au lieu de mettre la lettre à la poste ce qui n est jamais bien sûr j ai profité de l occasion de l un de mes garçons qui allait à Paris et je lui ai ordonné de la remettre à cette duchesse elle même C était remplir les intentions de M Porthos qui nous avait si fort recommandé cette lettre n est ce pas A peu près Eh bien monsieur savez vous ce que c est que cette grande dame Non j en ai entendu parler à Porthos voilà tout Savez vous ce que c est que cette prétendue duchesse Je vous le répète je ne la connais pas C est une vieille procureuse au Châtelet monsieur nommée madame Coquenard laquelle a au moins cinquante ans et se donne encore des airs d être jalouse Cela me paraissait aussi fort singulier une princesse qui demeure rue aux Ours Comment savez vous cela Parce qu elle s est mise dans une grande colère en recevant la lettre disant que M Porthos était un volage et que c était encore pour quelque femme qu il avait reçu ce coup d épée Mais il a donc reçu un coup d épée Ah mon Dieu qu ai je dit là Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d épée Oui mais il m avait si fort défendu de le dire Pourquoi cela Dame monsieur parce qu il s était vanté de perforer cet étranger avec lequel vous l avez laissé en dispute et que c est cet étranger au contraire qui malgré toutes ses rodomontades l a couché sur le carreau Or comme M Porthos est un homme fort glorieux excepté envers la duchesse qu il avait cru intéresser en lui faisant le récit de son aventure il ne veut avouer à personne que c est un coup d épée qu il a reçu Illustration Il est tombé en arrière Ainsi c est donc un coup d épée qui le retient dans son lit Et un maître coup d épée je vous l assure Il faut que votre ami ait l âme chevillée dans le corps Vous étiez donc là Monsieur je les avais suivis par curiosité de sorte que j ai vu le combat sans que les combattants me vissent Et comment cela s est il passé Oh la chose pas n a été longue je vous en réponds Ils se sont mis en garde l étranger a fait une feinte et s est fendu tout cela si rapidement que lorsque M Porthos est arrivé à la parade il avait déjà trois pouces de fer dans la poitrine Il est tombé en arrière L étranger lui a mis aussitôt la pointe de son épée à la gorge et M Porthos se voyant à la merci de son adversaire s est avoué vaincu Sur quoi l étranger lui a demandé son nom et apprenant qu il s appelait M Porthos et non M d Artagnan lui a offert son bras l a ramené à l hôtel est monté à cheval et a disparu Ainsi c est à M d Artagnan qu en voulait cet étranger Il paraît que oui Et savez vous ce qu il est devenu Non je ne l avais jamais vu jusqu à ce moment et nous ne l avons pas revu depuis Très bien je sais ce que je voulais savoir Maintenant vous dites que la chambre de Porthos est au premier numéro 1 Oui monsieur la plus belle de l auberge une chambre que j aurais déjà eu dix fois l occasion de louer Bah tranquillisez vous dit d Artagnan en riant Porthos vous payera avec l argent de la duchesse Coquenard Oh monsieur procureuse ou duchesse si elle lâchait les cordons de sa bourse ce ne serait rien mais elle a positivement répondu qu elle était lasse des exigences et des infidélités de M Porthos et qu elle ne lui enverrait pas un denier Et avez vous rendu cette réponse à votre hôte Nous nous en sommes bien gardés il aurait vu de quelle manière nous avions fait la commission Si bien qu il attend toujours son argent Oh mon Dieu oui Hier encore il a écrit mais cette fois c est son domestique qui a mis la lettre à la poste Et vous dites que la procureuse est vieille et laide Cinquante ans au moins monsieur et pas belle du tout à ce qu a dit Pathaud En ce cas soyez tranquille elle se laissera attendrir d ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand chose Comment pas grand chose Une vingtaine de pistoles déjà sans compter le médecin Oh il ne se refuse rien allez on voit qu il est habitué à bien vivre Eh bien si sa maîtresse l abandonne il trouvera des amis je vous le certifie Ainsi mon cher hôte n ayez aucune inquiétude et continuez d avoir pour lui tous les soins qu exige son état Monsieur m a promis de ne pas ouvrir la bouche de la procureuse et de ne pas dire un mot de la blessure C est chose convenue vous avez ma parole Oh c est qu il me tuerait voyez vous N ayez pas peur il n est pas si diable qu il en a l air En disant ces mots d Artagnan monta l escalier laissant son hôte un peu plus rassuré à l endroit de deux choses auxquelles il paraissait beaucoup tenir sa créance et sa vie Au haut de l escalier sur la porte la plus apparente du corridor était tracé à l encre noire un numéro 1 gigantesque d Artagnan frappa un coup et sur l invitation du passer outre qui lui vint de l intérieur il entra Porthos était couché et faisait une partie de lansquenet avec Mousqueton pour s entretenir la main tandis qu une broche chargée de perdrix tournait devant le feu et qu à chaque coin d une grande cheminée bouillaient sur deux réchauds deux casseroles d où s exhalait une double odeur de gibelotte et de matelote qui réjouissait l odorat En outre le haut d un secrétaire et le marbre d une commode étaient couverts de bouteilles vides A la vue de son ami Porthos jeta un grand cri de joie et Mousqueton se levant respectueusement lui céda la place et s en alla donner un coup d œil aux deux casseroles dont il paraissait avoir la surveillance particulière Ah pardieu c est vous dit Porthos à d Artagnan soyez le bienvenu et excusez moi si je ne vais pas au devant de vous Mais ajouta t il en regardant d Artagnan avec une certaine inquiétude vous savez ce qui m est arrivé Non L hôte ne vous a rien dit J ai demandé après vous et je suis monté tout droit Illustration A la vue de son ami Porthos jeta un grand cri de joie Porthos parut respirer plus librement Et que vous est il donc arrivé mon cher Porthos continua d Artagnan Il m est arrivé qu en me fendant sur mon adversaire à qui j avais déjà allongé trois coups d épée et avec lequel je voulais en finir d un quatrième mon pied a porté sur une pierre et je me suis foulé le genou Vraiment D honneur Heureusement pour le maraud car je ne l aurais laissé que mort sur la place je vous en réponds Et qu est il devenu Oh je n en sais rien il en a eu assez et il est parti sans demander son reste mais vous mon cher d Artagnan que vous est il arrivé De sorte continua d Artagnan que cette foulure mon cher Porthos vous retient au lit Ah mon Dieu oui voilà tout du reste dans quelque jours je serai sur pied Pourquoi alors ne vous êtes vous pas fait transporter à Paris Vous devez vous ennuyer cruellement ici C était mon intention mais mon cher ami il faut que je vous avoue une chose Laquelle C est que comme je m ennuyais cruellement ainsi que vous le dites et que j avais dans ma poche les soixante quinze pistoles que vous m aviez distribuées j ai pour me distraire fait monter près de moi un gentilhomme qui était de passage et auquel j ai proposé de faire une partie de dés Il a accepté et ma foi mes soixante quinze pistoles sont passées de ma poche dans la sienne sans compter mon cheval qu il a encore emporté par dessus le marché Mais vous mon cher d Artagnan Que voulez vous mon cher Porthos on ne peut pas être privilégié de toutes les façons dit d Artagnan vous savez le proverbe Malheureux au jeu heureux en amour Vous êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas mais que vous importent à vous les revers de la fortune n avez vous pas heureux coquin que vous êtes n avez vous pas votre duchesse qui ne peut manquer de vous venir en aide Eh bien voyez mon cher d Artagnan comme je joue de guignon répondit Porthos de l air le plus dégagé du monde je lui ai écrit de m envoyer quelque cinquante louis dont j avais absolument besoin vu la position où je me trouvais Eh bien Eh bien il faut qu elle soit dans ses terres car elle ne m a pas répondu Vraiment Non Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus pressante encore que la première mais vous voilà mon très cher parlons de vous Je commençais je vous l avoue à être dans une certaine inquiétude sur votre compte Mais votre hôte se conduit bien envers vous à ce qu il paraît mon cher Porthos dit d Artagnan montrant au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides Coussi coussi répondit Porthos Il y a déjà trois ou quatre jours que l impertinent m a monté son compte et que je les ai mis à la porte son compte et lui de sorte que je suis ici comme une façon de vainqueur comme une manière de conquérant Aussi vous le voyez craignant toujours d être forcé dans la position je suis armé jusqu aux dents Cependant dit en riant d Artagnan il me semble que de temps en temps vous faites des sorties Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles Non pas moi malheureusement dit Porthos Cette misérable foulure me retient au lit mais Mousqueton bat la campagne et il rapporte des vivres Mousqueton mon ami continua Porthos vous voyez qu il nous arrive du renfort il nous faudra un supplément de victuailles Mousqueton dit d Artagnan il faudra que vous me rendiez un service Lequel monsieur C est de donner votre recette à Planchet je pourrais me trouver assiégé à mon tour et je ne serais pas fâché qu il me fît jouir des mêmes avantages dont vous gratifiez votre maître Eh mon Dieu monsieur dit Mousqueton d un air modeste rien de plus facile Il s agit d être adroit voilà tout J ai été élevé à la campagne et mon père dans ses moments perdus était quelque peu braconnier Et le reste du temps que faisait il Monsieur il pratiquait une industrie que j ai toujours trouvée assez heureuse Laquelle Comme c était au temps des guerres des catholiques et des huguenots et qu il voyait les catholiques exterminer les huguenots et les huguenots exterminer les catholiques le tout au nom de la religion il s était fait une croyance mixte ce qui lui permettait d être tantôt catholique tantôt huguenot Or il se promenait habituellement son escopette sur l épaule derrière les haies qui bordent les chemins et quand il voyait venir un catholique seul la religion protestante l emportait aussitôt dans son esprit Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur puis lorsqu il était à dix pas de lui il entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie Il va sans dire que lorsqu il voyait venir un huguenot il se sentait pris d un zèle catholique si ardent qu il ne comprenait pas comment un quart d heure auparavant il avait pu avoir des doutes sur la supériorité de notre sainte religion Car moi monsieur je suis catholique mon père fidèle à ses principes ayant fait mon frère aîné huguenot Et comment a fini ce digne homme demanda d Artagnan Oh de la façon la plus malheureuse monsieur Un jour il s était trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique à qui il avait déjà eu affaire et qui le reconnurent tous deux de sorte qu ils se réunirent contre lui et le pendirent à un arbre puis ils vinrent se vanter de la belle équipée qu ils avaient faite dans le cabaret du premier village où nous étions à boire mon frère et moi Et que fîtes vous dit d Artagnan Nous les laissâmes dire reprit Mousqueton Puis comme en sortant de ce cabaret ils prenaient chacun une route opposée mon frère alla s embusquer sur le chemin du catholique et moi sur celui du protestant Deux heures après tout était fini nous leur avions fait chacun son affaire tout en admirant la prévoyance de notre pauvre père qui avait pris la précaution de nous élever chacun dans une religion différente En effet comme vous le dites Mousqueton votre père me paraît avoir été un gaillard fort intelligent Et vous dites donc que dans ses moments perdus le brave homme était braconnier Oui monsieur et c est lui qui m a appris à nouer un collet et à placer une ligne de fond Il en résulte que lorsque j ai vu que notre gredin d hôte nous nourrissait d un tas de grosses viandes bonnes pour des manants et qui n allaient point à deux estomacs aussi débilités que les nôtres je me suis remis quelque peu à mon ancien métier Tout en me promenant dans le bois de Monsieur le Prince j ai tendu des collets dans les passées tout en me couchant au bord des pièces d eau de Son Altesse j ai glissé des lignes dans les étangs De sorte que maintenant grâce à Dieu nous ne manquons pas comme monsieur peut s en assurer de perdrix et de lapins de carpes et d anguilles tous aliments légers et sains convenables pour des malades Mais le vin dit d Artagnan qui fournit le vin c est votre hôte C est à dire oui et non Comment oui et non Il le fournit il est vrai mais il ignore qu il a cet honneur Expliquez vous Mousqueton votre conversation est pleine de choses instructives Voici monsieur Le hasard a fait que j ai rencontré dans mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays et entre autres le Nouveau Monde Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l avait accompagné dans son voyage au Mexique Ce laquais était mon compatriote et nous nous liâmes d autant plus rapidement qu il y avait entre nous de grands rapports de caractère Nous aimions tous deux la chasse par dessus tout de sorte qu il me racontait comment dans les plaines des pampas les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples nœuds coulants qu ils jettent au cou de ces terribles animaux D abord je ne voulais pas croire qu on pût en arriver à ce degré d adresse de jeter à vingt ou trente pas l extrémité d une corde où l on veut mais devant la preuve il fallait bien reconnaître la vérité du récit Mon ami plaçait une bouteille à trente pas et à chaque coup il lui prenait le goulot dans un nœud coulant Je me livrai à cet exercice et comme la nature m a doué de quelques facultés aujourd hui je jette le lasso aussi bien qu homme du monde Eh bien comprenez vous Notre hôte a une cave très bien garnie mais dont la clé ne le quitte pas seulement cette cave a un soupirail Or par ce soupirail je jette le lasso et comme je sais maintenant où est le bon coin j y puise Maintenant voulez vous goûter notre vin et sans prévention vous nous direz ce que vous en pensez Merci mon ami merci malheureusement je viens de déjeuner Eh bien dit Porthos mets la table Mousqueton et tandis que nous déjeunerons nous d Artagnan nous racontera ce qu il est devenu lui même depuis dix jours qu il nous a quittés Volontiers dit d Artagnan Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des appétits de convalescents et cette cordialité de frères qui rapproche les hommes dans le malheur d Artagnan raconta comment Aramis blessé avait été forcé de s arrêter à Crèvecœur comment il avait laissé Athos se débattre à Amiens entre les mains de quatre hommes qui l accusaient d être un faux monnayeur et comment lui d Artagnan avait été forcé de passer sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu en Angleterre Illustration Or par ce soupirail je jette le lasso Mais là s arrêta la confidence de d Artagnan il annonça seulement qu à son retour de la Grande Bretagne il avait ramené quatre chevaux magnifiques dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons puis il termina en annonçant à Porthos que celui qui lui était destiné était déjà installé dans l écurie de l hôtel En ce moment Planchet entra il prévenait son maître que les chevaux étaient suffisamment reposés et qu il serait possible d aller coucher à Clermont Comme d Artagnan était à peu près rassuré sur Porthos et qu il lui tardait d avoir des nouvelles de ses deux autres amis il tendit la main au malade et le prévint qu il allait se mettre en route pour continuer ses recherches Au reste comme il comptait revenir par la même route si dans sept à huit jours Porthos était encore à l hôtel du Grand Saint Martin il le reprendrait en passant Porthos répondit que selon toute probabilité sa foulure ne lui permettrait pas de s éloigner d ici là D ailleurs il fallait qu il restât à Chantilly pour attendre une réponse de sa duchesse D Artagnan lui souhaita cette réponse prompte et bonne et après avoir recommandé de nouveau Porthos à Mousqueton et payé sa dépense à l hôte il se remit en route avec Planchet déjà débarrassé d un de ses chevaux de main XXVI LA THÈSE D ARAMIS D Artagnan n avait rien dit à Porthos de sa blessure ni de sa procureuse Il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait raconté le glorieux mousquetaire convaincu qu il n y a pas d amitié qui tienne à un secret surpris surtout quand ce secret intéresse l orgueil puis on a toujours une certaine supériorité morale sur ceux dont on sait la vie sans qu ils s en doutent Or d Artagnan dans ses projets d intrigue à venir décidé qu il était à faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune d Artagnan n était pas fâché de réunir d avance dans sa main les fils invisibles à l aide desquels il comptait les mener Cependant tout le long de la route une profonde tristesse lui serra le cœur il pensait à cette jeune et jolie madame Bonacieux qui devait lui donner le prix de son dévouement mais hâtons nous de le dire cette tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu il arrivât malheur à cette pauvre femme Pour lui il n y avait pas de doute plus il y réfléchissait plus il était persuadé qu elle était victime d une vengeance du cardinal Comment avait il pu trouver grâce devant les yeux du ministre c est ce qu il ignorait lui même et sans doute ce que lui eût révélé M de Cavois si le capitaine des gardes l eût trouvé chez lui Rien ne fait marcher le temps et n abrège la route comme une pensée qui absorbe en elle même toutes les facultés de celui qui pense L existence extérieure ressemble alors à un sommeil dont cette pensée est le rêve Par son influence le temps n a pas de mesure l espace n a plus de distance On part d un lieu et l on arrive à un autre voilà tout De l intervalle parcouru rien ne reste présent à votre souvenir qu un brouillard vague dans lequel s effacent mille images confuses d arbres de montagnes et de paysages Ce fut en proie à cette hallucination que d Artagnan franchit à l allure que voulut prendre son cheval les six ou huit lieues qui séparent Chantilly de Crèvecœur sans qu en arrivant dans ce village il se souvînt d aucune des choses qu il avait rencontrées sur sa route Là seulement la mémoire lui revint il secoua la tête aperçut le cabaret où il avait laissé Aramis et mettant son cheval au trot il s arrêta à la porte Cette fois ce ne fut pas un hôte mais une hôtesse qui le reçut d Artagnan était physionomiste il enveloppa d un coup d œil la grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu et comprit qu il n avait pas besoin de dissimuler avec elle et qu il n avait rien à craindre de la part d une si joyeuse commère Ma bonne dame lui demanda d Artagnan pourriez vous me dire ce qu est devenu un de mes amis que nous avons été forcés de laisser ici il y a une dizaine de jours Un beau jeune homme de vingt trois à vingt quatre ans doux aimable bien fait C est cela de plus blessé à l épaule Justement Eh bien monsieur il est toujours ici Ah pardieu ma chère dame dit d Artagnan en mettant pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet vous me rendez la vie où est il ce cher Aramis que je l embrasse car je l avoue j ai hâte de le revoir Pardon monsieur mais je doute qu il puisse vous recevoir en ce moment Pourquoi cela est ce qu il est avec une femme Jésus que dites vous là le pauvre garçon Non monsieur il n est pas avec une femme Et avec qui est il donc Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites d Amiens Mon Dieu s écria d Artagnan le pauvre garçon irait il plus mal Non monsieur au contraire mais à la suite de sa maladie la grâce l a touché et il s est décidé à entrer dans les ordres C est juste dit d Artagnan j avais oublié qu il n était mousquetaire que par intérim Monsieur insiste t il toujours pour le voir Plus que jamais Eh bien monsieur n a qu à prendre l escalier à droite dans la cour au second numéro 5 D Artagnan s élança dans la direction indiquée et trouva un de ces escaliers extérieurs comme nous en voyons encore aujourd hui dans les cours des anciennes auberges Mais on n arrivait pas ainsi chez le futur abbé les défilés de la chambre d Aramis étaient gardés ni plus ni moins que les jardins d Armide Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d autant plus d intrépidité qu après bien des années d épreuves Bazin se voyait enfin près d arriver au résultat qu il avait éternellement ambitionné En effet le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servir un homme d église et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l avenir où Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la soutane La promesse renouvelée chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder l avait seule retenu au service d un mousquetaire service dans lequel disait il il ne pouvait manquer de perdre son âme Bazin était donc au comble de la joie Selon toute probabilité cette fois son maître ne se dédirait pas La réunion de la douleur physique à la douleur morale avait produit l effet si longtemps désiré Aramis souffrant à la fois du corps et de l âme avait enfin arrêté sur la religion ses yeux et sa pensée et il avait regardé comme un avertissement du ciel le double accident qui lui était arrivé c est à dire la disparition subite de sa maîtresse et sa blessure à l épaule On comprend que rien ne pouvait dans la disposition où il se trouvait être plus désagréable à Bazin que l arrivée de d Artagnan laquelle pouvait rejeter son maître dans le tourbillon des idées mondaines qui l avaient si longtemps entraîné Il résolut donc de défendre bravement la porte et comme trahi par la maîtresse de l auberge il ne pouvait dire qu Aramis était absent il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le comble de l indiscrétion que de déranger son maître dans la pieuse conférence qu il avait entamée depuis le matin et qui au dire de Bazin ne pouvait être terminée avant le soir Mais d Artagnan ne tint aucun compte de l éloquent discours de maître Bazin et comme il ne se souciait pas d entamer une polémique avec le valet de son ami il l écarta tout simplement d une main et de l autre il tourna le bouton de la porte numéro 5 La porte s ouvrit et d Artagnan pénétra dans la chambre Aramis en surtout noir le chef accommodé d une espèce de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal à une calotte était assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d énormes in folio à sa droite était assis le supérieur des jésuites et à sa gauche le curé de Montdidier Les rideaux étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu un jour mystérieux ménagé pour une béate rêverie Tous les objets mondains qui peuvent frapper l œil quand on entre dans la chambre d un jeune homme et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire avaient disparu comme par enchantement et de peur sans doute que leur vue ne ramenât son maître aux idées de ce monde Bazin avait fait main basse sur l épée les pistolets le chapeau à plumes les broderies et dentelles de tout genre et de toute espèce Mais en leur lieu et place d Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou à la muraille Au bruit que fit d Artagnan en ouvrant la porte Aramis leva la tête et reconnut son ami Mais au grand étonnement du jeune homme sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le mousquetaire tant son esprit était détaché des choses de la terre Bonjour cher d Artagnan dit Aramis croyez que je suis heureux de vous voir Et moi aussi dit d Artagnan quoique je ne sois pas encore bien sûr que ce soit à Aramis que je parle A lui même mon ami à lui même mais qui a pu vous faire douter J avais peur de me tromper de chambre et j ai cru d abord entrer dans l appartement de quelque homme d église puis une autre erreur m a pris en vous trouvant en compagnie de ces messieurs c est que vous ne fussiez gravement malade Les deux hommes noirs lancèrent sur d Artagnan dont ils comprirent l intention un regard presque menaçant mais d Artagnan ne s en inquiéta pas Je vous trouble peut être mon cher Aramis continua d Artagnan car d après ce que je vois je suis porté à croire que vous vous confessez à ces messieurs Aramis rougit imperceptiblement Vous me troubler oh bien au contraire cher ami je vous le jure et comme preuve de ce que je dis permettez moi de me réjouir en vous voyant sain et sauf Ah il y vient enfin pensa d Artagnan ce n est pas malheureux Car monsieur qui est mon ami vient d échapper à un rude danger continua Aramis avec onction en montrant de la main d Artagnan aux deux ecclésiastiques Louez Dieu monsieur répondirent ceux ci en s inclinant à l unisson Je n y ai pas manqué mes révérends répondit le jeune homme en leur rendant leur salut à son tour Vous arrivez à propos cher d Artagnan dit Aramis et vous allez en prenant part à la discussion l éclairer de vos lumières M le principal d Amiens M le curé de Montdidier et moi nous argumentons sur certaines questions théologiques dont l intérêt nous captive depuis longtemps je serais charmé d avoir votre avis L avis d un homme d épée est bien dénué de poids répondit d Artagnan qui commençait à s inquiéter de la tournure que prenaient les choses et vous pouvez vous en tenir croyez moi à la science de ces messieurs Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour Au contraire reprit Aramis et votre avis nous sera précieux voici de quoi il s agit M le principal croit que ma thèse doit être surtout dogmatique et didactique Votre thèse vous faites donc une thèse Sans doute répondit le jésuite pour l examen qui précède l ordination une thèse est de rigueur L ordination s écria d Artagnan qui ne pouvait croire à ce que lui avaient dit successivement l hôtesse et Bazin l ordination Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois personnages qu il avait devant lui Or continua Aramis en prenant sur son fauteuil la même pose gracieuse que s il eût été dans une ruelle et en examinant avec complaisance sa main blanche et potelée comme une main de femme qu il tenait en l air pour en faire descendre le sang or comme vous l avez entendu d Artagnan M le principal voudrait que ma thèse fût dogmatique tandis que je voudrais moi qu elle fût idéale C est donc pourquoi M le principal me proposait ce sujet qui n a point encore été traité dans lequel je reconnais qu il y a matière à de magnifiques développements Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est D Artagnan dont nous connaissons l érudition ne sourcilla pas plus à cette citation qu à celle que lui avait faite M de Tréville à propos des présents qu il prétendait que d Artagnan avait reçus de M de Buckingham Ce qui veut dire reprit Aramis pour lui donner toute facilité Les deux mains sont indispensables aux prêtres des ordres inférieurs quand ils donnent la bénédiction Admirable sujet s écria le jésuite Admirable et dogmatique répéta le curé qui de la force de d Artagnan à peu près sur le latin surveillait soigneusement le jésuite pour emboîter le pas avec lui et répéter ses paroles comme un écho Illustration D Artagnan s ennuyait profondément le curé aussi Quant à d Artagnan il demeura parfaitement indifférent à l enthousiasme des deux hommes noirs Oui admirable prorsùs admirabile continua Aramis mais qui exige une étude approfondie des Pères et des Écritures Or j ai avoué à ces savants ecclésiastiques et cela en toute humilité que les veilles des corps de garde et le service du roi m avaient fait un peu négliger l étude Je me trouverai donc plus à mon aise faciliùs natans dans un sujet de mon choix qui serait à ces rudes questions théologiques ce que la morale est à la métaphysique en philosophie D Artagnan s ennuyait profondément le curé aussi Voyez quel exorde s écria le jésuite Exordium répéta le curé pour dire quelque chose Quemadmodum inter cœlorum immensitatem Aramis jeta un coup d œil de côté sur d Artagnan et il vit que son ami bâillait à se démonter la mâchoire Parlons français mon père dit il au jésuite M d Artagnan goûtera plus vivement nos paroles Oui je suis fatigué de la route dit d Artagnan et tout ce latin m échappe D accord dit le jésuite un peu dépité tandis que le curé transporté d aise tournait sur d Artagnan un regard plein de reconnaissance eh bien voyez le parti qu on tirerait de cette glose Moïse serviteur de Dieu il n est que serviteur entendez vous bien Moïse bénit avec les mains il se fait tenir les deux bras tandis que les Hébreux battent leurs ennemis donc il bénit avec les deux mains D ailleurs que dit l évangile Imponite manus et non pas manum Imposez les mains et non pas la main Imposez les mains répéta le curé en faisant un geste A saint Pierre au contraire de qui les papes sont successeurs continua le jésuite Porrige digitos Présentez les doigts y êtes vous maintenant Certes répondit Aramis en se délectant mais la chose est subtile Les doigts reprit le jésuite saint Pierre bénit avec les doigts Le pape bénit donc aussi avec les doigts Et avec combien de doigts bénit il Avec trois doigts un pour le Père un pour le Fils et un pour le Saint Esprit Tout le monde se signa d Artagnan crut devoir imiter cet exemple Le pape est successeur de saint Pierre et représente les trois pouvoirs divins le reste ordines inferiores de la hiérarchie ecclésiastique bénit par le nom des saints archanges et des anges Les plus humbles clercs tels que nos diacres et sacristains bénissent avec les goupillons qui simulent un nombre indéfini de doigts bénissants Voilà le sujet simplifié Argumentum omni denudatum ornamento Je ferais avec cela continua le jésuite deux volumes de la taille de celui ci Et dans son enthousiasme il frappait sur le Saint Chrysostome in folio qui faisait plier la table sous son poids D Artagnan frémit Certes dit Aramis je rends justice aux beautés de cette thèse mais en même temps je la reconnais écrasante pour moi J avais choisi ce texte dites moi cher d Artagnan s il n est point de votre goût Non inutile est desiderium in oblatione ou mieux encore Un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur Halte là s écria le jésuite car cette thèse frise l hérésie il y a une proposition presque semblable dans l Augustinus de l hérésiarque Jansénius dont tôt ou tard le livre sera brûlé par les mains du bourreau Prenez garde mon jeune ami vous vous perdrez Vous vous perdrez dit le curé en secouant douloureusement la tête Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre qui est un écueil mortel Vous abordez de front les insinuations des pélagiens et des demi pélagiens Mais mon révérend reprit Aramis quelque peu abasourdi de la grêle d arguments qui lui tombait sur la tête Comment prouverez vous continua le jésuite sans lui donner le temps de parler que l on doit regretter le monde lorsqu on s offre à Dieu Écoutez ce dilemme Dieu est Dieu et le monde est le diable Regretter le monde c est regretter le diable voilà ma conclusion C est la mienne aussi dit le curé Mais de grâce reprit Aramis Desideras diabolum infortuné s écria le jésuite Il regrette le diable Ah mon jeune ami reprit le curé en gémissant ne regrettez pas le diable c est moi qui vous en supplie D Artagnan tournait à l idiotie il lui semblait être dans une maison de fous et qu il allait devenir fou comme ceux qu il voyait Seulement il était forcé de se taire ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui Mais écoutez moi donc reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commençait à percer un peu d impatience je ne dis pas que je regrette non je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe Le jésuite leva les bras au ciel et le curé en fit autant Non mais convenez au moins qu on a mauvaise grâce de n offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté Ai je raison d Artagnan Je le crois pardieu bien s écria celui ci Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise Voici mon point de départ c est un syllogisme le monde ne manque pas d attraits je quitte le monde donc je fais un sacrifice or l Écriture dit positivement Faites un sacrifice au Seigneur Cela est vrai dirent les antagonistes Et puis continua Aramis en se pinçant l oreille pour la rendre rouge comme il se secouait les mains pour les rendre blanches et puis j ai fait certain rondeau là dessus que je communiquai à M Voiture l an passé et duquel ce jeune homme m a fait mille compliments Un rondeau fit dédaigneusement le jésuite Un rondeau dit machinalement le curé Dites dites s écria d Artagnan cela nous changera quelque peu Non car il est religieux répondit Aramis et c est de la théologie en vers Diable fit d Artagnan Le voici dit Aramis d un petit air modeste qui n était pas exempt d une certaine teinte d hypocrisie Vous qui pleurez un passé plein de charmes Et qui traînez des jours infortunés Tous vos malheurs se verront terminés Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes Vous qui pleurez D Artagnan et le curé parurent flattés Le jésuite persista dans son opinion Gardez vous du goût profane dans le style théologique Que dit en effet saint Augustin Severus sit clericorum sermo Oui que le sermon soit clair dit le curé Or se hâta d interrompre le jésuite en voyant que son acolyte se fourvoyait or votre thèse plaira aux dames voilà tout elle aura le succès d une plaidoirie de Me Patru Plaise à Dieu s écria Aramis transporté Vous le voyez s écria le jésuite le monde parle encore en vous à haute voix altissimâ voce Vous suivez le monde mon jeune ami et je tremble que la grâce ne soit point efficace Rassurez vous mon révérend je réponds de moi Présomption mondaine Je me connais mon père ma résolution est irrévocable Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse Je me sens appelé à traiter celle là et non pas une autre je vais donc la continuer et demain j espère que vous serez satisfait des corrections que j y aurai faites d après vos avis Travaillez lentement dit le curé nous vous laissons dans des dispositions excellentes Oui le terrain est tout ensemencé dit le jésuite et nous n avons pas à craindre qu une partie du grain soit tombée sur la pierre l autre sur le bord du chemin et que les oiseaux du ciel aient mangé le reste aves cœli comederunt illam Que la peste t étouffe avec ton latin dit d Artagnan qui se sentait au bout de ses forces Adieu mon fils dit le curé à demain A demain jeune téméraire dit le jésuite vous promettez d être une des lumières de l Église veuille le ciel que cette lumière ne soit pas un feu dévorant D Artagnan qui pendant une heure s était rongé les ongles d impatience commençait à attaquer la chair Les deux hommes noirs se levèrent saluèrent Aramis et d Artagnan et s avancèrent vers la porte Bazin qui s était tenu debout et qui avait écouté toute cette controverse avec une pieuse jubilation s élança vers eux prit le bréviaire du curé le missel du jésuite et marcha respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin Aramis les conduisit jusqu au bas de l escalier et remonta aussitôt près de d Artagnan qui rêvait encore Restés seuls les deux amis gardèrent d abord un silence embarrassé cependant il fallait que l un des deux le rompît le premier et comme d Artagnan paraissait décidé à laisser cet honneur à son ami Vous le voyez dit Aramis vous me trouvez revenu à mes idées fondamentales Oui la grâce efficace vous a touché comme disait ce monsieur tout à l heure Oh ces plans de retraite sont formés depuis longtemps et vous m en avez déjà ouï parler n est ce pas mon ami Sans doute mais je vous avoue que j ai cru que vous plaisantiez Avec ces sortes de choses Oh d Artagnan Dame on plaisante bien avec la mort Et l on a tort d Artagnan car la mort c est la porte qui conduit à la perdition ou au salut D accord mais s il vous plaît ne théologisons pas Aramis vous devez en avoir assez pour le reste de la journée quant à moi j ai à peu près oublié le peu de latin que je n ai jamais su puis je vous l avouerai je n ai rien mangé depuis ce matin dix heures et j ai une faim de tous les diables Nous dînerons tout à l heure cher ami seulement vous vous rappellerez que c est aujourd hui vendredi or dans un pareil jour je ne puis ni voir ni manger de la chair Si vous voulez vous contenter de mon dîner il se compose de tétragones cuits et de fruits Qu entendez vous par tétragones demanda d Artagnan avec inquiétude J entends des épinards reprit Aramis mais pour vous j ajouterai des œufs et c est une grave infraction à la règle car les œufs sont viande puisqu ils engendrent le poulet Ce festin n est pas succulent mais n importe pour rester avec vous je le subirai Je vous suis reconnaissant du sacrifice dit Aramis mais s il ne profite pas à votre corps il profitera soyez en certain à votre âme Ainsi décidément Aramis vous entrez en religion Que vont dire nos amis que va dire M de Tréville Ils vous traiteront de déserteur je vous en préviens Je n entre pas en religion j y rentre C est l Église que j avais désertée pour le monde car vous savez que je me suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire Moi je n en sais rien Vous ignorez comment j ai quitté le séminaire Tout à fait Voici mon histoire d ailleurs les Écritures disent Confessez vous les uns aux autres et je me confesse à vous d Artagnan Et moi je vous donne l absolution d avance vous voyez que je suis bon homme Ne plaisantez pas avec les choses saintes mon ami Alors dites je vous écoute J étais donc au séminaire depuis l âge de neuf ans j en avais vingt dans trois jours j allais être abbé et tout était dit Un soir que je me rendais selon mon habitude dans une maison que je fréquentais avec plaisir on est jeune que voulez vous on est faible un officier qui me voyait d un œil jaloux lire les Vies des Saints à la maîtresse de la maison entra tout à coup et sans être annoncé Justement ce soir là j avais traduit un épisode de Judith et je venais de communiquer mes vers à la dame qui me faisait toutes sortes de compliments et penchée sur mon épaule les relisait avec moi La pose qui était quelque peu abandonnée blessa cet officier il ne dit rien mais lorsque je sortis il sortit derrière moi et me rejoignant Monsieur l abbé dit il aimez vous les coups de canne Je ne puis le dire monsieur répondis je personne n ayant jamais osé m en donner Eh bien écoutez moi monsieur l abbé si vous retournez dans la maison où je vous ai rencontré ce soir j oserai moi Je crois que j eus peur je devins fort pâle je sentis les jambes qui me manquaient je cherchai une réponse que je ne trouvai pas je me tus L officier attendait cette réponse et voyant qu elle tardait il se mit à rire me tourna le dos et rentra dans la maison Je rentrai au séminaire Illustration La pose était quelque peu abandonnée Je suis bon gentilhomme et j ai le sang vif comme vous avez pu le remarquer mon cher d Artagnan l insulte était terrible et tout inconnue qu elle était restée au monde je la sentais vivre et remuer au fond de mon cœur Je déclarai à mes supérieurs que je ne me sentais pas suffisamment préparé pour l ordination et sur ma demande on remit la cérémonie à un an J allai trouver le meilleur maître d armes de Paris je fis condition avec lui pour prendre une leçon d escrime chaque jour et chaque jour pendant une année je pris cette leçon Puis le jour anniversaire de celui où j avais été insulté j accrochai ma soutane à un clou Je pris un costume complet de cavalier et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes amies et où je savais que devait se trouver mon homme C était rue des Francs Bourgeois tout près de la Force En effet mon officier y était je m approchai de lui comme il chantait un lai d amour en regardant tendrement une femme et je l interrompis au beau milieu du second couplet Monsieur lui dis je vous déplaît il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne et me donnerez vous encore des coups de canne s il me prend fantaisie de vous désobéir L officier me regarda avec étonnement puis il dit Que me voulez vous monsieur je ne vous connais pas Je suis répondis je le petit abbé qui lit les Vies des Saints et qui traduit Judith en vers Ah ah je me rappelle dit l officier en goguenardant que me voulez vous Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi Demain matin si vous le voulez bien et ce sera avec le plus grand plaisir Non pas demain matin s il vous plaît tout de suite Si vous l exigez absolument Mais oui je l exige Alors sortons Mesdames dit l officier ne vous dérangez pas Le temps de tuer monsieur seulement et je reviens vous achever le dernier couplet Nous sortîmes Je le menai rue Payenne juste à l endroit où un an auparavant heure pour heure il m avait fait le compliment que je vous ai rapporté Il faisait un clair de lune superbe Nous mîmes l épée à la main et à la première passe je le tuai raide Diable fit d Artagnan Or continua Aramis comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur et qu on le trouva rue Payenne avec un grand coup d épée au travers du corps on pensa que c était moi qui l avais accommodé ainsi et la chose fit scandale Je fus donc pour quelque temps forcé de renoncer à la soutane Athos dont je fis la connaissance à cette époque et Porthos qui m avait en dehors de mes leçons d escrime appris quelques bottes gaillardes me décidèrent à demander une casaque de mousquetaire Le roi avait fort aimé mon père tué au siège d Arras on m accorda cette casaque Vous comprenez donc qu aujourd hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de l Église Et pourquoi aujourd hui plutôt qu hier et que demain Que vous est il donc arrivé aujourd hui qui vous donne de si méchantes idées Cette blessure mon cher d Artagnan m a été un avertissement du ciel Cette blessure bah elle est à peu près guérie et je suis sûr qu aujourd hui ce n est pas celle là qui vous fait le plus souffrir Et laquelle demanda Aramis en rougissant Vous en avez une au cœur Aramis une plus vive et plus sanglante une blessure faite par une femme L œil d Aramis étincela malgré lui Ah dit il en dissimulant son émotion sous une feinte négligence ne parlez pas de ces choses là moi penser à ces choses là avoir des chagrins d amour Vanitas vanitatum Me serais je donc à votre avis retourné la cervelle et pour qui pour quelque grisette pour quelque fille de chambre à qui j aurais fait la cour dans une garnison fi Pardon mon cher Aramis mais je croyais que vous portiez vos visées plus haut Plus haut et que suis je pour avoir tant d ambition Un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur qui hait les servitudes et se trouve grandement déplacé dans le monde Aramis Aramis s écria d Artagnan en regardant son ami avec un air de doute Poussière je rentre dans la poussière La vie est pleine d humiliations et de douleurs continua t il en s assombrissant tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour à tour dans la main de l homme surtout les fils d or Oh mon cher d Artagnan reprit Aramis en donnant à sa voix une légère teinte d amertume croyez moi cachez bien vos plaies quand vous en aurez Le silence est la dernière des joies des malheureux gardez vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d un daim blessé Hélas mon cher Aramis dit d Artagnan en poussant à son tour un profond soupir c est mon histoire à moi même que vous faites là Comment Oui une femme que j aimais que j adorais vient de m être enlevée de force Je ne sais pas où elle est où on l a conduite elle est peut être prisonnière elle est peut être morte Mais vous avez au moins cette consolation de vous dire qu elle ne vous a pas quitté volontairement que si vous n avez point de ses nouvelles c est que toute communication avec vous lui est interdite tandis que Tandis que Rien reprit Aramis rien Ainsi vous renoncez à jamais au monde c est un parti pris une résolution arrêtée A tout jamais Vous êtes mon ami aujourd hui demain vous ne serez plus pour moi qu une ombre ou plutôt même vous n existerez plus Quant au monde c est un sépulcre et pas autre chose Diable c est fort triste ce que vous me dites là Que voulez vous ma vocation m attire elle m enlève D Artagnan sourit et ne répondit point Aramis continua Et cependant tandis que je tiens encore à la terre j eusse voulu vous parler de vous de nos amis Et moi dit d Artagnan j eusse voulu vous parler de vous même mais je vous vois si détaché de tout les amours vous en faites fi les amis sont des ombres le monde est un sépulcre Hélas vous le verrez par vous même dit Aramis avec un soupir N en parlons donc plus dit d Artagnan et brûlons cette lettre qui sans doute vous annonçait quelque nouvelle infidélité de votre grisette ou de votre fille de chambre Quelle lettre s écria vivement Aramis Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et qu on m a remise pour vous Mais de qui cette lettre Ah de quelque suivante éplorée de quelque grisette au désespoir la fille de chambre de madame de Chevreuse peut être qui aura été obligée de retourner à Tours avec sa maîtresse et qui pour se faire pimpante aura pris du papier parfumé et aura cacheté sa lettre avec une couronne de duchesse Que dites vous là Tiens je l aurai perdue dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher Heureusement que le monde est un sépulcre que les hommes et par conséquent les femmes sont des ombres que l amour est un sentiment dont vous faites fi Ah d Artagnan d Artagnan s écria Aramis tu me fais mourir Enfin la voici dit d Artagnan Et il tira la lettre de sa poche Aramis fit un bond saisit la lettre la lut ou plutôt la dévora son visage rayonnait Il paraît que la suivante a un beau style dit nonchalamment le messager Merci d Artagnan s écria Aramis presque en délire Elle a été forcée de retourner à Tours elle ne m est pas infidèle elle m aime toujours Viens mon ami viens que je t embrasse le bonheur m étouffe Et les deux amis se mirent à danser autour du vénérable Saint Chrysostome piétinant bravement les feuillets de la thèse qui avaient roulé sur le parquet En ce moment Bazin entrait avec les épinards et l omelette Fuis malheureux s écria Aramis en lui jetant sa calotte au visage retourne d où tu viens remporte ces horribles légumes et cet affreux entremets demande un lièvre piqué un chapon gras un gigot à l ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne Bazin qui regardait son maître et qui ne comprenait rien à ce changement laissa mélancoliquement glisser l omelette dans les épinards et les épinards sur le parquet Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois dit d Artagnan si vous tenez à lui faire une politesse Non inutile desiderium in oblatione Illustration Et les deux amis se mirent à danser Allez vous en au diable avec votre latin Mon cher d Artagnan buvons morbleu buvons frais buvons beaucoup et racontez moi un peu ce qu on fait là bas XXVII LA FEMME D ATHOS Il reste maintenant à savoir des nouvelles d Athos dit d Artagnan au fringant Aramis quand il l eut mis au courant de ce qui s était passé dans la capitale depuis leur départ et qu un excellent dîner leur eut fait oublier à l un sa thèse à l autre sa fatigue Croyez vous donc qu il lui soit arrivé malheur demanda Aramis Athos est si froid si brave et manie si habilement son épée Oui sans doute et personne ne reconnaît mieux que moi le courage et l adresse d Athos mais j aime mieux sur mon épée le choc des lances que celui des bâtons je crains qu Athos n ait été étrillé par de la valetaille les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt Voilà pourquoi je vous l avoue je voudrais repartir le plus tôt possible Je tâcherai de vous accompagner dit Aramis quoique je ne me sente guère en état de monter à cheval Hier j essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur et la douleur m empêcha de continuer ce pieux exercice C est qu aussi mon cher ami on n a jamais vu essayer de guérir un coup d escopette avec des coups de martinet mais vous étiez malade et la maladie rend la tête faible ce qui fait que je vous excuse Et quand partez vous Demain au point du jour reposez vous de votre mieux cette nuit et demain si vous le pouvez nous partirons ensemble A demain donc dit Aramis car tout de fer que vous êtes vous devez avoir besoin de repos Le lendemain lorsque d Artagnan entra chez Aramis il le trouva à sa fenêtre Que regardez vous donc là demanda d Artagnan Ma foi j admire ces trois magnifiques chevaux que les garçons d écurie tiennent en bride c est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures Eh bien mon cher Aramis vous vous donnerez ce plaisir là car l un de ces chevaux est à vous Ah bah et lequel Celui des trois que vous voudrez je n ai pas de préférence Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi Sans doute Vous voulez rire d Artagnan Je ne ris plus depuis que vous parlez français C est pour moi ces fontes dorées cette housse de velours cette selle chevillée d argent A vous même comme le cheval qui piaffe est à moi comme cet autre cheval qui caracole est à Athos Peste ce sont trois bêtes superbes Je suis flatté qu elles soient de votre goût C est donc le roi qui vous a fait ce cadeau là A coup sûr ce n est point le cardinal mais ne vous inquiétez pas d où ils viennent et songez seulement qu un des trois est votre propriété Je prends celui que tient le valet roux A merveille Vive Dieu s écria Aramis voilà qui me fait passer le reste de ma douleur je monterais là dessus avec trente balles dans le corps Ah sur mon âme les beaux étriers Holà Bazin venez çà et à l instant même Bazin apparut morne et languissant sur le seuil de la porte Fourbissez mon épée redressez mon feutre brossez mon manteau et chargez mes pistolets dit Aramis Cette dernière recommandation est inutile interrompit d Artagnan il y a des pistolets chargés dans vos fontes Bazin soupira Allons maître Bazin tranquillisez vous dit d Artagnan on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions Monsieur était déjà si bon théologien dit Bazin presque larmoyant il fût devenu évêque et peut être cardinal Eh bien mon pauvre Bazin voyons réfléchis un peu à quoi sert d être homme d église je te prie On n évite pas pour cela d aller faire la guerre tu vois bien que le cardinal va faire la première campagne avec le pot en tête et la pertuisane au poing et M de Nogaret de La Valette qu en dis tu il est cardinal aussi demande à son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie Hélas soupira Bazin je le sais monsieur tout est bouleversé dans le monde aujourd hui Pendant ce temps les deux jeunes gens et le pauvre laquais étaient descendus Tiens moi l étrier Bazin dit Aramis Et Aramis s élança en selle avec sa grâce et sa légèreté ordinaires mais après quelques voltes et quelque courbettes du noble animal son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables qu il pâlit et chancela D Artagnan qui dans la prévision de cet accident ne l avait pas perdu des yeux s élança vers lui le retint dans ses bras et le conduisit à sa chambre C est bien mon cher Aramis soignez vous dit il j irai seul à la recherche d Athos Vous êtes un homme d airain lui dit Aramis Non j ai du bonheur voilà tout mais comment allez vous vivre en m attendant plus de glose sur les doigts et les bénédictions hein Aramis sourit Je ferai des vers dit il Oui des vers parfumés à l odeur du billet de la suivante de madame de Chevreuse Enseignez donc la prosodie à Bazin cela le consolera Quant au cheval montez le tous les jours un peu et cela vous habituera aux manœuvres Oh pour cela soyez tranquille dit Aramis vous me retrouverez prêt à vous suivre Ils se dirent adieu et dix minutes après d Artagnan après avoir recommandé son ami à Bazin et à l hôtesse trottait dans la direction d Amiens Comment allait il retrouver Athos et même le retrouverait il La position dans laquelle il l avait laissé était critique il pouvait bien avoir succombé Cette idée en assombrissant son front lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance De tous ses amis Athos était le plus âgé et partant le moins rapproché en apparence de ses goûts et de ses sympathies Cependant il avait pour ce gentilhomme une préférence marquée L air noble et distingué d Athos ces éclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l ombre où il se tenait volontairement enfermé cette inaltérable égalité d humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre cette gaieté forcée et mordante cette bravoure qu on eût appelée aveugle si elle n eût été le résultat du plus rare sang froid tant de qualités attiraient plus que l estime plus que l amitié de d Artagnan elles attiraient son admiration En effet considéré même auprès de M de Tréville l élégant et noble courtisan Athos dans ses jours de belle humeur pouvait soutenir avantageusement la comparaison il était de taille moyenne mais cette taille était si admirablement prise et si bien proportionnée que plus d une fois dans ses luttes avec Porthos il avait fait plier le géant dont la force physique était devenue proverbiale parmi les mousquetaires sa tête aux yeux perçants au nez droit au menton dessiné comme celui de Brutus avait un caractère indéfinissable de grandeur et de grâce ses mains dont il ne prenait aucun soin faisaient le désespoir d Aramis qui cultivait les siennes à grand renfort de pâte d amandes et d huile parfumée le son de sa voix était pénétrant et mélodieux tout à la fois et puis ce qu il y avait d indéfinissable dans Athos qui se faisait toujours obscur et petit c était cette science du monde et des usages de la plus brillante société cette habitude de bonne maison qui perçait comme à son insu dans ses moindres actions S agissait il d un repas Athos l ordonnait mieux qu aucun homme du monde plaçant chaque convive à la place et au rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu il s était faits lui même S agissait il de science héraldique Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume leur généalogie leurs alliances leurs armes et l origine de leurs armes L étiquette n avait pas de minuties qui lui fussent étrangères il savait quels étaient les droits des grands propriétaires il connaissait à fond la vénerie et la fauconnerie et un jour il avait en causant de ce grand art étonné le roi Louis XIII lui même qui cependant y était passé maître Comme tous les grands seigneurs de cette époque il montait à cheval et faisait des armes en perfection Il y a plus son éducation avait été si peu négligée même sous le rapport des études scolastiques si rares à cette époque chez les gentilshommes qu il souriait aux bribes de latin que détachait Aramis et qu avait l air de comprendre Porthos deux ou trois fois même au grand étonnement de ses amis il lui était arrivé lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment de remettre un verbe à son temps et un nom à son cas en outre sa probité était inattaquable dans ce siècle où les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience les amants avec la délicatesse rigoureuse de nos jours et les pauvres avec le septième commandement de Dieu C était donc un homme fort extraordinaire qu Athos Et cependant on voyait cette nature si distinguée cette créature si belle cette essence si fine tourner insensiblement vers la vie matérielle comme les vieillards tournent vers l imbécillité physique et morale Athos dans ses heures de privation et ces heures étaient fréquentes s éteignait dans toute sa partie lumineuse et son côté brillant disparaissait comme dans une profonde nuit Alors le demi dieu évanoui il restait à peine un homme La tête basse l œil terne la parole lourde et pénible Athos regardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre soit Grimaud qui habitué à lui obéir par signes lisait dans le regard atone de son maître jusqu à son moindre désir qu il satisfaisait aussitôt La réunion des quatre amis avait elle lieu dans un de ces moments là un mot échappé avec un violent effort était tout le contingent qu Athos fournissait à la conversation En échange Athos à lui seul buvait comme quatre et cela sans qu il y parût autrement que par un froncement de sourcil plus indiqué et par une tristesse plus profonde D Artagnan dont nous connaissons l esprit investigateur et pénétrant n avait quelque intérêt qu il eût à satisfaire sa curiosité sur ce sujet pu encore assigner aucune cause à ce marasme ni en noter les occurrences Jamais Athos ne recevait de lettres jamais Athos ne faisait aucune démarche qui ne fût connue de tous ses amis On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât cette tristesse car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse que ce remède comme nous l avons dit rendait plus sombre encore On ne pouvait attribuer cet excès d humeur noire au jeu car au contraire de Porthos qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance Athos lorsqu il avait gagné demeurait aussi impassible que lorsqu il avait perdu On l avait vu au cercle des mousquetaires gagner un soir mille pistoles les perdre jusqu au ceinturon brodé d or des jours de gala regagner tout cela plus cent louis sans que son beau sourcil noir eût haussé ou baissé d une demi ligne sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrée sans que sa conversation qui était agréable ce soir là eût cessé d être calme et agréable Ce n était pas non plus comme chez nos voisins les Anglais une influence atmosphérique qui assombrissait son visage car cette tristesse devenait plus intense en général vers les beaux jours de l année juin et juillet étaient les mois terribles d Athos Pour le présent il n avait pas de chagrin il haussait les épaules quand on lui parlait de l avenir son secret était donc dans le passé comme on l avait dit vaguement à d Artagnan Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa personne rendait encore plus intéressant l homme dont jamais les yeux ni la bouche dans l ivresse la plus complète n avaient rien révélé quelle que fût l adresse des questions dirigées contre lui Eh bien pensait d Artagnan le pauvre Athos est peut être mort à cette heure et mort par ma faute car c est moi qui l ai entraîné dans cette affaire dont il ignorait l origine dont il ignorera le résultat et dont il ne devait tirer aucun profit Sans compter monsieur répondit Planchet que nous lui devons probablement la vie Vous rappelez vous comme il a crié Au large d Artagnan je suis pris Et après avoir déchargé ses deux pistolets quel bruit terrible il faisait avec son épée On eût dit vingt hommes ou plutôt vingt diables enragés Et ces mots redoublaient l ardeur de d Artagnan qui excitait son cheval lequel n ayant pas besoin d être excité emportait son cavalier au galop Vers onze heures du matin on aperçut Amiens à onze heures et demie on était à la porte de l auberge maudite D Artagnan avait souvent médité contre l hôte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent rien qu en espérance Il entra donc dans l hôtellerie le feutre sur les yeux la main gauche sur le pommeau de l épée et faisant siffler sa cravache de la main droite Me reconnaissez vous dit il à l hôte qui s avançait pour le saluer Je n ai pas cet honneur monseigneur répondit celui ci les yeux encore éblouis du brillant équipage avec lequel d Artagnan se présentait Ah vous ne me connaissez pas Non monseigneur Eh bien deux mots vont vous rendre la mémoire Qu avez vous fait de ce gentilhomme à qui vous eûtes l audace voici quinze jours passés à peu près d intenter une accusation de fausse monnaie L hôte pâlit car d Artagnan avait pris l attitude la plus menaçante et Planchet se modelait sur son maître Ah monseigneur ne m en parlez pas s écria l hôte de son ton de voix le plus larmoyant ah seigneur combien j ai payé cher cette faute Ah malheureux que je suis Ce gentilhomme vous dis je qu est il devenu Daignez m écouter monseigneur et soyez clément Voyons asseyez vous par grâce D Artagnan muet de colère et d inquiétude s assit menaçant comme un juge Planchet s adossa fièrement à son fauteuil Illustration Ah vous ne me connaissez pas Voici l histoire monseigneur reprit l hôte tout tremblant car je vous reconnais à cette heure c est vous qui êtes parti quand j eus ce malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont vous parlez Oui c est moi ainsi vous voyez bien que vous n avez pas de grâce à attendre si vous ne dites pas toute la vérité Aussi veuillez m écouter et vous la saurez tout entière J écoute J avais été prévenu par les autorités qu un faux monnayeur célèbre arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses compagnons tous déguisés sous le costume de gardes ou de mousquetaires Vos chevaux vos laquais votre figure messeigneurs tout m avait été dépeint Après après dit d Artagnan qui reconnut bien vite d où venait le signalement si exactement donné Je pris donc d après les ordres de l autorité qui m envoya un renfort de six hommes telles mesures que je crus urgentes afin de m assurer de la personne des prétendus faux monnayeurs Encore dit d Artagnan à qui ce mot de faux monnayeur échauffait terriblement les oreilles Pardonnez moi monseigneur de dire de telles choses mais elles sont justement mon excuse L autorité m avait fait peur et vous savez qu un aubergiste doit ménager l autorité Mais encore une fois ce gentilhomme où est il qu est il devenu Est il mort est il vivant Patience monseigneur nous y voici Il arriva donc ce que vous savez et dont votre départ précipité ajouta l hôte avec une finesse qui n échappa point à d Artagnan semblait autoriser l issue Ce gentilhomme votre ami se défendit en désespéré Son valet qui par un malheur imprévu avait cherché querelle aux gens de l autorité déguisés en garçons d écurie Ah misérable s écria d Artagnan vous étiez tous d accord et je ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous Hélas non monseigneur nous n étions pas tous d accord et vous l allez bien voir Monsieur votre ami (pardon de ne point l appeler par le nom honorable qu il porte sans doute mais nous ignorons ce nom) monsieur votre ami après avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet battit en retraite en se défendant avec son épée dont il estropia encore un de mes hommes et d un coup de plat de laquelle il m étourdit Mais bourreau finiras tu dit d Artagnan Athos que devint Athos En battant en retraite comme j ai dit à monseigneur il trouva derrière lui l escalier de la cave et comme la porte était ouverte il tira la clé à lui et se barricada en dedans Comme on était sûr de le retrouver là on le laissa libre Oui dit d Artagnan on ne tenait pas tout à fait à le tuer on ne cherchait qu à l emprisonner Juste Dieu à l emprisonner monseigneur il s emprisonna bien lui même je vous le jure D abord il avait fait de rude besogne un homme était tué sur le coup et deux autres étaient blessés grièvement Le mort et les deux blessés furent emportés par leurs camarades et jamais je n ai plus entendu parler ni des uns ni des autres Moi même quand je repris mes sens j allai trouver M le gouverneur auquel je racontai tout ce qui s était passé et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier Mais M le gouverneur eut l air de tomber des nues il me dit qu il ignorait complètement ce que je voulais dire que les ordres qui m étaient parvenus n émanaient pas de lui et que si j avais le malheur de dire à qui que ce fût qu il était pour quelque chose dans toute cette échauffourée il me ferait pendre Il paraît que je m étais trompé monsieur que j avais arrêté l un pour l autre et que celui qu on devait arrêter était sauvé Mais Athos s écria d Artagnan dont l impatience doublait de l abandon où l autorité laissait la chose Athos qu est il devenu Comme j avais hâte de réparer mes torts envers le prisonnier reprit l aubergiste je m acheminai vers la cave afin de lui rendre sa liberté Ah monsieur ce n était plus un homme c était un diable A cette proposition de liberté il déclara que c était un piège qu on lui tendait et qu avant de sortir il entendait imposer ses conditions Je lui dis bien humblement car je ne me dissimulais pas la mauvaise position où je m étais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa Majesté je lui dis que j étais prêt à me soumettre à ses conditions D abord dit il je veux qu on me rende mon valet tout armé On s empressa d obéir à cet ordre car vous comprenez bien monsieur que nous étions disposés à faire tout ce que voudrait votre ami M Grimaud (il a dit son nom celui là quoiqu il ne parle pas beaucoup) M Grimaud fut donc descendu à la cave tout blessé qu il était alors son maître l ayant reçu rebarricada la porte et nous recommanda de rester dans notre boutique Mais enfin s écria d Artagnan où est il où est Athos Dans la cave monsieur Comment malheureux vous le retenez dans la cave depuis ce temps là Bonté divine Non monsieur Nous le retenir dans la cave vous ne savez donc pas ce qu il y fait dans la cave Ah si vous pouviez l en faire sortir monsieur je vous en serais reconnaissant toute ma vie je vous adorerais comme mon patron Alors il est là je le retrouverai là Sans doute monsieur il s est obstiné à y rester Tous les jours on lui passe par le soupirail du pain au bout d une fourche et de la viande quand il en demande mais hélas ce n est pas de pain et de viande dont il fait la plus grande consommation Une fois j ai essayé de descendre avec deux de mes garçons mais il est entré dans une terrible fureur J ai entendu le bruit de ses pistolets qu il armait et de son mousqueton qu armait son domestique Puis comme nous leur demandions quelles étaient leurs intentions le maître a répondu qu ils avaient quarante coups à tirer lui et son laquais et qu ils les tireraient jusqu au dernier plutôt que de permettre qu un seul de nous mît le pied dans la cave Alors monsieur j ai été me plaindre au gouverneur lequel m a répondu que je n avais que ce que je méritais et que cela m apprendrait à insulter les honorables seigneurs qui prenaient gîte chez moi De sorte que depuis ce temps reprit d Artagnan ne pouvant s empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte De sorte que depuis ce temps monsieur continua celui ci nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir car monsieur il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave il y a notre vin en bouteilles et notre vin en pièces la bière l huile et les épices le lard et les saucissons et comme il nous est défendu d y descendre nous sommes forcés de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent de sorte que tous les jours notre hôtellerie se perd Encore une semaine avec votre ami dans ma cave et nous sommes ruinés Et ce sera justice drôle Ne voyait on pas bien à notre mine que nous étions gens de qualité et non faussaires dites Oui monsieur oui vous avez raison dit l hôte Mais tenez tenez le voilà qui s emporte Sans doute qu on l aura troublé dit d Artagnan Mais il faut bien qu on le trouble s écria l hôte il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais Eh bien Eh bien les Anglais aiment le bon vin comme vous savez monsieur ceux ci ont demandé du meilleur Ma femme alors aura sollicité de M Athos la permission d entrer pour satisfaire ces messieurs et il aura refusé comme de coutume Ah bonté divine voilà le sabbat qui redouble D Artagnan en effet entendit mener un grand bruit du côté de la cave il se leva et précédé de l hôte qui se tordait les mains et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armé il s approcha du lieu de la scène Les deux gentilshommes étaient exaspérés ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif Mais c est une tyrannie s écriaient ils en très bon français quoique avec un accent étranger que ce maître fou ne veuille pas laisser à ces bonnes gens l usage de leur vin Çà nous allons enfoncer la porte et s il est trop enragé eh bien nous le tuerons Tout beau messieurs dit d Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture vous ne tuerez personne s il vous plaît Bon bon disait derrière la porte la voix calme d Athos qu on les laisse un peu entrer ces mangeurs de petits enfants et nous allons voir Tout braves qu ils paraissaient être les deux gentilshommes anglais se regardèrent en hésitant on eût dit qu il y avait dans cette cave un de ces ogres faméliques gigantesques héros des légendes populaires et dont nul ne force impunément la caverne Il y eut un moment de silence mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l escalier et donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille Planchet dit d Artagnan en armant ses pistolets je me charge de celui qui est en haut charge toi de celui qui est en bas Ah messieurs vous voulez de la bataille eh bien on va vous en donner Mon Dieu s écria la voix creuse d Athos j entends d Artagnan ce me semble En effet dit d Artagnan en haussant la voix à son tour c est moi même mon ami Ah bon alors dit Athos nous allons les travailler ces enfonceurs de portes Les gentilshommes avaient mis l épée à la main mais ils se trouvaient pris entre deux feux ils hésitèrent un instant encore mais comme la première fois l orgueil l emporta et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur Illustration Ah messieurs vous voulez de la bataille Range toi d Artagnan range toi cria Athos range toi je vais tirer Messieurs dit d Artagnan que la réflexion n abandonnait jamais messieurs songez y De la patience Athos Vous vous engagez là dans une mauvaise affaire et vous allez être criblés Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups de feu autant vous arriveront de la cave puis nous aurons encore nos épées dont je vous assure mon ami et moi nous jouons passablement Laissez moi faire vos affaires et les miennes Tout à l heure vous aurez à boire je vous en donne ma parole S il en reste grogna la voix railleuse d Athos L hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son échine Comment s il en reste murmura t il Que diable il en restera reprit d Artagnan soyez donc tranquille à eux deux ils n auront pas bu toute la cave Messieurs remettez vos épées au fourreau Eh bien vous remettez vos pistolets à votre ceinture Volontiers Et d Artagnan donna l exemple Puis se retournant vers Planchet il lui fit signe de désarmer son mousqueton Les Anglais convaincus remirent en grommelant leurs épées au fourreau On leur raconta l histoire de l emprisonnement d Athos Et comme ils étaient bons gentilshommes ils donnèrent tort à l hôtelier Maintenant messieurs dit d Artagnan remontez chez vous et dans dix minutes je vous réponds qu on vous y portera tout ce que vous pourrez désirer Les Anglais saluèrent et sortirent Maintenant que je suis seul mon cher Athos dit d Artagnan ouvrez moi la porte je vous en prie A l instant même dit Athos Alors on entendit un grand bruit de fagots entre choqués et de poutres gémissantes c étaient les contrescarpes et les bastions d Athos que l assiégé démolissait lui même Un instant après la porte s ébranla et l on vit paraître la tête pâle d Athos qui d un coup d œil rapide explorait les environs D Artagnan se jeta à son cou et l embrassa tendrement puis il voulut l entraîner hors de ce séjour humide alors seulement il s aperçut qu Athos chancelait Vous êtes blessé lui dit il Moi pas le moins du monde je suis ivre mort voilà tout et jamais homme n a mieux fait ce qu il fallait pour cela Vive Dieu mon hôte il faut que j en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles Miséricorde s écria l hôte si le valet en a bu la moitié du maître seulement je suis ruiné Grimaud est un laquais de bonne maison qui ne se serait pas permis de faire le même ordinaire que moi il a bu à la pièce seulement tenez je crois qu il a oublié de remettre le fausset Entendez vous cela coule D Artagnan partit d un éclat de rire qui changea le frisson de l hôte en fièvre chaude En même temps Grimaud parut à son tour derrière son maître le mousqueton sur l épaule la tête tremblante comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens Il était arrosé par devant et par derrière d une liqueur grasse que l hôte reconnut pour être sa meilleure huile d olive Le cortège traversa la grande salle et alla s installer dans la meilleure chambre de l auberge que d Artagnan occupa d autorité Pendant ce temps l hôte et sa femme se précipitèrent avec des lampes dans la cave qui leur avait été si longtemps interdite et où un affreux spectacle les attendait Au delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèche pour sortir et qui se composaient de fagots de planches et de futailles vides entassées selon toutes les règles de l art stratégique on voyait çà et là nageant dans des mares d huile et de vin les ossements de tous les jambons mangés tandis qu un amas de bouteilles jonchait tout l angle gauche de la cave et qu un tonneau dont le robinet était resté ouvert perdait par cette ouverture les dernières gouttes de son sang L image de la dévastation et de la mort comme dit le poète de l antiquité régnait comme sur un champ de bataille Illustration En même temps Grimaud parut à son tour derrière son maître Sur cinquante saucissons pendus aux solives dix restaient à peine Alors les hurlements de l hôte et de l hôtesse percèrent la voûte de la cave d Artagnan lui même en fut ému Athos ne tourna pas même la tête Illustration L image de la dévastation Mais à la douleur succéda la rage L hôte s arma d une broche et dans son désespoir s élança dans la chambre où les deux amis s étaient retirés Du vin dit Athos en apercevant l hôte Du vin s écria l hôte stupéfait du vin mais vous m en avez bu pour plus de cent pistoles mais je suis un homme ruiné perdu anéanti Bah dit Athos nous sommes constamment restés sur notre soif Si vous vous étiez contentés de boire encore mais vous avez cassé toutes les bouteilles Vous m avez poussé sur un tas qui a dégringolé C est votre faute Toute mon huile est perdue L huile est un baume souverain pour les blessures et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez faites Tous mes saucissons rongés Il y a énormément de rats dans cette cave Vous allez me payer tout cela cria l hôte exaspéré Triple drôle dit Athos en se soulevant Mais il retomba aussitôt il venait de donner la mesure de ses forces D Artagnan vint à son secours en levant sa cravache L hôte recula d un pas et se mit à fondre en larmes Cela vous apprendra dit d Artagnan à traiter d une façon plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie Dieu dites le diable Mon cher ami dit d Artagnan si vous nous rompez encore les oreilles nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave et nous verrons si véritablement le dégât est aussi considérable que vous le dites Eh bien oui messieurs dit l hôte j ai tort je l avoue mais à tout péché miséricorde vous êtes des seigneurs et moi je suis un pauvre aubergiste vous aurez pitié de moi Ah si tu parles comme cela dit Athos tu vas me fendre le cœur et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles On n est pas si diable qu on en a l air Voyons viens ici et causons L hôte s approcha avec inquiétude Viens te dis je et n aie pas peur continua Athos Au moment où j allais te payer j avais posé ma bourse sur ta table Oui monseigneur Cette bourse contenait soixante pistoles où est elle Déposée au greffe monseigneur on avait dit que c était de la fausse monnaie Eh bien fais toi rendre ma bourse et garde les soixante pistoles Mais monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce qu il tient Si c était de la fausse monnaie il y aurait encore de l espoir mais malheureusement ce sont de bonnes pièces Arrange toi avec lui mon brave homme cela ne me regarde pas d autant plus qu il ne me reste pas une livre Voyons dit d Artagnan l ancien cheval d Athos où est il A l écurie Combien vaut il Cinquante pistoles tout au plus Il en vaut quatre vingts prends le et que tout soit dit Comment tu vends mon cheval dit Athos tu vends mon Bajazet et sur quoi ferai je la campagne sur Grimaud Je t en amène un autre dit d Artagnan Un autre Et magnifique s écria l hôte Alors s il y en a un autre plus beau et plus jeune prends le vieux et à boire Duquel demanda l hôte tout à fait rasséréné De celui qui est au fond près des lattes il en reste encore vingt cinq bouteilles toutes les autres ont été cassées dans ma chute Montez en six Mais c est un foudre que cet homme dit l hôte à part lui s il reste seulement quinze jours ici et qu il paye ce qu il boira je rétablirai mes affaires Et n oublie pas continua d Artagnan de monter quatre bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais Maintenant dit Athos en attendant qu on nous apporte du vin conte moi d Artagnan ce que sont devenus les autres voyons D Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos dans son lit avec une foulure et Aramis à une table entre les deux théologiens Comme il achevait l hôte rentra avec les bouteilles demandées et un jambon qui heureusement pour lui était resté hors de la cave Illustration L hôte rentra avec les bouteilles demandées C est bien dit Athos en remplissant son verre et celui de d Artagnan voilà pour Porthos et pour Aramis mais vous mon ami qu avez vous et que vous est il arrivé personnellement Je vous trouve un air sinistre Hélas dit d Artagnan c est que je suis le plus malheureux de nous tous moi Toi malheureux d Artagnan dit Athos Voyons comment es tu malheureux Dis moi cela Plus tard dit d Artagnan Plus tard et pourquoi plus tard parce que tu crois que je suis ivre d Artagnan retiens bien ceci je n ai jamais les idées plus nettes que dans le vin Parle donc je suis tout oreilles D Artagnan raconta son aventure avec madame Bonacieux Athos l écouta sans sourciller puis lorsqu il eut fini Misères que tout cela dit Athos misères C était le mot d Athos Vous dites toujours misères mon cher Athos dit d Artagnan cela vous sied bien mal à vous qui n avez jamais aimé L œil mort d Athos s enflamma soudain mais ce ne fut qu un éclair il redevint terne et vague comme auparavant C est vrai dit il tranquillement je n ai jamais aimé moi Vous voyez bien alors cœur de pierre dit d Artagnan que vous avez tort d être dur pour nous autres cœurs tendres Cœurs tendres cœurs percés dit Athos Que dites vous Je dis que l amour est une loterie où celui qui gagne gagne la mort Vous êtes bien heureux d avoir perdu croyez moi mon cher d Artagnan Et si j ai un conseil à vous donner c est de perdre toujours Elle avait l air de si bien m aimer Elle en avait l air Oh elle m aimait Enfant il n y a pas un homme qui n ait cru comme vous que sa maîtresse l aimait et il n y a pas un homme qui n ait été trompé par sa maîtresse Excepté vous Athos qui n en avez jamais eu C est vrai dit Athos après un moment de silence je n en ai jamais eu moi Buvons Mais alors philosophe que vous êtes dit d Artagnan instruisez moi soutenez moi j ai besoin de savoir et d être consolé Consolé de quoi De mon malheur Votre malheur fait rire dit Athos en haussant les épaules je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une histoire d amour Arrivée à vous Ou à un de mes amis qu importe Dites Athos dites Buvons nous ferons mieux Buvez et racontez Au fait cela se peut dit Athos en vidant et remplissant son verre les deux choses vont à merveille ensemble J écoute dit d Artagnan Athos se recueillit et à mesure qu il se recueillait d Artagnan le voyait pâlir il en était à cette période de l ivresse où les buveurs vulgaires tombent et dorment Lui il rêvait tout haut sans dormir Ce somnambulisme de l ivresse avait quelque chose d effrayant Vous le voulez absolument demanda t il Je vous en prie dit d Artagnan Qu il soit donc fait comme vous le désirez Un de mes amis un de mes amis entendez vous bien pas moi dit Athos en s interrompant avec un sourire sombre un des comtes de ma province c est à dire du Berry noble comme un Dandolo ou un Montmorency devint amoureux à vingt cinq ans d une jeune fille de seize belle comme les amours A travers la naïveté de son âge perçait un esprit ardent un esprit non pas de femme mais de poète elle ne plaisait pas elle enivrait elle vivait dans un petit bourg près de son frère qui était curé Tous deux étaient arrivés dans le pays ils venaient on ne sait d où mais en la voyant si belle et en voyant son frère si pieux on ne songeait pas à leur demander d où ils venaient Du reste on les disait de bonne extraction Mon ami qui était le seigneur du pays aurait pu la séduire ou la prendre de force à son gré il était le maître qui serait venu à l aide de deux étrangers de deux inconnus Malheureusement il était honnête homme il l épousa Le sot le niais l imbécile Mais pourquoi cela puisqu il l aimait demanda d Artagnan Attendez donc dit Athos Il l emmena dans son château et en fit la première dame de sa province et il faut lui rendre justice elle tenait parfaitement son rang Eh bien demanda d Artagnan Eh bien un jour qu elle était à la chasse avec son mari continua Athos à voix basse et en parlant fort vite elle tomba de cheval et s évanouit le comte s élança à son secours et comme elle étouffait dans ses habits il les fendit avec son poignard et lui découvrit l épaule Devinez ce qu elle avait sur l épaule d Artagnan dit Athos avec un grand éclat de rire Puis je le savoir demanda d Artagnan Une fleur de lis dit Athos Elle était marquée Et Athos vida d un seul trait le verre qu il tenait à la main Horreur s écria d Artagnan que me dites vous là La vérité Mon cher l ange était un démon La pauvre jeune fille avait volé Et que fit le comte Le comte était un grand seigneur il avait sur ses terres droit de justice basse et haute il acheva de déchirer les habits de la comtesse il lui lia les mains derrière le dos et la pendit à un arbre Ciel Athos un meurtre s écria d Artagnan Oui un meurtre pas davantage dit Athos pâle comme la mort Mais on me laisse manquer de vin ce me semble Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait l approcha de sa bouche et la vida d un seul trait comme il eût fait d un verre ordinaire Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains d Artagnan demeura devant lui saisi d épouvante Cela m a guéri des femmes belles poétiques et amoureuses dit Athos en se relevant et sans songer à continuer l apologue du comte Dieu vous en accorde autant Buvons Illustration Et il la pendit à un arbre Ainsi elle est morte balbutia d Artagnan Parbleu dit Athos Mais tendez votre verre Du jambon drôle cria Athos nous ne pouvons plus boire Et son frère ajouta timidement d Artagnan Son frère reprit Athos Oui le prêtre Ah je m en informai pour le faire pendre à son tour mais il avait pris les devants il avait quitté sa cure depuis la veille A t on su au moins ce que c était que ce misérable C était sans doute le premier amant et le complice de la belle un digne homme qui avait fait semblant d être curé peut être pour marier sa maîtresse et lui assurer un sort Il aura été écartelé je l espère Oh mon Dieu mon Dieu fit d Artagnan tout étourdi de cette horrible aventure Mangez donc de ce jambon d Artagnan il est exquis dit Athos en coupant une tranche qu il mit sur l assiette du jeune homme Quel malheur qu il n y en ait pas eu seulement quatre comme celui là dans la cave j aurais bu cinquante bouteilles de plus D Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation qui l eût rendu fou il laissa tomber sa tête sur ses deux mains et fit semblant de s endormir Les jeunes gens ne savent plus boire dit Athos en le regardant en pitié et pourtant celui là est des meilleurs XXVIII RETOUR D Artagnan était resté étourdi de la terrible confidence d Athos cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette demi révélation d abord elle avait été faite par un homme tout à fait ivre à un homme qui l était à moitié et cependant malgré ce vague que fait monter au cerveau la fumée de deux ou trois bouteilles de vin de Bourgogne d Artagnan en se réveillant le lendemain matin avait chaque parole d Athos aussi présente à son esprit que si à mesure qu elles étaient tombées de sa bouche elles s étaient imprimées dans son esprit Tout ce doute ne lui donna qu un plus vif désir d arriver à une certitude et il passa chez son ami avec l intention bien arrêtée de renouer sa conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis c est à dire le plus fin et le plus impénétrable des hommes Au reste le mousquetaire après avoir échangé avec lui une poignée de main alla le premier au devant de sa pensée J étais bien ivre hier mon cher d Artagnan dit il j ai senti cela ce matin à ma langue qui était encore fort épaisse et à mon pouls qui était encore fort agité je parie que j ai dit mille extravagances Et en disant ces mots il regarda son ami avec une fixité qui l embarrassa Mais non pas répliqua d Artagnan et si je me le rappelle bien vous n avez rien dit que de fort ordinaire Ah vous m étonnez Je croyais vous avoir raconté une histoire des plus lamentables Et il regardait le jeune homme comme s il eût voulu lire au plus profond de son cœur Ma foi dit d Artagnan il paraît que j étais encore plus ivre que vous puisque je ne me souviens de rien Athos ne se paya point de cette parole et il reprit Vous n êtes pas sans avoir remarqué mon cher ami que chacun a son genre d ivresse triste ou gaie moi j ai l ivresse triste et quand une fois je suis gris ma manie est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m a inculquées dans le cerveau C est mon défaut défaut capital j en conviens mais à cela près je suis bon buveur Athos disait cela d une façon si naturelle que d Artagnan fut ébranlé dans sa conviction Oh c est donc cela en effet reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vérité c est donc cela que je me souviens comme au reste on se souvient d un rêve que nous avons parlé de pendus Ah vous voyez bien dit Athos en pâlissant et cependant en essayant de rire j en étais sûr les pendus sont mon cauchemar à moi Oui oui reprit d Artagnan et voilà la mémoire qui me revient oui il s agissait attendez donc il s agissait d une femme Voyez répondit Athos en devenant presque livide c est ma grande histoire de la femme blonde et quand je raconte celle là c est que je suis ivre mort Oui c est cela dit d Artagnan l histoire de la femme blonde grande et belle aux yeux bleus Oui et pendue Par son mari qui était un seigneur de votre connaissance continua d Artagnan en regardant fixement Athos Eh bien voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l on dit reprit Athos en haussant les épaules comme s il se fût pris lui même en pitié Décidément je ne veux plus me griser d Artagnan c est une trop mauvaise habitude D Artagnan garda le silence Puis Athos changeant tout à coup de conversation A propos dit il je vous remercie du cheval que vous m avez amené Est il de votre goût demanda d Artagnan Oui mais ce n était pas un cheval de fatigue Vous vous trompez j ai fait avec lui dix lieues en moins d une heure et demie et il n y paraissait pas plus que s il eût fait le tour de la place Saint Sulpice Ah çà mais vous allez me donner des regrets Des regrets Oui je m en suis défait Comment cela Voici le fait ce matin je me suis réveillé à six heures vous dormiez comme un sourd et je ne savais que faire j étais encore tout hébété de notre débauche d hier je descendis dans la grande salle et j avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon le sien étant mort hier d un coup de sang Je m approchai de lui et comme je vis qu il offrait cent pistoles d un alezan brûlé Par Dieu lui dis je mon gentilhomme moi aussi j ai un cheval à vendre Et très beau même dit il je l ai vu hier le valet de votre ami le tenait en main Trouvez vous qu il vaille cent pistoles Oui et voulez vous me le donner pour ce prix là Non mais je vous le joue Vous me le jouez Oui A quoi Aux dés Ce qui fut dit fut fait et j ai perdu le cheval Ah mais par exemple continua Athos j ai regagné le caparaçon D Artagnan fit une mine assez maussade Cela vous contrarie dit Athos Mais oui je vous l avoue reprit d Artagnan ce cheval devait servir à nous faire reconnaître un jour de bataille c était un gage un souvenir Athos vous avez eu tort Eh mon cher ami mettez vous à ma place reprit le mousquetaire je m ennuyais à périr moi et puis d honneur je n aime pas les chevaux anglais Voyons s il ne s agit que d être reconnu par quelqu un eh bien la selle suffira elle est assez remarquable Quant au cheval nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition Que diable un cheval est mortel mettons que le mien a eu la morve ou le farcin D Artagnan ne se déridait pas Cela me contrarie continua Athos que vous paraissiez tant tenir à ces animaux car je ne suis pas au bout de mon histoire Qu avez vous donc fait encore Après avoir perdu mon cheval neuf contre dix voyez le coup l idée me vint de jouer le vôtre Oui mais vous vous en tîntes j espère à l idée Non pas je la mis à exécution à l instant même Ah par exemple s écria d Artagnan inquiet Je jouai et je perdis Mon cheval Votre cheval sept contre huit faute d un point vous connaissez le proverbe Athos vous n êtes pas dans votre bon sens je vous jure Mon cher c était hier quand je vous contais mes sottes histoires qu il fallait me dire cela et non pas ce matin Je le perdis donc avec tous les équipages et harnais possibles Mais c est affreux Attendez donc vous n y êtes point je ferais un joueur excellent si je ne m entêtais pas mais je m entête c est comme quand je bois je m entêtai donc Mais que pûtes vous jouer il ne vous restait plus rien Si fait si fait mon ami il nous restait ce diamant qui brille à votre doigt et que j avais remarqué hier Ce diamant s écria d Artagnan en portant vivement la main à sa bague Et comme je suis connaisseur en ayant eu quelques uns pour mon propre compte je l avais estimé mille pistoles J espère dit sérieusement d Artagnan à demi mort de frayeur que vous n avez fait aucune mention de mon diamant Au contraire cher ami vous comprenez ce diamant devenait notre seule ressource avec lui je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux et de plus l argent pour faire la route Athos vous me faites frémir s écria d Artagnan Je parlai donc de votre diamant à mon partner lequel l avait aussi remarqué Que diable aussi mon cher vous portez à votre doigt une étoile du ciel et vous ne voulez pas qu on y fasse attention Impossible Achevez mon cher achevez dit d Artagnan car d honneur avec votre sang froid vous me faites mourir Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles chacune Ah vous voulez rire et m éprouver dit d Artagnan que la colère commençait à prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille dans l Iliade Non je ne plaisante pas mordieu j aurais bien voulu vous y voir vous il y avait quinze jours que je n avais envisagé face humaine et que j étais là à m abrutir en m abouchant avec des bouteilles Ce n est point une raison pour jouer mon diamant cela répondit d Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse Écoutez donc la fin dix parties de cent pistoles chacune en dix coups sans revanche en treize coups je perdis tout en treize coups le nombre 13 m a toujours été fatal c était le 13 du mois de juillet que Ventrebleu s écria d Artagnan en se levant de table l histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille Patience dit Athos j avais un plan L Anglais était un original je l avais vu le matin causer avec Grimaud et Grimaud m avait averti qu il lui avait fait des propositions pour entrer à son service Je lui joue Grimaud le silencieux Grimaud divisé en dix portions Ah pour le coup dit d Artagnan éclatant de rire malgré lui Grimaud lui même entendez vous cela et avec les dix parts de Grimaud qui ne vaut pas en tout un ducaton je regagne le diamant Dites maintenant que la persistance n est pas une vertu Ma foi c est très drôle s écria d Artagnan consolé et se tenant les côtes de rire Vous comprenez que me sentant en veine je me remis aussitôt à jouer sur le diamant Ah diable dit d Artagnan assombri de nouveau J ai regagné vos harnais puis votre cheval puis mes harnais puis mon cheval puis reperdu Bref j ai rattrapé votre harnais puis le mien Voilà où nous en sommes C est un coup superbe aussi je m en suis tenu là D Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l hôtellerie de dessus la poitrine Enfin le diamant me reste dit il timidement Intact cher ami plus les harnais de votre Bucéphale et du mien Mais que ferons nous de nos harnais sans chevaux J ai une idée sur eux Athos vous me faites frémir Écoutez vous n avez pas joué depuis longtemps vous d Artagnan Et je n ai point l envie de jouer Ne jurons de rien Vous n avez pas joué depuis longtemps disais je vous devez donc avoir la main bonne Eh bien après Eh bien l Anglais et son compagnon sont encore là J ai remarqué qu il regrettait beaucoup les harnais Vous vous paraissez tenir à votre cheval A votre place je jouerais vos harnais contre votre cheval Mais il ne voudra pas un seul harnais Jouez les deux pardieu je ne suis point un égoïste comme vous moi Vous feriez cela dit d Artagnan indécis tant la confiance d Athos commençait à le gagner à son insu Parole d honneur en un seul coup Mais c est qu ayant perdu les chevaux je tenais énormément à conserver les harnais Jouez votre diamant alors Oh ceci c est autre chose jamais jamais Diable dit Athos je vous proposerais bien de jouer Planchet mais comme cela a déjà été fait l Anglais ne voudrait peut être plus Décidément mon cher Athos dit d Artagnan j aime mieux ne rien risquer C est dommage dit froidement Athos l Anglais est cousu de pistoles Eh mon Dieu essayez un coup un coup est bientôt joué Et si je perds Vous gagnerez Mais si je perds Eh bien vous donnerez les harnais Va pour un coup dit d Artagnan Athos se mit en quête de l Anglais et le trouva dans l écurie où il examinait les harnais d un œil de convoitise L occasion était bonne Il fit ses conditions les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles à choisir L Anglais calcula vite les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux il topa D Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre trois sa pâleur effraya Athos qui se contenta de dire Voilà un triste coup compagnon vous aurez les chevaux tout harnachés monsieur Illustration Deux as L Anglais triomphant ne se donna pas même la peine de rouler les dés il les jeta sur la table sans regarder tant il était sûr de la victoire d Artagnan s était détourné pour cacher sa mauvaise humeur Tiens tiens tiens dit Athos avec sa voix tranquille ce coup de dés est extraordinaire et je ne l ai vu que quatre fois dans ma vie deux as L Anglais regarda et fut saisi d étonnement d Artagnan regarda et fut saisi de plaisir Oui continua Athos quatre fois seulement une fois chez M de Créquy une autre fois chez moi à la campagne dans mon château de quand j avais un château une troisième fois chez M de Tréville où il nous surprit tous enfin une quatrième fois au cabaret où il échut à moi et où je perdis sur lui cent louis et un souper Alors monsieur reprend son cheval dit l Anglais Certes dit d Artagnan Alors il n y a pas de revanche Nos conditions disaient pas de revanche vous vous le rappelez C est vrai le cheval va être rendu à votre valet monsieur Un moment dit Athos avec votre permission monsieur je demande à dire un mot à mon ami Dites Athos tira d Artagnan à part Eh bien lui dit d Artagnan que me veux tu encore tentateur tu veux que je joue n est ce pas Non je veux que vous réfléchissiez A quoi Vous allez reprendre le cheval n est ce pas Sans doute Vous avez tort je prendrais les cent pistoles vous savez que vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles à votre choix Oui Je prendrais les cent pistoles Eh bien moi je prends le cheval Et vous avez tort je vous le répète que ferons nous d un cheval pour nous deux je ne puis pas monter en croupe nous aurions l air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères vous ne pouvez pas m humilier en chevauchant près de moi en chevauchant sur ce magnifique destrier Moi sans balancer un seul instant je prendrais les cent pistoles nous avons besoin d argent pour revenir à Paris Je tiens à ce cheval Athos Et vous avez tort mon ami un cheval prend un écart un cheval butte et se couronne un cheval mange dans un râtelier où a mangé un cheval morveux voilà un cheval ou plutôt cent pistoles perdues il faut que le maître nourrisse son cheval tandis qu au contraire cent pistoles nourrissent leur maître Mais comment reviendrons nous Sur les chevaux de nos laquais pardieu on verra toujours bien à l air de nos figures que nous sommes gens de condition La belle mine que nous aurons sur des bidets tandis qu Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux Aramis Porthos s écria Athos et il se mit à rire Quoi demanda d Artagnan qui ne comprenait rien à l hilarité de son ami Bien bien continuons dit Athos Ainsi votre avis Est de prendre les cent pistoles d Artagnan avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu à la fin du mois nous avons essuyé des fatigues voyez vous et il sera bon de nous reposer un peu Me reposer oh non Athos aussitôt à Paris je me mets à la recherche de cette pauvre femme Eh bien croyez vous que votre cheval vous sera aussi utile pour cela que les bons louis d or prenez les cent pistoles mon ami prenez les cent pistoles D Artagnan n avait besoin que d une raison pour se rendre Celle là lui parut excellente D ailleurs en résistant plus longtemps il craignait de paraître égoïste aux yeux d Athos il acquiesça donc et choisit les cent pistoles que l Anglais lui compta sur le champ Puis l on ne songea plus qu à partir La paix signée outre le vieux cheval d Athos coûta six pistoles d Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud les deux valets se mirent en route à pied portant les selles sur leurs têtes Si mal montés que fussent les deux amis ils prirent bientôt les devants sur leurs laquais et arrivèrent à Crèvecœur De loin ils aperçurent Aramis mélancoliquement appuyé sur sa fenêtre et regardant comme ma sœur Anne poudroyer l horizon Holà eh Aramis que diable faites vous donc là crièrent les deux amis Ah c est vous d Artagnan c est vous Athos dit le jeune homme je songeais avec quelle rapidité s en vont les biens de ce monde et mon cheval anglais qui s éloignait et qui vient de disparaître au milieu d un tourbillon de poussière m était une vivante image de la fragilité des choses de la terre La vie elle même peut se résoudre en trois mots Erat est fuit Cela veut dire au fond demanda d Artagnan qui commençait à se douter de la vérité Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe soixante louis un cheval qui à la manière dont il file peut faire cinq lieues à l heure D Artagnan et Athos éclatèrent de rire Mon cher d Artagnan dit Aramis ne m en voulez pas trop je vous prie nécessité n a pas de loi d ailleurs je suis le premier puni puisque cet infâme maquignon m a volé de cinquante louis au moins Ah vous êtes bons ménagers vous autres vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main doucement et à petites journées Au même instant un fourgon qui depuis quelques instants pointait sur la route d Amiens s arrêta et l on en vit sortir Grimaud et Planchet leurs selles sur la tête Le fourgon retournait à vide vers Paris et les deux laquais s étaient engagés moyennant leur transport à désaltérer le voiturier tout le long de la route Qu est ce que cela dit Aramis en voyant ce qui se passait rien que les selles Comprenez vous maintenant dit Athos Illustration Qu est ce que cela rien que des selles Mes amis c est exactement comme moi J ai conservé le harnais par instinct Holà Bazin portez mon harnais neuf auprès de celui de ces messieurs Et qu avez vous fait de vos curés demanda d Artagnan Mon cher je les ai invités à dîner le lendemain dit Aramis il y a ici du vin exquis cela soit dit en passant je les ai grisés de mon mieux alors le curé m a défendu de quitter la casaque et le jésuite m a prié de le faire recevoir mousquetaire Sans thèse cria d Artagnan sans thèse je demande la suppression de la thèse moi Depuis lors continua Aramis je vis agréablement J ai commencé un poème en vers d une syllabe c est assez difficile mais le mérite en toutes choses est dans la difficulté La matière est galante je vous lirai le premier chant il a quatre cents vers et dure une minute Ma foi mon cher Aramis dit d Artagnan qui détestait presque autant les vers que le latin ajoutez au mérite de la difficulté celui de la brièveté et vous êtes sûr au moins que votre poème aura deux mérites Puis continua Aramis il respire des passions honnêtes vous verrez Ah çà mes amis nous retournons donc à Paris Bravo je suis prêt nous allons donc revoir ce bon Porthos tant mieux Vous ne croyez pas qu il me manquait ce grand niais là Ce n est pas lui qui aurait vendu son cheval fût ce contre un royaume Je voudrais déjà le voir sur sa bête et sur sa selle Il aura j en suis sûr l air du Grand Mogol On fit une halte d une heure pour faire souffler les chevaux Aramis solda son compte plaça Bazin dans le fourgon avec ses camarades et l on se mit en route pour aller retrouver Porthos On le trouva debout moins pâle que ne l avait vu d Artagnan à sa première visite et assis à une table où quoiqu il fût seul figurait un dîner de quatre personnes ce dîner se composait de viandes galamment troussées de vins choisis et de fruits superbes Ah pardieu dit il en se levant vous arrivez à merveille messieurs j en étais justement au potage et vous allez dîner avec moi Oh oh fit d Artagnan ce n est pas Mousqueton qui a pris au lasso de pareilles bouteilles puis voilà un fricandeau piqué et un filet de bœuf Je me refais dit Porthos je me refais rien n affaiblit comme ces diables de foulures avez vous eu des foulures Athos Jamais seulement je me rappelle que dans notre échauffourée de la rue Férou je reçus un coup d épée qui au bout de quinze ou dix huit jours m avait produit exactement le même effet Mais ce dîner n était pas pour vous seul mon cher Porthos dit Aramis Non dit Porthos j attendais quelques gentilshommes du voisinage qui viennent de me faire dire qu ils ne viendraient pas vous les remplacerez et je ne perdrai pas au change Holà Mousqueton des sièges et que l on double les bouteilles Savez vous ce que nous mangeons ici dit Athos au bout de dix minutes Pardieu répondit d Artagnan moi je mange du veau piqué aux cardons et à la moelle Et moi des filets d agneau dit Porthos Et moi un blanc de volaille dit Aramis Vous vous trompez tous messieurs répondit gravement Athos vous mangez du cheval Allons donc dit d Artagnan Du cheval dit Aramis avec une grimace de dégoût Porthos seul ne répondit pas Oui du cheval n est ce pas Porthos que nous mangeons du cheval Peut être même les caparaçons avec Non messieurs j ai gardé le harnais dit Porthos Ma foi nous nous valons tous dit Aramis on dirait que nous nous sommes donné le mot Que voulez vous dit Porthos ce cheval faisait honte à mes visiteurs et je n ai pas voulu les humilier Puis votre duchesse est toujours aux eaux n est ce pas reprit d Artagnan Toujours reprit Porthos Or ma foi le gouverneur de la province un des gentilshommes que j attendais aujourd hui à dîner m a paru le désirer si fort que je le lui ai donné Illustration Vous mangez du cheval Donné s écria d Artagnan Oh mon Dieu oui donné c est le mot dit Porthos car il valait certainement cent cinquante louis et le ladre n a voulu me le payer que quatre vingts Sans la selle demanda Aramis Oui sans la selle Vous remarquerez messieurs dit Athos que c est encore Porthos qui a fait le meilleur marché de nous tous Ce fut alors un hourrah de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi mais on lui expliqua bientôt la raison de cette hilarité qu il partagea bruyamment selon sa coutume De sorte que nous sommes tous en fonds dit d Artagnan Mais pas pour mon compte dit Athos j ai trouvé le vin d Espagne d Aramis si bon que j en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans le fourgon des laquais ce qui m a fort désargenté Et moi dit Aramis imaginez donc que j avais donné jusqu à mon dernier sou à l église de Montdidier et aux jésuites d Amiens que j avais pris en outre des engagements qu il m a fallu tenir des messes commandées pour moi et pour vous messieurs que l on dira messieurs et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions à merveille Et moi dit Porthos ma foulure croyez vous qu elle ne m a rien coûté sans compter la blessure de Mousqueton pour laquelle j ai été obligé de faire venir le chirurgien deux fois par jour lequel m a fait payer ses visites double sous prétexte que cet imbécile de Mousqueton avait été se faire donner une balle dans un endroit qu on ne montre ordinairement qu aux apothicaires aussi je lui ai bien recommandé de ne plus se faire blesser là Allons allons dit Athos en échangeant un sourire avec d Artagnan et Aramis je vois que vous vous êtes conduit grandement à l égard du pauvre garçon c est d un bon maître Bref continua Porthos ma dépense payée il me restera bien une trentaine d écus Et à moi une dizaine de pistoles dit Aramis Allons allons dit Athos il paraît que nous sommes les Crésus de la société Combien vous reste t il sur vos cent pistoles d Artagnan Sur mes cent pistoles D abord je vous en ai donné cinquante Vous croyez Pardieu Ah c est vrai je me rappelle Puis j en ai payé six à l hôte Quel animal que cet hôte pourquoi lui avez vous donné six pistoles C est vous qui m avez dit de les lui donner C est vrai que je suis trop bon Bref en reliquat Vingt cinq pistoles dit d Artagnan Et moi dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche moi Vous rien Ma foi ou si peu de chose que ce n est pas la peine de rapporter à la masse Maintenant calculons combien nous possédons en tout Porthos Trente écus Aramis Dix pistoles Et vous d Artagnan Vingt cinq Cela fait en tout dit Athos Quatre cent soixante quinze livres dit d Artagnan qui comptait comme Archimède Arrivés à Paris nous en aurons bien encore quatre cents dit Porthos plus les harnais Mais nos chevaux d escadron dit Aramis Eh bien des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de maître que nous tirerons au sort avec les quatre cents livres on en fera un demi pour un des démontés puis nous donnerons les grattures de nos poches à d Artagnan qui a la main bonne et qui ira les jouer dans le premier tripot venu voilà Dînons donc dit Porthos cela refroidit Les quatre amis plus tranquilles désormais sur leur avenir firent honneur au repas dont les restes furent abandonnés à MM Mousqueton Bazin Planchet et Grimaud En arrivant à Paris d Artagnan trouva une lettre de M de Tréville qui le prévenait que sur sa demande le roi venait de lui promettre son admission prochaine dans les mousquetaires Comme c était tout ce que d Artagnan ambitionnait au monde à part bien entendu le désir de retrouver madame Bonacieux il courut tout joyeux chez ses camarades qu il venait de quitter il y avait une demi heure et qu il trouva fort tristes et fort préoccupés Ils étaient réunis en conseil chez Athos ce qui indiquait toujours des circonstances d une certaine gravité M de Tréville venait de les avertir que l intention bien arrêtée de Sa Majesté étant d ouvrir la campagne le 1er mai ils eussent à préparer incontinent leurs équipages Les quatre philosophes se regardèrent tout ébahis M de Tréville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline Et à combien estimez vous ces équipages dit d Artagnan Oh il n y a pas à dire reprit Aramis nous venons de faire nos comptes avec une lésinerie de Spartiates et il nous faut à chacun quinze cents livres Quatre fois quinze font soixante soit six mille livres dit Athos Moi dit d Artagnan il me semble qu avec mille livres chacun il est vrai que je ne parle pas en Spartiate mais en procureur Ce mot de procureur réveilla Porthos Tiens j ai une idée dit il C est déjà quelque chose moi je n en ai pas même l ombre dit froidement Athos mais quant à d Artagnan messieurs l espérance d être bientôt des nôtres l a rendu fou mille livres je déclare que pour moi seul il m en faut deux mille Quatre fois deux font huit dit alors Aramis c est donc huit mille livres qu il nous faut pour nos équipages sur lesquels équipages il est vrai nous avons déjà les selles Plus dit Athos en attendant que d Artagnan qui allait remercier M de Tréville eût fermé la porte plus ce beau diamant qui brille au doigt de notre ami Que diable d Artagnan est trop bon camarade pour laisser des frères dans l embarras quand il porte à son médius la rançon d un roi XXIX LA CHASSE A L ÉQUIPEMENT Le plus préoccupé des quatre amis était bien certainement d Artagnan quoique d Artagnan en sa qualité de garde fût bien plus facile à équiper que Messieurs les mousquetaires qui étaient des seigneurs mais notre cadet de Gascogne était comme on a pu le voir d un caractère prévoyant et presque avare et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque à rendre des points à Porthos A cette préoccupation de sa vanité d Artagnan joignait en ce moment une inquiétude moins égoïste Quelques informations qu il eût pu prendre sur madame Bonacieux il ne lui en était venu aucune nouvelle M de Tréville en avait parlé à la reine la reine ignorait où était la jeune mercière et avait promis de la faire chercher Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guère d Artagnan Athos ne sortait pas de sa chambre il était résolu à ne pas risquer une enjambée pour s équiper Il nous reste quinze jours disait il à ses amis eh bien si au bout de ces quinze jours je n ai rien trouvé ou plutôt si rien n est venu me trouver comme je suis trop bon catholique pour me casser la tête d un coup de pistolet je chercherai une bonne querelle à quatre gardes de Son Éminence ou à huit Anglais et je me battrai jusqu à ce qu il y en ait un qui me tue ce qui sur la quantité ne peut manquer de m arriver On dira alors que je suis mort pour le roi de sorte que j aurai fait mon service sans avoir eu besoin de m équiper Porthos continuait à se promener les mains derrière le dos en hochant la tête de haut en bas et disant Je poursuivrai mon idée Aramis soucieux et mal frisé ne disait rien On peut voir par ces détails désastreux que la désolation régnait dans la communauté Les laquais de leur côté comme les coursiers d Hippolyte partageaient la triste peine de leurs maîtres Mousqueton faisait des provisions de croûtes Bazin qui avait toujours donné dans la dévotion ne quittait plus les églises Planchet regardait voler les mouches et Grimaud que la détresse générale ne pouvait déterminer à rompre le silence imposé par son maître poussait des soupirs à attendrir des pierres Les trois amis car ainsi que nous l avons dit Athos avait juré de ne pas faire un pas pour s équiper les trois amis sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard Ils erraient par les rues regardant sur chaque pavé pour savoir si les personnes qui y étaient passées avant eux n y avaient pas laissé quelque bourse On eût dit qu ils suivaient des pistes tant ils étaient attentifs partout où ils allaient Quand ils se rencontraient ils avaient des regards désolés qui voulaient dire As tu trouvé quelque chose Cependant comme Porthos avait trouvé le premier son idée et comme il l avait poursuivie avec persistance il fut le premier à agir C était un homme d exécution que ce digne Porthos D Artagnan l aperçut un jour qu il s acheminait vers l église Saint Leu et le suivit instinctivement il entra au lieu saint après avoir relevé sa moustache et allongé sa royale ce qui annonçait toujours de sa part les intentions les plus conquérantes Comme d Artagnan prenait quelques précautions pour se dissimuler Porthos crut n avoir pas été vu D Artagnan entra derrière lui Porthos alla s adosser au côté d un pilier d Artagnan toujours inaperçu s appuya de l autre Justement il y avait un sermon ce qui faisait que l église était fort peuplée Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes grâce aux bons soins de Mousqueton l extérieur était loin d annoncer la détresse de l intérieur son feutre était bien un peu râpé sa plume était bien un peu déteinte ses broderies étaient bien un peu ternies ses dentelles étaient bien éraillées mais dans la demi teinte toutes ces bagatelles disparaissaient et Porthos était toujours le beau Porthos D Artagnan remarqua sur le banc le plus rapproché du pilier où Porthos et lui étaient adossés une espèce de beauté mûre un peu jaune un peu sèche mais raide et hautaine sous ses coiffes noires Les yeux de Porthos s abaissaient furtivement sur cette dame puis papillonnaient au loin dans la nef De son côté la dame qui de temps en temps rougissait lançait avec la rapidité de l éclair un coup d œil sur le volage Porthos et aussitôt les yeux de Porthos de papillonner avec fureur Il était clair que c était un manège qui piquait au vif la dame aux coiffes noires car elle se mordait les lèvres jusqu au sang se grattait le bout du nez et se démenait désespérément sur son siège Ce que voyant Porthos il retroussa de nouveau sa moustache allongea une seconde fois sa royale et se mit à faire des signaux à une belle dame qui était près du chœur et qui non seulement était une belle dame mais encore une grande dame sans doute car elle avait derrière elle un négrillon qui avait apporté le coussin sur lequel elle était agenouillée et une suivante qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait le livre où elle lisait sa messe Illustration La dame aux coiffes noires suivit les regards de Porthos La dame aux coiffes noires suivit à travers tous ses détours les regards de Porthos et reconnut qu ils s arrêtaient sur la dame au coussin de velours au négrillon et à la suivante Pendant ce temps Porthos jouait serré c étaient des clignements d yeux des doigts posés sur les lèvres de petits sourires assassins qui réellement assassinaient la belle dédaignée Aussi poussa t elle en forme de meâ culpâ et en se frappant la poitrine un hum tellement vigoureux que tout le monde même la dame au coussin rouge se retourna de son côté Porthos tint bon pourtant il avait bien compris mais il fit le sourd La dame au coussin rouge fit un grand effet car elle était fort belle sur la dame aux coiffes noires qui vit en elle une rivale véritablement à craindre un grand effet sur Porthos qui la trouva beaucoup plus jolie que la dame aux coiffes noires un grand effet sur d Artagnan qui reconnut la dame de Meung de Calais et de Douvres que son persécuteur l homme à la cicatrice avait saluée du nom de milady D Artagnan sans perdre de vue la dame au coussin rouge continua de suivre le manège de Porthos qui l amusait fort il crut deviner que la dame aux coiffes noires était la procureuse de la rue aux Ours d autant mieux que l église Saint Leu n était pas très éloignée de ladite rue Il devina alors par induction que Porthos cherchait à prendre sa revanche de sa défaite de Chantilly alors que la procureuse s était montrée si récalcitrante à l endroit de la bourse Mais au milieu de tout cela d Artagnan remarqua aussi que pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos Ce n étaient que chimères et illusions mais pour un amour réel pour une jalousie véritable y a t il d autres réalités que les illusions et les chimères Le sermon finit la procureuse s avança vers le bénitier Porthos l y devança et au lieu d un doigt y mit toute la main La procureuse sourit croyant que c était pour elle que Porthos se mettait en frais mais elle fut promptement et cruellement détrompée lorsqu elle ne fut plus qu à trois pas de lui il détourna la tête fixant invariablement les yeux sur la dame au coussin rouge qui s était levée et qui s approchait suivie de son négrillon et de sa fille de chambre Lorsque la dame au coussin rouge fut près de Porthos Porthos tira sa main toute ruisselante du bénitier la belle dévote toucha de sa main effilée la grosse main de Porthos fit en souriant le signe de la croix et sortit de l église Illustration Porthos tira sa main toute ruisselante du bénitier C en fut trop pour la procureuse elle ne douta plus que cette dame et Porthos fussent en galanterie Si elle eût été une grande dame elle se serait évanouie mais comme elle n était qu une procureuse elle se contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrée Eh monsieur Porthos vous ne m en offrez pas à moi d eau bénite Porthos fit au son de cette voix un soubresaut comme ferait un homme qui se réveillerait après un somme de cent ans Ma madame s écria t il est ce bien vous Comment se porte votre mari ce cher monsieur Coquenard Est il toujours aussi ladre qu il était Où avais je donc les yeux que je ne vous ai pas même aperçue pendant les deux heures qu a duré ce sermon J étais à deux pas de vous monsieur répondit la procureuse mais vous ne m avez pas aperçue parce que vous n aviez d yeux que pour la belle dame à qui vous venez de donner de l eau bénite Porthos feignit d être embarrassé Ah dit il vous avez remarqué Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir Oui dit négligemment Porthos c est une duchesse de mes amies avec laquelle j ai grand peine à me rencontrer à cause de la jalousie de son mari et qui m avait fait prévenir qu elle viendrait aujourd hui rien que pour me voir dans cette chétive église au fond de ce quartier perdu Monsieur Porthos dit la procureuse auriez vous la bonté de m offrir le bras pendant cinq minutes je causerais volontiers avec vous Comment donc madame dit Porthos en se clignant de l œil à lui même comme un joueur qui rit de la dupe qu il va faire En ce moment d Artagnan passait poursuivant milady il jeta un regard de côté sur Porthos et vit ce coup d œil triomphant Eh eh se dit il à lui même en raisonnant dans le sens de la morale étrangement facile de cette époque galante en voici un qui pourrait bien être équipé pour le terme voulu Porthos cédant à la pression du bras de sa procureuse comme une barque cède au gouvernail arriva au cloître Saint Magloire passage peu fréquenté enfermé d un tourniquet à ses deux bouts On n y voyait le jour que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient Ah monsieur Porthos s écria la procureuse quand elle se fut assurée qu aucune personne étrangère à la population habituelle de la localité ne pouvait les voir ni les entendre ah monsieur Porthos vous êtes un grand vainqueur à ce qu il paraît Moi madame dit Porthos en se rengorgeant et pourquoi cela Et les signes de tantôt et l eau bénite Mais c est une princesse pour le moins que cette dame avec son négrillon et sa fille de chambre Vous vous trompez mon Dieu non répondit Porthos c est tout bonnement une duchesse Et ce coureur qui attendait à la porte et ce carrosse avec un cocher à grande livrée qui attendait sur son siège Porthos n avait vu ni le coureur ni le carrosse mais de son regard de femme jalouse madame Coquenard avait tout vu Porthos regretta de n avoir pas du premier coup fait la dame au coussin rouge princesse Ah vous êtes l enfant chéri des belles monsieur Porthos reprit en soupirant la procureuse Mais répondit Porthos vous comprenez qu avec un physique comme celui dont la nature m a doué je ne manque pas de bonnes fortunes Mon Dieu comme les hommes oublient vite s écria la procureuse en levant les yeux au ciel Moins vite encore que les femmes ce me semble répondit Porthos car enfin moi madame je puis dire que j ai été votre victime lorsque mourant blessé je me suis vu abandonné des chirurgiens moi le rejeton d une famille illustre qui m étais fié à votre amitié j ai manqué mourir de mes blessures d abord et de faim ensuite dans une mauvaise auberge de Chantilly et cela sans que vous ayez daigné répondre une seule fois aux lettres brûlantes que je vous ai écrites Mais monsieur Porthos murmura la procureuse qui sentait qu à en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps là elle était dans son tort Moi qui avais sacrifié pour vous la baronne de Je le sais bien La comtesse de Monsieur Porthos ne m accablez pas La duchesse de Monsieur Porthos soyez généreux Vous avez raison madame et je n achèverai pas Mais c est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prêter Madame Coquenard dit Porthos rappelez vous la première lettre que vous m avez écrite et que je conserve gravée dans ma mémoire La procureuse poussa un gémissement Mais c est qu aussi dit elle la somme que vous demandiez à emprunter était un peu bien forte Madame Coquenard je vous donnais la préférence Je n ai eu qu à écrire à la duchesse de Je ne veux pas dire son nom car je ne sais pas ce que c est que de compromettre une femme mais ce que je sais c est que je n ai eu qu à lui écrire pour qu elle m en envoyât quinze cents La procureuse versa une larme Monsieur Porthos dit elle je vous jure que vous m avez grandement punie et que si dans l avenir vous vous retrouviez en pareille passe vous n auriez qu à vous adresser à moi Fi donc madame dit Porthos comme révolté ne parlons pas argent s il vous plaît c est humiliant Ainsi vous ne m aimez plus dit lentement et tristement la procureuse Porthos garda un majestueux silence C est ainsi que vous me répondez Hélas je comprends Songez à l offense que vous m avez faite madame elle est restée là dit Porthos en posant la main à son cœur et en l y appuyant avec force Je la réparerai voyons mon cher Porthos D ailleurs que vous demandais je moi reprit Porthos avec un mouvement d épaules plein de bonhomie un prêt pas autre chose Après tout je ne suis pas un homme déraisonnable Je sais que vous n êtes pas riche madame Coquenard et que votre mari est obligé de saigner les pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres écus Oh si vous étiez comtesse marquise ou duchesse ce serait autre chose et vous seriez impardonnable La procureuse fut piquée Apprenez monsieur Porthos dit elle que mon coffre fort tout coffre fort de procureuse qu il est est peut être mieux garni que celui de toutes vos mijaurées ruinées Double offense que vous m avez faite alors dit Porthos en dégageant le bras de la procureuse de dessous le sien car si vous êtes riche madame Coquenard alors votre refus n a plus d excuse Quand je dis riche reprit la procureuse qui vit qu elle s était laissé entraîner trop loin il ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre Je ne suis pas précisément riche je suis à mon aise Tenez madame dit Porthos ne parlons plus de tout cela je vous prie Vous m avez méconnu toute sympathie est éteinte entre nous Ingrat que vous êtes Ah je vous conseille de vous plaindre dit Porthos Allez donc avec votre belle duchesse je ne vous retiens plus Eh elle n est déjà point si déchirée que je crois Voyons monsieur Porthos encore une fois c est la dernière m aimez vous encore Illustration Ingrat que vous êtes dit la procureuse Hélas madame dit Porthos du ton le plus mélancolique qu il put prendre quand nous allons entrer en campagne dans une campagne où mes pressentiments me disent que je serai tué Oh ne dites pas de pareilles choses s écria la procureuse en éclatant en sanglots Quelque chose me le dit continua Porthos en mélancolisant de plus en plus Dites plutôt que vous avez un nouvel amour Non pas je vous parle franc Nul objet nouveau ne me touche et même je sens là au fond de mon cœur quelque chose qui parle pour vous Mais dans quinze jours comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas cette fatale campagne s ouvre je vais être affreusement préoccupé de mon équipement Puis je vais faire un voyage dans ma famille au fond de la Bretagne pour réaliser la somme nécessaire à mon départ Porthos remarqua un dernier combat entre l amour et l avarice Et comme continua t il la duchesse que vous venez de voir à l église a ses terres près des miennes nous ferons le voyage ensemble Les voyages vous le savez paraissent beaucoup moins longs quand on les fait à deux Vous n avez donc point d amis à Paris monsieur Porthos dit la procureuse J ai cru en avoir mais j ai bien vu que je me trompais Vous en avez monsieur Porthos vous en avez reprit la procureuse dans un transport qui la surprit elle même revenez demain à la maison Vous êtes le fils de ma tante mon cousin par conséquent vous venez de Noyon en Picardie vous avez plusieurs procès à Paris et pas de procureur Retiendrez vous bien tout cela Parfaitement madame Venez à l heure du dîner Fort bien Et tenez ferme devant mon mari qui est retors malgré ses soixante seize ans Soixante seize ans peste le bel âge reprit Porthos Le grand âge vous voulez dire monsieur Porthos Aussi le pauvre cher homme peut me laisser veuve d un moment à l autre continua la procureuse en jetant un regard significatif à Porthos Heureusement que par contrat de mariage nous nous sommes tout passé au dernier vivant Tout dit Porthos Tout Vous êtes femme de précaution je le vois ma chère madame Coquenard dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse Nous voilà donc réconciliés cher monsieur Porthos dit elle en minaudant Pour la vie répliqua Porthos sur le même air Au revoir donc mon traître Au revoir mon oublieuse A demain mon ange A demain flamme de ma vie XXX MILADY D Artagnan avait suivi milady sans être aperçu par elle il la vit monter dans son carrosse et il l entendit donner à son cocher l ordre d aller à Saint Germain Il était inutile d essayer de suivre une voiture emportée au trot de deux vigoureux chevaux D Artagnan revint donc rue Férou Dans la rue de Seine il rencontra Planchet qui s était arrêté auprès de la boutique d un pâtissier et qui semblait en extase devant une brioche de la forme la plus appétissante Il lui donna l ordre d aller seller deux chevaux dans les écuries de M de Tréville un pour lui d Artagnan l autre pour lui Planchet et de venir le joindre chez Athos M de Tréville une fois pour toutes ayant mis ses écuries au service de d Artagnan Planchet s achemina vers la rue du Colombier et d Artagnan vers la rue Férou Athos était chez lui vidant tristement une des bouteilles de ce fameux vin d Espagne qu il avait rapporté de son voyage en Picardie Il fit signe à Grimaud d apporter un verre pour d Artagnan et Grimaud obéit comme d habitude D Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui s était passé à l église entre Porthos et la procureuse et comment leur camarade était probablement à cette heure en voie de s équiper Quant à moi répondit Athos à tout ce récit je suis bien tranquille ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais Et cependant beau poli grand seigneur comme vous l êtes mon cher Athos il n y aurait ni princesses ni reines à l abri de vos traits amoureux Que ce d Artagnan est jeune dit Athos en haussant les épaules Et il fit signe à Grimaud d apporter une seconde bouteille En ce moment Planchet passa modestement la tête par la porte entre bâillée et annonça à son maître que les deux chevaux étaient là Quels chevaux demanda Athos Deux chevaux que M de Tréville me prête pour la promenade et avec lesquels je vais aller faire un tour à Saint Germain Et qu allez vous faire à Saint Germain demanda encore Athos Alors d Artagnan lui raconta la rencontre qu il avait faite dans l église et comment il avait retrouvé cette femme qui avec le seigneur au manteau noir et à la cicatrice près de la tempe était sa préoccupation éternelle C est à dire que vous êtes amoureux de celle là comme vous l étiez de madame Bonacieux dit Athos en haussant dédaigneusement les épaules comme s il eût pris en pitié la faiblesse humaine Moi point du tout s écria d Artagnan Je suis seulement curieux d éclaircir le mystère auquel elle se rattache Je ne sais pourquoi je me figure que cette femme tout inconnue qu elle m est et tout inconnu que je lui suis a une action sur ma vie Au fait vous avez raison dit Athos je ne connais pas une femme qui vaille la peine qu on la cherche quand elle est perdue Madame Bonacieux est perdue tant pis pour elle qu elle se retrouve Non Athos non vous vous trompez dit d Artagnan j aime ma pauvre Constance plus que jamais et si je savais le lieu où elle est fût elle au bout du monde je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis mais je l ignore toutes mes recherches ont été inutiles Que voulez vous il faut bien se distraire Distrayez vous donc avec milady mon cher d Artagnan je le souhaite de tout mon cœur si cela peut vous amuser Écoutez Athos dit d Artagnan au lieu de vous tenir renfermé ici comme si vous étiez aux arrêts montez à cheval et venez vous promener avec moi à Saint Germain Mon cher répliqua Athos je monte mes chevaux quand j en ai sinon je vais à pied Eh bien moi répondit d Artagnan en souriant de la misanthropie d Athos qui dans un autre l eût certainement blessé moi je suis moins fier que vous je monte tout ce que je trouve Ainsi au revoir mon cher Athos Au revoir dit le mousquetaire en faisant signe à Grimaud de déboucher la bouteille qu il venait d apporter D Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de Saint Germain Tout le long de la route ce qu Athos avait dit au jeune homme de madame Bonacieux lui revenait à l esprit Quoique d Artagnan ne fût pas d un caractère fort sentimental la jolie mercière avait fait une impression réelle sur son cœur comme il le disait il était prêt à aller au bout du monde pour la chercher Mais le monde a bien des bouts par cela même qu il est rond de sorte qu il ne savait de quel côté se tourner En attendant il allait tâcher de savoir ce que c était que milady Milady avait parlé à l homme au manteau noir donc elle le connaissait Or dans l esprit de d Artagnan c était l homme au manteau noir qui avait enlevé madame Bonacieux une seconde fois comme il l avait enlevée une première D Artagnan ne mentait donc qu à moitié ce qui est bien peu mentir quand il disait qu en se mettant à la recherche de milady il se mettait en même temps à la recherche de Constance Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d éperon à son cheval d Artagnan avait fait la route et était arrivé à Saint Germain Il venait de longer le pavillon où dix ans plus tard devait naître Louis XIV Il traversait une rue fort déserte regardant à droite et à gauche s il ne reconnaîtrait pas quelque vestige de sa belle Anglaise lorsque au rez de chaussée d une jolie maison qui selon l usage du temps n avait aucune fenêtre sur la rue il vit apparaître une figure de connaissance Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de fleurs Planchet la reconnut le premier Eh monsieur dit il s adressant à d Artagnan ne remettez vous point ce visage qui baye aux corneilles Non dit d Artagnan et cependant je suis certain que ce n est pas la première fois que je le vois ce visage Je le crois pardieu bien dit Planchet c est ce pauvre Lubin le laquais du comte de Wardes celui que vous avez si bien accommodé il y a un mois à Calais sur la route de la maison de campagne du gouverneur Ah oui bien dit d Artagnan et je le reconnais à cette heure Crois tu qu il te reconnaisse toi Ma foi monsieur il était si fort troublé que je doute qu il ait gardé de moi une mémoire bien nette Eh bien va donc causer avec ce garçon dit d Artagnan et informe toi dans la conversation si son maître est mort Planchet descendit de cheval marcha droit à Lubin qui en effet ne le reconnut pas et les deux laquais se mirent à causer dans la meilleure intelligence du monde tandis que d Artagnan poussait les deux chevaux dans une ruelle et faisant le tour d une maison s en revenait assister à la conférence derrière une haie de coudriers Au bout d un instant d observation derrière la haie il entendit le bruit d une voiture et il vit s arrêter en face de lui le carrosse de milady Il n y avait pas à s y tromper milady était dedans D Artagnan se coucha sur le cou de son cheval afin de tout voir sans être vu Milady sortit sa charmante tête blonde par la portière et donna des ordres à sa femme de chambre Cette dernière jolie fille de vingt à vingt deux ans alerte et vive véritable soubrette de grande dame sauta en bas du marchepied sur lequel elle était assise selon l usage du temps et se dirigea vers la terrasse où d Artagnan avait aperçu Lubin D Artagnan suivit la soubrette des yeux et la vit s acheminer vers la terrasse Mais par hasard un ordre de l intérieur avait appelé Lubin de sorte que Planchet était resté seul regardant de tous côtés par quel chemin avait disparu d Artagnan La femme de chambre s approcha de Planchet qu elle prit pour Lubin et lui tendant un petit billet Pour votre maître dit elle Pour mon maître reprit Planchet étonné Oui et très pressé Prenez donc vite Là dessus elle s enfuit vers le carrosse retourné à l avance du côté par lequel il était venu elle s élança sur le marchepied et le carrosse repartit Illustration Un billet pour votre maître dit elle Planchet tourna et retourna la lettre puis accoutumé à l obéissance passive il sauta à bas de la terrasse enfila la ruelle et rencontra au bout de vingt pas d Artagnan qui ayant tout vu allait au devant de lui Pour vous monsieur dit Planchet présentant le billet au jeune homme Pour moi dit d Artagnan en es tu bien sûr Pardieu si j en suis sûr la soubrette a dit Pour ton maître Je n ai d autre maître que vous ainsi Un joli brin de fille ma foi que cette soubrette D Artagnan ouvrit la lettre et lut ces mots Une personne qui s intéresse à vous plus qu elle ne peut le dire voudrait savoir quel jour vous serez en état de vous promener dans la forêt Demain à l hôtel du Champ du Drap d Or un laquais noir et rouge attendra votre réponse Oh oh se dit d Artagnan voilà qui est un peu vif Il paraît que milady et moi nous sommes en peine de la santé de la même personne Eh bien Planchet comment se porte ce bon M de Wardes il n est donc pas mort Non monsieur il va aussi bien qu on peut aller avec quatre coups d épée dans le corps car vous lui en avez sans reproche allongé quatre à ce cher gentilhomme et il est encore bien faible ayant perdu presque tout son sang Comme je l avais dit à monsieur Lubin ne m a pas reconnu et m a raconté d un bout à l autre notre aventure Fort bien Planchet tu es le roi des laquais maintenant remonte à cheval et rattrapons le carrosse Ce ne fut pas long au bout de cinq minutes on aperçut le carrosse arrêté sur le revers de la route un cavalier richement vêtu se tenait à la portière La conversation entre milady et le cavalier était tellement animée que d Artagnan s arrêta de l autre côté du carrosse sans que personne autre que la jolie soubrette s aperçût de sa présence La conversation avait lieu en anglais langue que d Artagnan ne comprenait pas mais à l accent le jeune homme crut deviner que la belle Anglaise était fort en colère elle termina par un geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature de cette conversation c était un coup d éventail appliqué de telle force que le petit meuble féminin vola en mille morceaux Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut exaspérer milady D Artagnan pensa que c était le moment d intervenir il s approcha de l autre portière et se découvrant respectueusement Madame dit il me permettrez vous de vous offrir mes services il me semble que ce cavalier vous a mise en colère Dites un mot madame et je me charge de le punir de son manque de courtoisie Aux premières paroles milady s était retournée regardant le jeune homme avec étonnement et lorsqu il eut fini Monsieur dit elle en très bon français ce serait de grand cœur que je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n était point mon frère Illustration Le petit meuble féminin vola en mille morceaux Ah excusez moi alors dit d Artagnan vous comprenez que j ignorais cela madame De quoi donc se mêle cet étourneau s écria en s abaissant à la hauteur de la portière le cavalier que milady avait désigné comme son parent et pourquoi ne passe t il pas son chemin Étourneau vous même dit d Artagnan en se baissant à son tour sur le cou de son cheval et en répondant de son côté par la portière je ne passe pas mon chemin parce qu il me plaît de m arrêter ici Le cavalier adressa quelques mots en anglais à sa sœur Je vous parle français moi dit d Artagnan faites moi donc je vous prie le plaisir de me répondre en la même langue Vous êtes le frère de madame soit mais vous n êtes pas le mien heureusement On eût pu croire que milady craintive comme l est ordinairement une femme allait s interposer dans ce commencement de provocation afin d empêcher que la querelle n allât plus loin mais tout au contraire elle se rejeta au fond de son carrosse et cria froidement au cocher Touche à l hôtel La jolie soubrette jeta un regard d inquiétude sur d Artagnan dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l un de l autre aucun obstacle matériel ne les séparant plus Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture mais d Artagnan dont la colère déjà bouillonnante s était encore augmentée en reconnaissant en lui l Anglais qui à Amiens lui avait gagné son cheval et avait failli gagner à Athos son diamant sauta à la bride et l arrêta Eh monsieur dit il vous me semblez encore plus étourneau que moi car vous me faites l effet d oublier qu il y a entre nous une petite querelle engagée Ah ah dit l Anglais c est vous mon maître Il faut donc toujours que vous jouiez un jeu ou un autre Oui et cela me rappelle que j ai une revanche à prendre Nous verrons mon cher monsieur si vous maniez aussi adroitement la rapière que le cornet Vous voyez bien que je n ai pas d épée dit l Anglais voulez vous faire le brave contre un homme sans armes J espère bien que vous en avez chez vous répliqua d Artagnan En tout cas j en ai deux et si vous le voulez je vous en jouerai une Inutile dit l Anglais je suis muni suffisamment de ces sortes d ustensiles Illustration D Artagnan sauta à la bride et l arrêta Eh bien mon digne gentilhomme reprit d Artagnan choisissez la plus longue et venez me la montrer ce soir Où cela s il vous plaît Derrière le Luxembourg c est un charmant quartier pour les promenades dans le genre de celle que je vous propose C est bien on y sera Votre heure Six heures A propos vous avez aussi probablement un ou deux amis Mais j en ai trois qui seront fort honorés de jouer la même partie que moi Trois à merveille comme cela se rencontre dit d Artagnan c est juste mon compte Maintenant qui êtes vous demanda l Anglais Je suis monsieur d Artagnan gentilhomme gascon servant aux gardes compagnie de M des Essarts Et vous Moi je suis lord de Winter baron de Sheffield Eh bien je suis votre serviteur monsieur le baron dit d Artagnan quoique vous ayez des noms difficiles à bien retenir Et piquant son cheval il le mit au galop et reprit le chemin de Paris Comme il avait l habitude de le faire en pareille occasion d Artagnan descendit droit chez Athos Il le trouva couché sur un grand canapé où il attendait comme il avait dit que son équipement le vînt trouver Illustration Porthos se mit à espadonner contre le mur Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer moins la lettre de M de Wardes Athos fut enchanté lorsqu il sut qu il allait se battre contre un Anglais Nous avons dit que c était son rêve On envoya chercher à l instant même Porthos et Aramis par les laquais et on les mit au courant de la situation Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit à espadonner contre le mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pliés comme un danseur Aramis qui travaillait toujours à son poème s enferma dans le cabinet d Athos et pria qu on ne le dérangeât plus qu au moment de dégainer Athos demanda par signe à Grimaud une bouteille Quant à d Artagnan il arrangea en lui même un petit plan dont nous verrons plus tard l exécution et qui lui promettait quelque gracieuse aventure comme on pouvait le voir aux sourires qui de temps en temps passaient sur son visage dont ils éclairaient la rêverie