Anne L’Huillier, Prix Nobel de physique : « J’ai toujours fonctionné à l’intuition »
https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/12/03/anne-l-huillier-prix-nobel-de-physique-j-ai-toujours-fonctionne-a-l-intuition_6203626_1650684.html Entretien« Je ne serais pas arrivée là si… »
Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. La scientifique de 65 ans, deuxième Française depuis Marie Curie à recevoir ce prix, qui doit lui être remis le 10 décembre à Stockholm, revient sur la naissance de sa vocation et sur son moteur : l’intuition. Anne L’Huillier, cinquième femme Prix Nobel de physique depuis 1901, partage sa récompense avec le Français Pierre Agostini et l’Austro-Hongrois Ferenc Krausz pour ses découvertes sur les lasers ultrarapides. Professeure à l’université de Lund, en Suède, celle qui est surnommée la « paparazza de l’infiniment petit » a toujours eu pour moteur la curiosité et « l’envie de creuser », entre théorie et expérience.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si, en juillet 1969, ma grand-mère ne m’avait pas réveillée pour voir le premier homme marcher sur la Lune. J’avais 10 ans. J’étais en vacances au Pays basque, chez mon oncle et ma tante. La veille, il y avait eu une discussion serrée entre les adultes. Mon oncle et ma tante trouvaient que mes cousins et moi étions trop petits pour qu’on perturbe notre nuit. Mais ma grand-mère a été catégorique : « Avec le grand-père qu’ils ont eu, on doit les réveiller ! » Et il est vrai que j’ai été très inspirée par mon grand-père, Lucien Chrétien, ingénieur, enseignant, spécialiste de radioélectricité. Il avait fait partie de la Résistance pendant la guerre, dans les liaisons radio. Il est mort quand j’avais 4 ans, mais ses livres trônaient dans la bibliothèque de notre maison. Il était très présent. L’argument de ma grand-mère l’a emporté.
Cela vous a-t-il donné envie de devenir astronaute ?
Non, pas du tout. J’aurais eu trop peur d’aller dans l’espace. Le pouvoir de la science mis au service de l’humanité m’a, en revanche, vraiment impressionnée. L’idée des maths et de la physique était sans doute déjà là, mais cet événement a assuré ma détermination.
Les sciences étaient-elles omniprésentes, à la maison ? Pas vraiment. Mon père était ingénieur en informatique, la discipline faisait ses premiers pas. Mais la place des sciences n’était pas centrale. La musique l’était tout autant, comme le sport. J’ai fait beaucoup de ski, de natation, de tennis. A un moment, j’ai même hésité entre devenir prof de gym et prof de maths. Les maths m’amusaient vraiment. Je n’avais pas une grosse tête, je ne l’ai toujours pas, mais je voulais voir jusqu’où je pouvais aller. J’avais une passion d’apprendre, je n’avais pas envie d’arrêter.
Vous suivez la voie royale : classes préparatoires, Ecole normale supérieure (ENS), agrégation de mathématiques. Pourquoi basculez-vous vers la physique ?
J’ai vite compris que je ne pourrais pas aller très loin en mathématiques, que je n’étais pas assez forte. J’ai été classée 49eà l’agrégation, sur quelque 80 admis cette année-là. En réalité, la physique était déjà dans ma tête, les expériences me plaisaient, la capacité à nous faire comprendre le monde aussi. Mais j’avais cette intuition que, même pour faire de la physique, il fallait aller le plus loin possible en maths. Dès mon entrée à l’ENS, j’ai fait une double maîtrise, maths et physique. Ils ont conçu un cursus spécial pour moi. Restait à décrocher l’agrégation. L’obtenir a été le soulagement de ma vie, car ça m’a permis d’aller faire le DEA de physique quantique dont je rêvais.
Pourquoi ce choix ?
Les meilleurs physiciens du moment y enseignaient, Claude Cohen-Tannoudji, Serge Haroche, deux futurs Prix Nobel. Et la mécanique quantique me fascinait, son côté contre-intuitif, sa capacité à expliquer comment la matière évolue à la plus petite échelle. Cette année-là m’a définitivement orientée vers la physique atomique. A la fin de l’année, il y avait un stage. J’ai vu une annonce du CEA [Commissariat à l’énergie atomique], à Saclay : physique des atomes en champ laser intense. C’était un peu exotique et pour deux mois seulement. Sauf qu’à la fin, ils m’ont proposé un poste de doctorante en physique expérimentale, avec des lasers de pointe. J’ai accepté.
En quoi cela consistait-il ?
A envoyer de la lumière laser sur du gaz enfermé dans une chambre à vide et à regarder ce qui se passait. C’est ce que je n’ai jamais cessé de faire, jusqu’à aujourd’hui.
Vous avez toujours mené de front physique expérimentale et théorique. Procurent-elles les mêmes joies ?
Non, c’est assez différent. Ce qui caractérise les découvertes expérimentales, c’est la surprise : vous essayez de faire quelque chose et vous trouvez autre chose. Et votre intuition vous dit que ce n’est pas une erreur, un accident, mais bien un phénomène inconnu, qui peut être important. Ça, c’est extraordinaire ! Une émotion intense. La découverte théorique est d’une autre nature : vous êtes face à un puzzle, des éléments épars auxquels vous ne parvenez pas à donner un sens commun. Et en travaillant, peu à peu, les éléments s’accordent. C’est plus intellectuel, mais tout aussi extraordinaire. Je n’aurais pas été si heureuse si je n’avais pas profité des deux.
Pourriez-vous nous expliquer cette fameuse découverte qui vous vaut le Nobel ?
Après ma thèse, en juillet 1987, je venais d’être embauchée au CEA. Nous continuions de bombarder des atomes avec un laser intense, mais, au lieu de suivre les ions ainsi excités, comme je l’avais fait jusque-là, nous avons eu l’idée de regarder si ces ions, en se désexcitant, émettaient de la lumière. Evidemment, on ne détecte pas de la même façon des ions et des photons, donc il a fallu tout développer. Vient le moment de l’expérience. Et là, au lieu de voir une simple fluorescence, on a vu apparaître des harmoniques, beaucoup d’harmoniques. C’était fascinant.
Des harmoniques, c’est-à-dire ?
C’est comme avec le son. Dans le son, les harmoniques, ce sont les octaves, leurs fréquences sont des multiples de la fréquence fondamentale. Avec la lumière, c’est pareil. Notre laser avait une certaine fréquence, et on voyait apparaître des multiples de cette fréquence. Partis de l’infrarouge, donc en dessous du visible, nous sommes allés au-delà de l’ultraviolet, presque jusqu’aux rayons X. Et chose étrange, les harmoniques, au lieu de s’atténuer peu à peu, conservaient la même intensité. Ça m’a tout de suite fascinée et j’ai voulu comprendre. C’est ce qui me vaut le prix Nobel. Mais tout cela a pris des années.
Votre intérêt était-il partagé au CEA ?
Pas vraiment. Mon chef de l’époque voulait que je fasse autre chose. Quand je lui ai dit que j’avais envie de creuser ce phénomène, il ne m’en a pas empêchée, et je lui en saurai éternellement gré. Il n’y croyait pas, je n’avais pas d’arguments très scientifiques, juste mon intuition, et il m’a laissé faire. Mais pendant deux ans, je suis restée complètement seule, à faire mes petits calculs, quelques expériences. Jusqu’à l’arrivée de mon premier thésard, Philippe Balcou. Il est tombé du ciel : motivé, extrêmement brillant et financé par une bourse de l’Ecole polytechnique. Cela a tout changé.
D’où vient cette intuition qui vous guide ?
Je l’ignore, mais j’ai toujours fonctionné ainsi. Beaucoup plus tard, la seule fois où j’ai accepté des responsabilités administratives, en Suède, on nous a fait passer un test de personnalité. On nous posait une batterie de questions et, à la fin, on nous situait aux quatre coins d’une feuille. Tous mes collègues se trouvaient en bas à droite, côté sciences ; moi en haut à gauche, avec les artistes. Ça raconte peut-être quelque chose sur la façon dont je fonctionne. Dans ma démarche scientifique, j’essaie de faire preuve d’une extrême rigueur, mais ma volonté de comprendre les choses reste très intuitive. En tout cas, je ne suis jamais devenue cheffe.
Et votre départ de France, est-ce le manque de soutien ou encore cette fameuse intuition ?
Je suis partie en Suède pour suivre l’homme de ma vie. Après un passage de sept mois au prestigieux laboratoire [Lawrence] Livermore, en Californie, j’ai annoncé au CEA que j’allais partir pour la Suède. L’université de Lund m’avait invitée pour tester un nouveau laser. C’était incroyable. Au lieu d’un coup par minute, le laser tirait dix coups par seconde. Sur le plan expérimental, je passais de la 2 CV à la Ferrari. Mais je quittais un poste permanent, sans vrai point de chute assuré. Le CEA a accepté de continuer à me payer pendant dix-huit mois, à condition que je revienne une semaine par mois. Encore une chance !
N’aviez-vous pas de doutes ?
Oh si, plein. Je m’étais dit : « Au pire, j’écris un livre et je donne des cours de maths ! » Mais j’ai été nommée maîtresse de conférences dix-huit mois plus tard, pour trois ans, puis professeure, en 1997.
Vous y découvrez l’enseignement…
Un bonheur ! Le contact avec les étudiants, l’échange. Chercheur, c’est formidable, on s’amuse bien, mais on se demande quand même ce que l’on fait pour l’humanité. L’enseignement, c’est une récompense immédiate : on voit des jeunes gens s’éveiller devant soi, on nourrit leur enthousiasme. Mon premier cours était en suédois, j’avoue que c’était un peu rude. Mais mon suédois a fait un joli bond.
Et c’est au milieu d’un de ces cours que vous avez appris, le mardi 3 octobre, que vous aviez le Nobel…
A l’intercours, plus exactement, pendant la pause de 11 heures. J’ouvre mon téléphone, il y a plein d’appels, des numéros masqués. Et là, nouvelle sonnerie : c’est l’Académie [royale] des sciences de Suède. Ils m’annoncent que j’ai le Nobel. Petit choc, quand même. Ils me demandent de rester au téléphone jusqu’à 11 h 45 et l’annonce officielle, pour réagir en direct. Je leur dis que c’est impossible car je ne peux pas laisser mes étudiants en plan. On se met d’accord : je retourne en cours mais je fais en sorte d’être dans mon bureau à l’heure dite. Je rentre donc dans la salle. Je m’excuse de mon léger retard et je leur dis que je vais devoir m’arrêter un quart d’heure avant. Je n’avais pas pensé qu’en Suède, tout le monde sait que le prix Nobel de physique est annoncé à 11 h 45, le premier mardi d’octobre. Ils se sont tous mis à applaudir. Je devais être dans un drôle d’état. J’ai soufflé : « Je ne vous ai rien dit du tout. » Et j’ai repris mon cours.
Vous êtes la cinquième femme Prix Nobel de physique, depuis sa création en 1901, la deuxième Française depuis Marie Curie. Cela vous importe-t-il ?
Evidemment. Marie Curie a beaucoup compté pour moi. Savoir qu’une femme a pu faire une telle carrière, être une chercheuse exceptionnelle, mondialement connue, tout en ayant aussi eu une famille, a été essentiel. C’était vraiment le modèle. Donc oui, ça m’émeut de passer derrière elle. Et si je peux assumer ce rôle auprès des jeunes filles, leur donner la confiance d’entamer une carrière scientifique, ça serait formidable. Car il y a un problème : on manque d’étudiantes en sciences dès la licence et, plus les années avancent, plus la proportion baisse. Rien d’étonnant ensuite qu’on trouve un aussi petit nombre de femmes nobélisées. J’observe quand même que la première, c’était il y a cent vingt ans, la deuxième, il y a soixante ans, et les trois suivantes au cours des cinq dernières années. Les choses bougent, même si le déséquilibre reste très important.
Vous-même avez siégé au Comité Nobel pendant neuf ans. Ce déséquilibre traduit-il l’état de la recherche en physique ou le fonctionnement du prix ?
L’état de la recherche, malheureusement. Je peux vous assurer que le jury, où siège toujours au moins une femme, fait très attention à cela, et est très heureux chaque fois qu’il peut récompenser une femme. Mais donner un Nobel par discrimination positive, ce serait horrible !
On vous dit très soucieuse de préserver votre vie familiale. Concrètement, ça veut dire quoi ?
J’ai la chance d’être mariée avec un physicien, donc il comprend mes contraintes et moi les siennes. Le fait d’habiter une petite ville, où tout se fait en quinze minutes de vélo, le travail, la maison, l’école, aide aussi. Vivre dans une société égalitaire comme celle de Suède également. Ici, quitter le travail pour aller chercher ses enfants à l’école à 16 heures est accepté beaucoup mieux qu’en France. Cela n’empêche pas de se remettre au travail une fois les enfants couchés.
Chez vous, on parle de sciences à table ?
Jamais. Quand, plus jeunes, nos enfants nous posaient une question de physique, on y répondait. Mais sinon, nous avions fixé comme règle de se l’interdire. Et je crois que nous nous y sommes tenus. En tout cas, si l’un est devenu ingénieur, l’autre est musicien.
Que va changer le Nobel dans votre vie ?
Actuellement, je suis très sollicitée. Je suis Franco-Suédoise, donc j’ai droit à la double dose ! Ce n’est pas uniquement désagréable, mais j’ai hâte de passer les cérémonies du 10 décembre, de retourner à l’enseignement, à la recherche. Et aussi de me mettre à penser à la retraite, qui s’approche. Mon groupe commence à être autonome, et ces deux mois leur ont appris à vivre sans moi. Je garderai des contacts tout en les laissant tranquilles. Et je pourrai enfin écrire mon livre. Pour les cours de maths, ça me semble un peu compromis.